Nefolwyrth
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Chapitre 51 – Douces nouvelles saveurs
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-1-

Sous la lune dansaient les pétales des fleurs, illuminés par les lanternes de Lucécie, et portés par le vent de cette douce nuit de printemps.

La rue était déserte. Cette cité si vivante s’était enfin tue, mais l’on pouvait encore sentir les relents de cuisine entre les murs de pierres.

Il n’y avait plus une voix, juste le murmure des éléments, et ce son qui se répétait à rythme régulier. Le son du bois frappant le pavé.

Une demoiselle dont les cheveux mi-longs rappelaient les fleurs de cerisiers marchait à pas lents, soutenue par une ombrelle en dentelle dont elle se servait comme d’une canne.

Ses mèches roses effleuraient à peine ses épaules nues. Elle ne portait qu’une simple robe blanche, visiblement usée. L’air détendu, on n’aurait su dire si cette jeune femme était déjà adulte. Elle était pourtant plus grande que la moyenne.

Elle avançait nonchalamment, profitant de la température clémente et de ce ciel dégagé. C’était assurément le retour des beaux jours.

Les lanternes colorées de Lucécie étaient partout autour d’elles, le long des toits, contre les pans de murs. Mais leurs lueurs n’empêchaient pas la demoiselle de se perdre dans le ciel étoilé. Le spectacle qu’offrait la lune ce soir était des plus saisissant. D’ici deux jours, elle serait pleine.

Attiré par un bruit, son regard se tourna vers une ruelle adjacente. L’obscurité qui y régnait ne passait pas inaperçue, on n’y voyait même pas le bout.

Entre les anciennes fortifications de Lucécie, chaque voie, aussi étroite soit-elle, était éclairée par des lanternes. La pénombre qui y régnait était d’autant plus inquiétante. Des voix d’hommes se rapprochaient d’elle.

Homme: « Bonsoir, mad’moiselle. »

Le ton peu plaisant avec lequel on venait de l’aborder suffit à faire taire sa curiosité. Elle tenta de passer son chemin, sans faire attention à ces silhouettes.

Homme : « Eh, oh. C’est pas très poli d’ignorer les gens quand ils te parlent. »

Cette réplique amusa les compères de l’homme qui venait de se révéler aux lueurs irisées de la cité. Il avait le crâne rasé, et une bonne dizaine d’années de plus qu’elle, au bas mot.

Il avança l’air de rien jusqu’à lui barrer la route. Les jambes faibles, la jeune femme n’avait pas pu lui échapper.

Homme : « T’es sacrément mignonne, toi, à y regarder de plus près. Et pis t’as pas l’air pressée. Ça te dirait de rester avec nous ? On s’marre bien ! »

Ces crapules n’en étaient pas à leur coup d’essai. Ils savaient se montrer discrets en attendant qu’une proie soit assez proche de leur ruelle.

Sans un mot, les autres hommes encerclèrent la jeune femme, ne lui laissant que la possibilité de dévier vers cette sombre impasse.

Demoiselle : « Non merci. Bonne soirée. »

Visiblement hermétique à l’ambiance, la jeune femme refusa poliment et tenta de poursuivre son chemin calmement. Deux grands gaillards face à elles se mirent bras dessus bras dessous, fermant cette échappatoire. Ils ne voulaient pas donner l’impression de la bloquer, mais leurs intentions étaient plus que limpides.

Homme : « Ooh, dis pas ça, enfin ! Quel gâchis ! La nuit ne fait que commencer. Je suis sûr qu’on va bien s’amuser tous ensemble ! »

Demoiselle : « Ce sera pour une prochaine fois ? »

Sans s’impatienter, la demoiselle essaya de passer entre deux autres de ces voyous, mais se retrouva avec le bras de son interlocuteur autour de ses épaules. Il la guidait lentement vers l’obscurité.

Homme : « Non, non. Il n’y aura pas de meilleur moment. C’est si rare de faire d’aussi belles rencontres à une telle heure. »

Sans les sortir, certains de ces malfrats mirent en évidence les poignards qu’ils portaient à la ceinture, juste pour s’assurer que l’insouciante demoiselle ait bien compris sa situation.

Homme : « On va juste prendre un peu de plaisir, rien de méchant. Il faut juste que tu fasses pas trop de bruit, on aimerait pas avoir d’ennuis, hein ? »

Sur un ton faussement doucereux, l’homme dont l’haleine empestait l’alcool susurra ces mots à la jeune femme. Celle-ci détournait la tête, sans montrer d’agacement.

Une fois au centre de cette ruelle, elle s’aperçut qu’il ne s’agissait pas d’une impasse, mais que personne ne la verrait d’ici. De plus, ces sept gars montaient la garde de chaque côté.

Homme : « On sera bien ici, qu’est-ce que t’en dis ? »

Alors que l’homme fit lentement glisser une des bretelles de sa robe, la jeune femme se recula d’un bon pas avant de la remettre à sa place.

Elle se retrouvait littéralement dos au mur. Les volets au-dessus d’elle étaient fermés, et la cheminée ne laissait échapper aucune fumée. Des lanternes écrasées parsemaient les pierres sombres de cette allée.

Homme : « Ben alors, tu fais la timide ? Ce sera beaucoup plus facile si tu te laisses faire. »

Il mit en évidence le sabre qu’il gardait dans son fourreau. Il fallait bien ça pour lui faire comprendre les deux options qui s’offraient à elle.

Pourtant, son indolence surprit une fois de plus ses agresseurs.

Sans paniquer, elle commença à fouiller dans une poche de sa robe.

Certains posaient leurs mains sur le pommeau de leurs armes, suspicieux.

Elle finit par sortir une bourse de la taille de son poing, au grand soulagement de ces vauriens, qui se gaussaient en cœur.

Homme : « Oh, c’était ça, alors ? Tu veux nous donner ton blé ? Pas de problème, on le prendra quand on aura fini ce qu’on a à faire. »

Même après qu’on lui ait fait comprendre qu’elle ne pouvait pas acheter sa liberté, elle ouvrit lentement le sachet, et révéla une boulette sombre et poisseuse, à l’odeur sucrée.

Sous leurs regards perdus, elle apporta l’étrange confiserie à sa bouche, avant de remettre le sachet dans sa poche. Elle commença à mastiquer nonchalamment cette sucrerie.

Sa mollesse quasi-arrogante avait fini par contrarier son rendez-vous d’un soir.

Homme : « Eh… Eh… ! Tu te crois maligne, là ? Tu fous quoi au juste ? »

Il l’agrippa par la bretelle d’un mouvement brusque, et la tira vers lui, faisant tomber son ombrelle au sol.

Il tentait de l’intimider à l’aide de son regard.

Elle posa délicatement sa main sur celle de son assaillant, sans forcer, puis tenta d’atteindre le mur avec son autre bras. Ses jambes vacillaient légèrement. Elle peinait à conserver son équilibre.

Homme : « T’as juste à obéir à tout ce que je dis, c’est compris ? »

Demoiselle : « … »

Pour la première fois, la jeune femme avait l’air indisposée, mais ce qui semblait la contrarier n’était rien de plus que de savoir son ombrelle salie.

Elle dévisageait le prédateur, les sourcils légèrement froncés, tout en faisant passer la sucrerie d’une joue à l’autre, pour en extraire toutes les saveurs.

L’homme passa ses doigts bouffis autour de la peau blanche du cou de sa victime.

Homme : « T’es si douce… Je sens que je vais prendre mon pied. »

Il fit glisser ses mains jusqu’aux bretelles de la robe, une fois de plus.

Complice : « Gaah ! »

L’éclat de voix d’un des voyous interrompit aussitôt ce moment presque intime.

Chacun se tourna précipitamment pour voir que l’origine du cri avait disparu.

Homme : « Et merde, je laisserais aucun gêneur me gâcher la soirée ! Qui que tu sois, j’te conseille de dégager ! »

Après un claquement de langue plein de frustration, l’homme relâcha les épaules de sa proie. Tous se mirent sur leurs gardes, espérant dissuader celui dont les pas se rapprochaient.

Une silhouette entra dans l’ombre, rapide comme l’éclair. Elle envoya trois des hommes au tapis en une poignée de secondes, dans une trajectoire totalement imprévisible.

Dans l’instant qui suivit, elle était face à cet infâme personnage.

Homme : « T’es mort, enfoiré !! »

Au moment où il dégaina sa lame, un coup de pied impitoyable le désarma, et un second s’enfonça dans son visage, le projetant au sol.

Il se redressa sur une épaule, le nez en sang. Ses autres acolytes étaient déjà hors-combat.

La vision floue et l’esprit confus, il finit par apercevoir celui qui se tenait entre eux et la demoiselle qui continuait de mâcher son casse-croûte, l’air blasé.

Lucéard : « J’arrive vraiment à flairer les ennuis, à force. »

Depuis la fin de mon séjour à Port-Vespère, j’avais passé les quatre derniers mois entre la forêt d’Azulith et Lucécie. J’avais fêté mes 17 ans il y a peu, et si j’avais très légèrement grandi, on pouvait surtout remarquer que j’avais pris de l’assurance.

Caresse était plus que jamais en osmose avec moi. Les malfrats qui m’entouraient avaient pu comprendre en quelques échanges que leur supériorité numérique ne ferait pas la différence contre moi.

Lucéard : « Au cas où vous auriez la riche idée de ficher le camp, sachez que la garde est en chemin. Mais pour les plus téméraires, je dois vous avertir : je suis au sommet de ma forme ! »

Après cette annonce éclatante, je tournais mon grand sourire vers la victime de ces moins que rien.

Lucéard : « Tout va bien, mademoiselle ? Enfin, je veux dire, ils ne vous ont pas fait de mal ? »

Elle agitait la tête de gauche à droite, sans se réjouir. Après tout, les types autour de nous avaient l’air furieux.

Le premier qui osa revenir à la charge finit face contre terre. Je n’avais pas besoin de magie pour leur faire réaliser le fossé qu’il y avait entre nous.

Homme : « M-mais t’es qui à la fin ?! »

Celui que j’identifiais comme le meneur de ce groupe me hurla dessus, le visage ensanglanté, avant de brandir son sabre, frustré.

Lucéard : « Ne faites pas mine d’être surpris. Vu comme vous tenez vos armes, vous devez recevoir ce genre de déculottées tout le temps ! »

Un coup de poing en plein visage le renvoya au sol, décourageant tous ceux qui pouvaient encore se relever.

Lucéard : « Et si ça vous intéresse, mon nom est Roodbruin ! »

Conclus-je avec un sourire particulièrement condescendant.

Les plus réactifs d’entre eux décampèrent à toute vitesse, jusqu’à s’apercevoir que quelqu’un les attendait au bout de la rue, l’index pointé en avant.

Ellébore : « Vous n’irez nulle part ! »

Sur ces mots, des hommes en armure jaillirent de derrière la détective, et maîtrisèrent ces voyous en peu de temps.

Lucéard : « Oh, j’aime quand tout se goupille comme ça ! »

Je levai la main au-dessus de ma tête tandis qu’Ellébore accourait vers moi. Elle bondit et frappa la paume que je lui tendais, pour célébrer ce superbe travail d’équipe.

La mystérieuse demoiselle finit par avaler ce qui restait du bonbon, tout en nous observant.

-2-

Tandis que je saluais les gardes qui repartaient avec leurs prises, Ellébore s’empressa de ramasser l’ombrelle, et lui tendit.

Ellébore : « Vous avez dû avoir une de ces peurs, ma pauvre. Mais c’est fini maintenant, tout va bien, hein ? »

Malgré son inquiétude, mon amie se voulait rassurante. Elle inspecta la jeune femme, et constata rapidement l’état de sa robe.

Ellébore : Aurait-elle fugué? Elle n’a que ça sur elle ?

En l’observant de plus près, elle se plongea dans ses yeux d’un rose profond qui aurait pu faire fondre n’importe qui.

Demoiselle : « C’est gentil à vous deux. De m’être venue en aide. »

La jeune femme nous montra un grand sourire particulièrement maladroit, qui seyait parfaitement à l’aura qu’elle dégageait. Elle n’avait pas vraiment l’air empotée mais… Bon, en fait, si.

Sa voix aussi était en harmonie avec sa personnalité. Douce et calme. Ce côté lent et paisible donnait l’impression de humer un parfum sucré et enivrant à chacun de ses mots.

Lucéard : « Vous avez certainement eu votre lot d’émotions pour la soirée. Que diriez-vous que nous vous raccompagnions ? Même si je dois dire qu’il serait improbable de refaire ce genre de rencontre dans la même nuit. »

Ellébore m’avait fait signe du regard qu’elle avait d’autres raisons de s’inquiéter pour cette fille. La raccompagner était une occasion d’en savoir plus.

Demoiselle : « Comme vous dites, ce ne serait pas de chance. »

D’un ton léger, elle choisit l’échappatoire que je lui avais préparé.

Ellébore : « Mais avez-vous seulement un endroit où rentrer ? »

Ellébore ! Tu y vas un peu fort !

Ce manque de tact me fit sursauter. Mais c’était peut-être la meilleure façon d’aborder cette jeune femme.

Demoiselle : « Je voyage. …Tout simplement. »

Elle n’a pas l’air du coin, c’est certain, mais j’ai du mal à croire que ce soit la vérité.

Ellébore : « Vous avez laissé vos affaires dans une auberge ? Si vous êtes perdue, il suffit de nous le dire. »

Il n’y avait plus moyen de refréner sa curiosité.

Demoiselle : « Vous êtes directe. Votre nom ? »

À sa façon, son interlocutrice l’était aussi. Ses réponses étaient courtes mais prononcées avec suffisamment d’égard pour nous mettre à l’aise.

Ellébore : « Je m’appelle Ellébore ! Ellébore Ystyr ! Et je suis détective ! »

La jeune femme ouvrait grand la bouche, surjouant presque la surprise, ce qui nous laissa penser que l’introduction d’Ellébore avait fait sensation.

Demoiselle : « Je suis Nùcy. »

Son sourire avait toujours quelque chose de bancal, comme s’il était forcé, mais cela lui donnait l’air sympathique de mon point de vue.

Nùcy : « Vous avez déjà fait beaucoup pour moi. Je trouverais bien une auberge. »

Ellébore : « Vu l’heure, je pense savoir où nous pourrions nous rendre. »

Notre guide local mena la marche, ignorant le sous-entendu de Nùcy.

Pourtant, la jeune femme suivit mon amie, au rythme des percussions du bois sur la pierre.

Elle ne se laissait pas distancer, et ne montrait aucun signe d’inconfort, ni de fatigue. Même si elle me semblait plutôt désinvolte, elle se tenait toujours bien droite, et l’aura qu’elle dégageait était celle d’une princesse.

Après une bonne centaine de mètres, les claquements de l’ombrelle se stoppèrent.

Nùcy : « Oh, j’y pense. Je ne peux pas y aller. Je n’ai pas un sou. »

Réalisa-t-elle, sans s’alarmer. Ce problème me paraissait plutôt grave, pourtant.

Notre nouvelle amie regardait de nouveau le ciel étoilé. À quoi pouvait-elle bien penser ?

Ellébore : « Vous n’avez donc rien du tout sur vous ? Sans vouloir être indiscrète, vous m’avez pourtant l’air issue d’une bonne famille… »

Tu peux difficilement être plus indiscrète que ça…

Nùcy : « Je n’ai rien. Mais vous avez raison pour ma famille… »

Malgré son sourire maladroit, je remarquai l’espace d’un instant de la tristesse sur ses traits.

Nùcy : « Hélas, mes parents ne sont plus là, et me voilà seule ici. »

Malgré la gravité de son annonce, elle avait tenté de faire sonner ça comme une plaisanterie. Sa tentative de détendre l’atmosphère était vouée à l’échec.

Dans les yeux de l’orpheline, il y avait encore ces flammes, et cette silhouette trouble qui se dressait face à elle.

Ellébore avait déjà les larmes aux yeux, et s’approcha précipitamment de Nùcy.

Ellébore : « Vous avez toutes mes condoléances, Nùcy… Mais vous n’êtes plus seule, nous vous aiderons autant que nous le pourrons ! »

Elle m’incluait dans cette démarche sans me consulter, mais ce n’était pas plus mal. Je ne voulais pas paraître trop impliqué, mais l’étais tout autant qu’elle.

Lucéard : « Tenez, prenez ceci. »

Je tendis à la demoiselle une bourse de quelques milliers d’unidors qu’elle accepta machinalement. Elle essaya de la ranger dans ses poches en vain, et la garda finalement dans sa main, l’air de rien.

Nùcy : « Je vois bien que tout cet or ne vous manquera pas, mais vous ne devriez pas donner autant à une inconnue. »

Lucéard : « Il faut bien se serrer les coudes, même entre nobles. »

Malgré mon imposture, je savais que mon statut n’était pas un mystère pour elle, comme le sien ne l’était pas pour moi.

Lucéard : « D’ailleurs, pourriez-vous nous dire d’où vous êtes originaire ? »

Si elle venait de ce duché, j’aurais sans doute entendu parler de la tragédie qui l’avait frappée.

Elle prit son temps pour répondre.

Nùcy : « Je suis l’héritière de la baronnie de Mordeaux, au sud-ouest du Royaume, dans le comté d’Orledon. »

Cette précision était la bienvenue, car si retenir le nom de tous les comtés était faisable, les baronnies ne m’évoquaient pas toujours grand-chose.

Je vois… J’ai bien l’impression d’associer cette ville à quelque chose de déplaisant…

Lucéard : « …Vous avez vécu seule toutes ces années ? »

Si ma mémoire était bonne, l’événement en question datait d’il y a pas mal de temps. Huit ans, peut-être. Nul doute qu’elle était très jeune à ce moment-là, et je craignais que la condition de ses jambes ne soit une conséquence de ce grand malheur qui avait frappé sa famille.

Ellébore me fixait intensément, espérant que j’en dise plus sur ce qui s’était passé, mais je préférais lui raconter ça en privé.

Nùcy : « J’ai pas mal voyagé. »

Toujours aussi insouciante, je me rassurais de savoir que je n’avais réveillé aucun traumatisme.

Lucéard : « Si je ne m’abuse, le baron de Mélosdyne et sa femme cherchent à adopter. Que diriez-vous que j’organise une rencontre entre vous ? …Je comprendrais que cette proposition puisse vous paraître déplacée, et si c’est le cas, vous m’en voyez navré, mademoiselle de Mordeaux. »

Elle n’avait pas été appelée ainsi depuis longtemps et semblait s’étonner de ces derniers mots plus que des premiers.

Nùcy : « Mélosdyne, vous dites ? Je n’en ai entendu que du bien. »

Même en sachant à quoi s’attendre, l’offre ne lui était pas alléchante.

Nùcy : « Mais accepter plus de votre part serait impoli. Je n’ai même pas de quoi prouver que je suis l’héritière de Mordeaux. Tout a certainement brûlé, et tout le monde me pense parmi les cendres de notre demeure. »

Ellébore avait enfin une idée de ce qui s’était passé, et dévisageait Nùcy avec compassion.

Lucéard : « Ça ne coûte rien d’essayer. Cela pourrait leur rendre service aussi. J’essaierais de tâter le terrain à l’occasion, et je vous tiendrai au courant. »

Nùcy : « Si vous y tenez tant. Vous ne seriez pas rassurée de me savoir sur les routes du royaume sans un sou, c’est ça ? »

Elle haussa les épaules.

Ellébore : « Oui ! Et si vous avez besoin de quoi que ce soit en attendant, n’hésitez pas à vous rendre au cabinet du docteur Ystyr sur l’avenue des carillons ! »

Nùcy : « C’est aimable à vous, Ellébore. »

La demoiselle conclut sur un large sourire béat qui fit fondre mon amie.

Ellébore : C’est moi qui vais l’adopter si ça continue.

La princesse avait pourtant quelques années de plus qu’elle, sans l’ombre d’un doute.

D’ailleurs, je m’étonnais qu’elle s’adresse ainsi à une roturière. Il n’était pas commun, et ce dans aucun royaume, qu’un noble parle d’égal à égal avec quelqu’un du bas-peuple. Sa vie de voyage avait certainement changé sa vision des choses.

-3-

Après avoir pu lui trouver une chambre pour les premiers jours, nous la saluâmes à la sortie de celle-ci, et repartions tous les deux.

Pendant cette promenade nocturne, mon regard se perdait sur le Haut-nitescent, la colline qui se trouvait être le centre de la ville de Lucécie. J’apercevais le sommet de la tour du Fanal, immense beffroi illuminé, tel un phare au milieu de la cité. Elle servait pourtant d’horloge depuis plus d’un siècle.

Je ne me souvenais pas avoir déjà vu ce paysage à une telle heure et sous un tel angle. Le célèbre monument de Lucécie révélait toute sa majesté, au milieu des étoiles.

Lucéard : « Je ne me suis jamais promené aussi tard dans les rues de Lucécie. Et dire que nous nous levons encore tôt demain… »

Cette remarque n’avait rien d’amère, et Ellébore en avait conscience. Elle était de très bonne humeur.

Ellébore : « Ça valait le coup, non ? Cette ville a vraiment une atmosphère unique de nuit, comme si c’était un tout autre endroit. »

Lucéard : « C’est totalement ça. Dans la plupart des villes, se balader de nuit est inquiétant, mais ici, c’est comme être dans un rêve, et le silence y est si agréable. »

Ellébore : « Toi comme moi n’avons pas beaucoup vu de villes en pleine nuit, mais je suis prête à parier que c’est quelque chose qu’on ne trouve nulle part ailleurs ! »

Lucéard : « Je pense aussi. »

Nous discutions, le menton levé vers les reliefs de la cité.

Ellébore : « Et puis, on a aussi fait une belle rencontre ce soir ! Nùcy est un peu étrange, mais elle est à croquer. Mon flair me dit qu’on s’est fait une nouvelle amie ! »

Lucéard : « On l’a surtout sauvée de ces types. Rien que pour ça, ça valait déjà plus que le coup de faire cette petite balade. »

Ellébore : « C’est vrai… »

Lucéard : « Mais puisque tu en parles, elle m’a fait une drôle d’impression aussi. Elle dégage quelque chose de si familier que je n’ai pas pu m’empêcher d’être naturel en sa présence. »

Ellébore : « Maintenant que tu le dis, je crois que ça m’a un peu fait cet effet… »

Nous continuions notre route, jusqu’à arriver au pont bossu. De petits lampions de bois ornaient les pierres de ce monument à la courbure excessive. Il était d’ailleurs impraticable par les véhicules, et tout ce chemin était réservé aux passants. Les autres ponts qui passaient au-dessus de cette paisible rivière étaient tout aussi coquets. C’était une œuvre d’art qui ne révélait toute sa magie qu’une fois la nuit tombée.

Je m’arrêtais à son sommet pour m’enivrer de la féerie qui baignait dans l’air ambiant. L’eau coulait, scintillante, et se parait de ces pétales qui flottaient au-dessus de nous, sous l’astre lunaire.

La queue de cheval de mon amie semblait briller elle aussi tandis qu’elle s’agitait de droite à gauche. Mais ce mouvement prit fin quand elle s’aperçut que je ne marchais plus à ses côtés.

Elle n’était pas hermétique à cette douce ambiance, mais s’étonna de mon comportement, alors qu’elle se retournait vers moi, en bas du pont.

Ellébore : « Quelque chose ne pas pas ? »

Je lançai un rapide regard vers la tour de Fanal avant de lui montrer un grand sourire.

Lucéard : « Joyeux anniversaire, Ellébore ! »

Elle regarda à son tour vers le beffroi, puis son regard s’illumina.

Ellébore : « Oh, merci ! Il ne pouvait pas mieux commencer ! »

Elle revint sur le pont et s’arrêta à quelques centimètres de moi, toute guillerette.

Ellébore : « Et merci aussi pour toute cette journée, c’était rudement gentil de m’avoir accompagnée ! »

Elle se plongea soudain dans ses pensées.

Ellébore : « Après ces deux mois chez monsieur Heraldos, on a encore eu beaucoup d’occasions de se voir ces dernières semaines, même si ce n’était pas toujours très réjouissant… »

Conclut-elle en un rire jaune.

Ce dernier mois avait en effet été tout aussi riche en action. La demoiselle semblait embarrassée par ce qu’elle tenait à ajouter.

Ellébore : « …J’ai rudement apprécié passer tout ce temps avec toi, d’ailleurs. Et pas que ce début d’année. Nous sommes amis depuis sept mois maintenant, et depuis que je t’ai rencontré, j’ai vécu tout plein d’aventures grâce à toi ! »

Même si nous commencions à fatiguer, sa bonne humeur et son large sourire me poussaient à ouvrir mon cœur à mon tour.

Lucéard : « Je pourrais dire la même chose. On a eu des mésaventures plus qu’autre chose cela dit… Mais depuis que je te connais, j’ai l’impression d’avoir appris à mieux apprécier ce qui m’entoure. »

Cette confession était plus intense que je ne l’aurais souhaité, mais elle semblait en tirer de la fierté plus qu’autre chose.

Ellébore : « Tout comme toi, je laisse derrière moi une année des plus uniques, en mal comme en bien. Il n’y a pas longtemps encore, mon père et moi peinions à joindre les deux bouts. Il y a deux ans encore, nous étions endettés. Mais cette année, j’ai pu résoudre mes premières affaires en tant que détective, et je ne suis plus qu’à un mois d’intégrer l’école de Lucécie ! Il y a un an encore, je n’aurais certainement pas non plus imaginé éveiller ma magie et enchaîner toutes ces aventures. Va savoir de quoi demain sera fait ? J’espère juste que… Que… »

Elle ne voyait pas beaucoup de façon de dire ce qu’elle avait sur le cœur et son visage se mit à rougir.

Ellébore : « …Que nous passerons encore beaucoup de temps tous les deux… »

Un frisson me parcourut le corps. Non. Ce n’était pas exactement ça. Cette sensation à l’instant était des plus chaleureuses. En entendant ses mots, mon corps et mon esprit semblaient s’être engourdis, même si ce ne fut qu’un instant.

Elle me fixait avec insistance, mon silence était devenu inquiétant. J’étais désormais le plus embarrassé des deux.

Lucéard : « …Moi aussi, j’espère. Euh enfin, je veux dire, nous allons passer encore plus de temps ensemble ! Je te le promets ! »

Ma réponse la réjouit, et après avoir sautillé sur place, elle se jeta dans mes bras.

Ellébore : « Oui ! C’est la seconde promesse que nous faisons sur ce pont ! »

Outre sa chaleur, je pouvais désormais sentir mieux que jamais cette agréable odeur fruitée qui l’accompagnait partout. La savoir si près de moi m’apporta un sentiment de paix tout particulier.

Elle relâcha son étreinte avant même que je ne puisse répondre.

Lucéard : « Tu pensais à ça, toi aussi ? »

Ellébore : « Évidemment ! Pour être honnête, ça m’arrive à chaque fois que je passe par ce pont, et j’y repense aussi quand j’utilise mon sac. …Même parfois quand j’ai envie de jeter l’éponge, ou que je me sens déprimée… Tu vas peut-être trouver ça bizarre, mais cette promesse a vraiment été précieuse pour moi… »

On partagea un moment de silence, et avant que je ne puisse trouver quoi lui répondre, elle se tourna dos à moi pour bailler.

Ellébore : « J’en connais une qui va dormir tout le trajet ! »

C’était une invitation involontaire à reprendre la route. J’étais toujours déboussolé mais finis par la suivre.

Ellébore : « Je ne sais pas si c’était pareil pour toi la semaine dernière, mais j’ai toujours tendance à faire un point sur ma vie le jour de mon anniversaire. Je le fais tous les ans, mais c’est peut-être la première fois que je partage mes impressions. Je pense que le fait qu’il soit aussi tard a un peu aidé. »

Rigolait-elle après avoir tenté de se justifier. Elle devait trouver mon silence étrange, et je me décidais à répondre.

Lucéard : « Rien de tel qu’un petit coup d’œil en arrière avant de se tourner vers l’horizon. Je fais ça aussi. »

Ellébore : « Oh, j’en étais sûre ! »

Elle semblait ravie d’avoir trouvé un nouveau point commun avec moi.

Ellébore : « Demain, je vais surtout me concentrer sur le présent ! »

Lucéard : « Demain ? Tu veux dire aujourd’hui après la nuit ? »

Ellébore : « Oh, tu recommences avec ça ! »

On avançait à pas lents en direction de l’avenue des carillons. Ellébore s’enivrait de l’atmosphère nocturne. L’endroit lui était plus que familier, mais elle ne s’en lassait pas.

Quant à moi, je me retrouvais à regarder dans sa direction, sans m’en rendre compte.

Lucéard : « Tiens, tu portes encore ce collier sordide ? Tu n’as pas peur de faire des cauchemars avec ça autour du cou ? »

En effet, sous ses vêtements, se cachait un collier de perles des plus mémorables. Ce qui servait de perle me faisait penser à de minuscules crânes distordus en terre, dont les ternes teintes ne pouvaient s’accorder avec aucune tenue de mon amie.

Elle y réfléchit sérieusement avant de répondre.

Ellébore : « …Non ! Je l’aime bien ! J’ai l’impression d’avoir des esprits protecteurs avec moi ! »

Lucéard : « …C’est le maître qui te force à porter ça, avoue. »

Ma remarque la fit rire.

Après d’autres discussions tout aussi triviales, nous nous retrouvâmes finalement chez le docteur, et Ellébore me souhaita bonne nuit sur le pas de la porte.

Nous étions plus proches que jamais, et pourtant, je me sentais plus timide en sa présence qu’auparavant, ce qui me surprenait moi-même.

Une fois rentré, je me retrouvais dans mon lit, le sourire aux lèvres à l’idée de la journée qui s’annonçait.

Je peinais de plus en plus à me projeter dans un futur lointain, mais imaginer la journée de demain avec un tel engouement me suffisait pour l’instant.

Ce sentiment de paix et de légèreté était le seul luxe pour lequel je m’étais battu. Il me donnait la force de me confronter à tout ce qui pouvait se dresser sur mon chemin.

-4-

Quand le lendemain vint, Ellébore, Léonce, et le docteur Ystyr m’attendaient devant un carrosse à l’entrée du palais.

La reine du jour avait aussi invité Baldus et Ceirios, mais comme il fallait s’y attendre, ces deux-là n’avaient pas pu venir.

Après l’anniversaire de Léonce et le mien, il était tant de célébrer celui de la plus jeune de notre infatigable trio.

Pour ses 16 ans, elle avait décidé de passer l’après-midi à Oloriel. Elle avait enfin le temps de visiter la vieille ville, ce qui semblait être une aventure bien suffisante pour elle.

Et quand le soir vint, la vraie raison de cette excursion apparut limpide, si elle ne l’avait pas déjà été depuis le début.

Une coquette porte de bois recouverte par le lierre s’ouvrit, et la lumière révéla une imposante silhouette.

Malo : « Ellébore ! Lucéard ! C’est bien vous les enfants ?! »

Cet accent prononcé et la force de cette voix étaient presque nostalgique pour nous deux.

Malo : « Ça me fait bien plaisir de vous voir ! Il s’est passé tant de choses depuis la dernière fois ! Je voulais vous écrire, mais je sais pas où vous habitez, et je me suis dit que vous reviendrez pour voir vous-même ! Nous avons tout plein de nouveaux plats ! C’est très bon ! J’aime beaucoup quand c’est nouveau et que je connais pas ! C’est comme si ça avait plus du goût ! Il y a aussi un étage, avec encore plus de chambres ! Comme ça on est plus nombreux, et on s’amuse encore plus ! Bientôt, il y aura plus de tables pour manger aussi ! C’est ça le plus important, j’ai pas raison ? Mais ma femme voulait pas. Elle préfère qu’on agrandisse l’auberge ! Elle est très forte, ma femme ! Elle a pensé à tout ! Mais je ne vous l’ai pas encore présentée, si ? Mais moi non plus je me suis pas présenté à nos deux nouveaux amis ! Moi c’est Malo Gatulecci ! Le chef cuisinier de l’auberge la Bougie de Sucre ! Et vous ? Léonce ? Lloyd ? C’est très bien ! Allons, entrez ! Il fait encore froid dehors, si ? Vous savez ce qu’on dit ? Virebon, mais pas toujours ! »

Il avait déjà atteint sa vitesse de croisière. Je n’étais pas prêt à emmagasiner tout ce qui avait été dit en si peu de temps. Léonce et monsieur Ystyr avaient dû se présenter au milieu du flot incessant qui s’écoulait puissamment des cordes vocales de notre hôte moustachu. Ils reconnurent, le sourire aux lèvres, que notre description du personnage était moins exagérée que ce qu’ils avaient suggéré.

Tandis que nous étions rassemblés devant l’étroit guichet de l’auberge, et malgré la présence d’un autre employé, monsieur Gatulecci fit sienne la tâche de monter nos affaires dans nos chambres respectives. Il n’eut besoin que d’un voyage, et être à l’étage du dessus ne l’empêchait pas de continuer son anecdote du jour.

Il nous indiqua la même table que nous avions choisie la dernière fois. Comment pouvait-il avoir une telle mémoire ? Son esprit semblait pourtant encombré par un débit d’informations incontrôlable.

Je m’assis sur la confortable banquette du côté de la fenêtre qui donnait sur la place ovale d’Oloriel. Ellébore vint se mettre à côté de moi, et son père en face d’elle. Il semblait apprécier l’ambiance de cette auberge.

Tout comme dans la plupart des établissements de ce genre, la clientèle était majoritairement bourgeoise.

Léonce, qui était face à moi, posa son coude sur la table pour mieux se pencher dans ma direction. Il devait hausser la voix pour se faire entendre tandis que le chef discutait avec Ellébore.

Léonce : « Eh, on est d’accord que ça fait partie de mon temps de travail, et tout est pris en charge par ton père, hein ? »

En effet, lors de déplacement, tout le personnel de maison et accompagnant n’avait à payer ni le gîte, ni le couvert. Toutefois, ils ne partageaient jamais la table de leur employeur en temps normal.

Lucéard : « Oui, fais-toi plaisir. Un garde du corps doit prendre des forces, pas vrai ? »

Plus loin dans la salle, Cynom consultait le menu, l’air bienheureux.

Malo : « Mama ! C’est aujourd’hui ton anniversaire, Ellébore ! Ohlà ! Mais quelle émotion ! Tu célèbres la continuité de ta vie dans mon modeste restaurant ! C’est beaucoup trop d’honneur ! Moi qui m’étais promis de ne plus pleurer devant les clients ! Enfin, c’est ma femme qui m’a dit d’arrêter ! Parce que ça peut mettre les gens mal à l’aise ! Si vous êtes mal à l’aise, il faut me le dire et c’est tout ! Et moi j’arrête ! Et je vous fais des massages à tous ! C’est gratuit, parce que c’est fait avec amour ! Mais dans ce cas pourquoi tout est pas gratuit ici ?! Ah ! Voilà que je recommence ! C’est ton anniversaire, et moi, je parle, je parle, et je ne donne pas de menus ! Je vous les apporte et je disparais ! Comme un fantôme ! Mais pas ceux qui font peur, si ? Nous, on a pas de fantôme ici. Vous pouvez dormir sur autant d’oreilles que vous voulez ! Enfin, moi j’en ai vu, mais ma femme m’a dit de ne plus en parler aux clients ! Mais s’il y en a et que vous êtes pas prévenus, vous risquez d’avoir peur, j’ai pas raison ? Elle n’a rien voulu entendre ! Pourtant si même les fantômes viennent, ça veut dire que c’est bien ici ! Ah ! Je recommence ! Les menus ! Les menus ! »

Il s’occupe vraiment de chaque client comme ça ?

Il était effectivement déjà à une autre table en train de chanter.

Léonce était amusé par ce personnage haut en couleurs et en décibels. Mais ce n’était que peu de chose par rapport au docteur qui était déjà en larmes tant il s’était retenu de rire. Son visage était rouge écrevisse.

Une fois les menus en main, le médecin retrouva son calme. Et quand notre hôte disparut dans les cuisines, on ne parlait plus que de lui, et discutâmes des temps forts de son monologue.

Ellébore nous observa joyeusement avant de se plonger dans le petit livré relié.

Les plats y étaient toujours somptueusement bien dessinés. Je ne pouvais m’empêcher de penser que l’illustrateur gâchait ses talents ici, même si j’étais probablement le seul à être de cet avis.

Lloyd : « Quel choix ! Je me sens 15 ans en arrière ! »

Dans un élan nostalgique, le docteur revoyait des souvenirs de sa jeunesse.

Ellébore reposa le menu comme s’il venait de lui glisser des mains.

Elle était pétrifiée, et ne parvenait pas à détourner les yeux de la page ouverte devant elle.

Ellébore : « …La tour des délices… »

Ce murmure était aussi solennel qu’une prophétie. Ses trois invités la fixaient, perplexes.

La gourmande du groupe était prise de sueurs froides.

Ellébore : « Qu’est-ce que ça peut bien être… ? Le plat est trop récent pour avoir une illustration, mais si on se fit à la description… »

Elle déglutit, intimidée.

Malo : « Qu’ai-je entendu ? »

Comme l’un de ses fantômes, le gérant de l’auberge-pâtisserie venait de faire une apparition derrière Léonce et le docteur, sans un bruit, ce qui était très étonnant de sa part. Il avait l’air bien trop sévère compte tenu de la situation.

Je n’étais jamais loin du fou rire quand il était dans les parages, et le voir ainsi mettait mon sang-froid à rude épreuve.

Il soufflait du nez avec une telle fureur que sa moustache oscillait.

Malo : « Vous avez prononcé les mots magiques, il n’y a plus de retour en arrière ! La tour des délices ce sera ! »

Il fixait intensément Ellébore, qui venait manifestement d’éveiller une sorte de génie de la lampe enrobé. La fureur avec laquelle il dévisageait une de ses clientes était inappropriée, mais mon amie y répondit avec une curiosité bouillonnante.

Il abattit sur la table, face à la jeune fille, une serviette de papier pliée de façon à représenter un cygne. C’était un travail d’expert.

Malo : « De la part de ma femme, c’est sa façon de te souhaiter joyeux anniversaire ! »

Et le voilà revenu à la normale.

Malo : « Elle est très forte ma femme ! Et très attentionnée ! Vous avez vu les dessins sur le menu, si ? C’est tout elle qui a fait ! Regardez à la dernière page, elle m’a dessiné moi ! Elle m’a fait un gros nez, c’est très drôle ! D’ailleurs… »

On ne pouvait déjà plus l’arrêter. Il se dandidait furieusement en rythme avec cette frénésie verbale.

Ellébore n’était pas déçue de ne pas en avoir appris plus sur la tour des délices et se régalait de l’attente, tout en observant la petite œuvre d’art sous toutes ses coutures.

Ellébore : « Qu’est-ce qu’il est chou ! Pourriez-vous la remercier de ma part, monsieur Gatulecci ? Son cadeau me fait rudement plaisir ! »

L’air angélique de la demoiselle avait atteint la corde sensible de l’aubergiste, qui réussit d’une façon ou d’une autre à parler encore plus vite.

Malo : « Ça lui fera beaucoup plaisir ! J’ai déjà hâte de voir sa réaction ! Elle travaille nuits et jours pour nos chers clients ! Moi, la nuit, je vais me coucher, mais avant, je dis bonne nuit à tout le monde ! Mais ma femme, elle reste en bas à travailler ! Même si hier, il y a avait une cliente, toute petite fille, qui faisait des cauchemars, alors j’ai fait plein de statuettes en chocolat pour la consoler, mais je suis pas artiste comme ma femme, et la petiote a eu peur, elle a hurlé, et puis les statuettes se sont mises à fondre, c’était horrible ! Je regrette tellement ! Sa famille ne reviendra plus jamais ici, et j’ai mangé tout le chocolat, et ce matin… »

Seule Ellébore se sentait obligée d’écouter, même si, d’une certaine manière, son anecdote relevait de mon intérêt. Hélas, j’avais perdu le fil à la première seconde d’inattention, et j’ignorais pourquoi la garde locale intervenait dans son histoire.

J’étais de toute façon distrait, et mon regard se perdit vite sur la place plongée dans l’obscurité. Les derniers passants étaient rentrés chez eux.

La première fois où nous sommes venus ici, je n’étais pas prêt à pardonner à la vie. Je refusais de tout mon être de pouvoir profiter d’un moment de bonheur simple comme celui-ci. Si elle n’était pas montée dans le même carrosse que moi ce jour-là, où serais-je aujourd’hui ? Quand j’y pense, si quoi que ce soit s’était passé différemment, je ne serais certainement pas ici ce soir.

Sans chercher une quelconque réponse, je me plaisais dans ces élucubrations. Si penser à tout ça ne servait pas à grand-chose, ce n’était pas bien grave.

Néanmoins, une flamme se mourait en moi. Celle de l’adversité peut-être. Je ne ressentais plus de besoin urgent d’atteindre un objectif. Ces jours paisibles à répétitions avaient émoussé la lame qui m’avait permis de faire face pendant ces derniers mois.

Le repas n’avait pas vraiment commencé, mais la chaleur humaine propre à cet endroit m’avait presque rendu somnolent.

Si le maître savait que je me relâchais autant, il m’aurait passé un savon mémorable.

Une vibration répétitive me ramena à mes esprits.

La fille à ma droite se faisait légèrement rebondir sur la banquette garnie en voyant arriver au loin ce que nous avions commandé.

Monsieur Gatulecci arrivait d’un pas chaloupé, décrivant une étrange trajectoire jusqu’à notre table.

Il posa gracieusement la première assiette devant Ellébore comme s’il s’agissait d’une offrande à une divinité. Il tourna sur lui-même avant de servir le prochain.

Nous avions tous commandé la tour des délices, et en voyant ce met qu’elle avait attendu une bonne vingtaine de minutes, Ellébore devint aussi loquace que notre hôte. Elle en avait l’eau à la bouche.

Ellébore : « Le pain brioché légèrement grillé a été coupé en deux pour qu’on puisse attraper le tout à la manière d’un sandwich. La viande de bœuf est posée sur du pourpier, et les tomates de nuit ont été tranchées en rondelles au-dessus. Le tout a été recouvert d’une sauce… »

Elle déglutit puis approcha son nez pour humer ce à quoi elle avait affaire.

Ellébore : « Légèrement poivrée… Vinaigrée… Mais l’odeur qui me prend au nez est celle de ces tranches de poitrine fumée de porc. Elles ont l’air si croustillantes ! Et en dessous, c’est de la mimolette de Vovérande ! »

J’ignorais à quoi j’assistais, mais cette scène avait toute mon attention.

-5-

Face à cette tour de saveurs semblant s’élever jusqu’au firmament, Ellébore fut soudain happée dans un autre monde. Un monde de lumière intense où son repas du soir était devenu un monument perdu au milieu d’une jungle de pommes de terre.

Telle l’aventurière en contrées sauvages, elle s’approcha, sac à dos rempli, carte entre les mains, devant l’entrée de ce lieu légendaire. Une découverte sans précédent pour l’humanité.

De mon point de vue, elle rayonnait de bonheur, et son doux gloussement accompagnait le rouge de ses joues.

Du point de vue de Léonce, elle salivait tout en produisant un rire bas et saccadé plutôt inquiétant.

Le docteur Ystyr fixait son propre dîner, plus étonné que de raison. Ce plat résonnait aussi étrangement avec le médecin.

Le chef croisait souverainement les bras face à nous deux, avec fierté. Il restait aussi droit qu’il le pouvait en attendant le verdict de ce fin gourmet qu’était Ellébore. Et il l’attendait comme si sa vie en dépendait, une goutte de sueur coulant le long de sa tempe.

Malo : « … »

En temps normal, ses paroles emplissaient la salle en un instant, mais ce soudain mutisme se propageait tout aussi vite. Sans l’ouragan verbal qui sévissait en permanence sous sa moustache, il était méconnaissable.

Léonce me lançait un regard me laissant comprendre qu’il commençait lui aussi à ressentir la tension de ce moment.

Ellébore prit une inspiration et attrapa délicatement les pains de la tour des délices. Il y avait quelque chose d’exotique à manger ce plat avec les doigts.

Ellébore : « C’est parti ! »

Les portes s’ouvrirent sous les yeux de l’aventurière. Bien des mystères devaient encore être résolus. Mais pour cela, il fallait découvrir ce que renfermait la tour.

Dès son premier pas, une explosion de saveurs éblouissantes l’emporta.

Elle flottait désormais seule au milieu de la lumière, libérée des vains atours de notre réalité. Tout n’était plus qu’allégresse. La Vérité lui était parvenue en bouche.

Ellébore : L’acidité de la sauce à l’huile relève à merveille ces tomates et ces feuilles de pourpier ! Le fromage est si fruité et crémeux, il adoucit le goût prononcé de la poitrine, qui croustille et résiste, comme un sanglier, farouche et indompté. Quant à cette viande, j’en suis sûre maintenant. C’est du bœuf noir de Sangeplaine ! Bien sûr ! De la viande de bœuf locale ne pourrait qu’être mangée avec un couteau, ou en étant hachée ! Mais cette variété est connue pour son équilibre parfait entre le gras et le muscle. On peut y croquer dedans sans effort, c’est du beurre de viande ! Et la sauce qui imbibe ce steak est si onctueuse ! Un mélange de tomate et de rémoulade, et n’y aurait-il pas du jaune d’oeuf et du citron aussi ?

L’exploratrice atteint le dernier étage, grandie par toutes ces expériences.

Un coffre l’attendait au sommet. C’était l’ultime secret de cette tour.

Elle l’ouvrit vaillamment pour y découvrir un trésor, pareille à des milliers de pièces d’or brillantes. Mais à y regarder de plus près, elles n’étaient pas d’or, mais bien vertes ! »

Ellébore : C’est ça ! Des cornichons marinés ! Si craquants, si acides ! Discrets mais puissants, ils sont le véritable pilier qui maintient cette tour debout ! La complexité de ce goût ne serait rien sans la puissante harmonie qui a été trouvée entre les ingrédients ! C’est un équilibre gustatif à la mesure des plus hauts monuments du monde connu ! Je ressens tous ces bienfaits de la nature, leurs propres forces ! Et je les ressens tous en même temps, comme une déferlante sur mon palais !

Ellébore flottait dans les cieux de ce monde où chaque ingrédient cohabitait en paix. Elle s’élevait jusque dans ces nuages gonflés de lumières. Tout n’était plus que volupté. La brise du firmament l’accompagnait, et pour pouvoir pleinement savourer, elle laisse ses yeux se fermer. Elle venait d’atteindre la pleine sérénité.

Lucéard : « …Ellébore ? »

Ellébore : « Hi ! »

La voix inquiète de son voisin la fit sursauter. Mon amie était brusquement de retour dans la réalité.

Lucéard : « Tu n’as pas touché à ton plat, tu n’as pas faim ? »

Elle leva les yeux, confuse, en direction de monsieur Gatulecci. Ce dernier avait manifestement décidé de retenir sa respiration jusqu’au verdict d’Ellébore. Son visage était violacé.

Ellébore : « Euuuuh… »

Nous la regardions tous. La demoiselle était perdue. Elle avait pris ma phrase au premier degré, et s’assura d’avoir au moins pris une bouchée de la tour des délices, sans quoi ce délire à l’instant n’aurait aucun fondement logique.

Heureusement, entre ses mains, cette fantaisie culinaire avait bel et bien été entamée.

Ellébore se mit à pouffer de rire, réalisant le ridicule de la situation.

Léonce : « Si tu n’aimes pas, je te le finirais. »

Il n’en fallut pas plus pour qu’elle éclate de rire.

Elle se balançait en arrière, sans pouvoir contenir son hilarité.

Léonce : « Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ? »

Ellébore ne voulait pas attirer l’attention, mais c’était déjà bien trop tard, et tenter de refréner son rire s’avéra contre-productif. Au bout d’une minute, on ne savait même plus si elle riait encore. Elle semblait pleurer toutes les larmes de son corps.

Sans même en comprendre les raisons, nous partagions volontiers son hilarité, puisque la voir ainsi était bien assez drôle en soi.

Lucéard : « Vu la tête qu’elle a fait à la première bouchée, je pense qu’elle n’aura pas besoin de toi, Léonce. »

Léonce : « Oh, j’ai compris ! J’étais trop occupé à engloutir ce truc pour comprendre le contexte. »

J’ai toujours un peu honte de manger avec mes mains en public. Surtout des plats élaborés comme celui-là.

Léonce et moi remarquions alors que le docteur était étrangement silencieux. On se tourna vers lui pour s’apercevoir qu’il avait la même tête qu’Ellébore lorsqu’elle avait goûté son plat. Il était lui-même dans son petit monde.

Son expression faciale devenait progressivement de plus en plus intense. Aimer autant un plat ne devait même pas être possible.

Il flottait dans ce monde de lumière, séparé des atours superficiels de la réalité. Il étendait les bras pour se livrer tout entier à ce nouvel univers de bonheur. Ses yeux suintaient d’allégresse, mais la tour des délices n’était aucunement la cause de cette violente exultation.

Lloyd : Voir ma fille d’amour rire si joyeusement est la plus belle chose que j’ai pu voir ! En tant que père, j’ai atteint l’apothéose, le valhalla ! Sovngarde ! Ah !! Elle est si mignooooooooooonne !!

La lumière devint si éblouissante qu’elle désintégra ce monde tout entier.

Dans la réalité, le docteur produisait un gloussement lugubre à côté de son voisin dégoûté.

Ellébore : « …Papa ? Tu essayes de m’imiter ? »

Lloyd : « Hi ! »

Le médecin sursauta en entendant la voix de sa fille, puis regarda autour de lui, perdu.

Lloyd : « Je ne suis pas mort ? »

Face à lui, Ellébore, qui s’était calmée, continuait son repas avant qu’il ne refroidisse. Elle faisait la même tête à chaque bouchée. Ce large sourire qu’elle ne pouvait réfréner émut son père. Il se sentait se soulever dans les airs, en route pour le monde de lumière.

Lloyd : « Oh non, pas encore ! »

L’adulte de cette table s’y cramponna, à la stupéfaction de tous.

Je le comprenais un peu. Voir Ellébore aussi heureuse était aussi plaisant pour moi.

Léonce nous regardait tour à tour, calmement.

Léonce : Décidément, il n’y a que moi de normal ici.

Le jeune homme fixait son assiette vide. Il n’avait pas laissé une trace de son repas et avait été le premier à l’engloutir.

Il pouvait désormais voir dans la porcelaine blanche un visage qui lui était familier.

Léonce : Un jour, je t’emmènerais ici !

Il s’imaginait très nettement entrer dans la Bougie de Sucre en seule compagnie de Miléna. Il se voyait face à elle à une table pour deux. Même la voix de monsieur Gatulecci semblait se fondre dans l’ambiance suave de ce moment privilégié.

Il lui suffisait d’imaginer son sourire pour voir apparaître dans son esprit le plus beau des visages.

Lucéard : « …Léonce ? »

Il avait le même visage benêt que les deux Ystyr.

Je levais un sourcil, perplexe.

Après une gorgée d’eau, il ne restait de ce goût qu’un souvenir impérissable dans le cœur d’Ellébore.

Face à elle, l’âme du chef cuisinier sortait lentement de son enveloppe charnelle asphyxiée.

Ellébore : « Je n’ai que trop rarement des certitudes quant à mes goûts, que ce soit gustatif ou autre. Mais permettez-moi de vous dire qu’à compter de ce jour, la tour des délices est mon plat préféré. Merci infiniment de m’avoir fait découvrir pareil merveille, monsieur Gatulecci ! »

Le cuisinier prit une inspiration et son âme revint à sa place. Mais son visage était toujours étrangement solennel.

L’homme tourna son regard humide vers la grande fenêtre dans notre dos. Il ne pouvait qu’à peine observer le ciel étoilé entre les toits, mais il fixait plus haut encore, comme s’il pouvait voir le firmament céleste à travers les murs.

Sans le savoir, il avait vécu toute sa vie pour entendre ces quelques mots. Pour certains, lutter pour quelque chose d’aussi trivial était risible. Mais y avait-il but plus noble que le sien ? Sa vocation n’était en rien inférieure à celle des héros, mais elle était plus humble encore.

Un visage ridé et sévère l’observait depuis les étoiles, puis hocha la tête fermement, rien qu’une fois. Il reconnaissait enfin son disciple comme son successeur.

Malo : « …C’est grâce à vous… »

Le chef retira sa toque, la plaça contre son cœur, puis se recueillit, la tête haute.

L’étrange atmosphère était parvenue à tous, et personne n’osait plus dire mot, ni bouger leurs couverts.

Léonce soupira.

Ellébore : « M-monsieur ? »

L’aubergiste remit son couvre-chef, et respira profondément. Tout l’incessant papotage qu’il avait conservé en lui pendant notre repas n’était pas seulement en train de ressurgir, mais bien d’exploser à l’intérieur de ce pauvre homme.

Malo : « Mah ! C’est merveilleux ! Le dernier plat que j’ai créé ! Enfin c’est un plat de l’époque des rois fondateurs revisité ! Mais c’est un plat que j’ai fait ! C’est le préféré de quelqu’un ! C’est le préféré de toi ! Ma femme disait que ça marcherait pas ! Je crois que je vais encore pleurer ! Ah non je pleure déjà ! Mais c’est pas le moment ! Vous devez avoir envie d’un bon dessert ! J’ai plein de desserts ! Et vous les connaissez, vous deux ! Enfin pas tous ! Vous aimez le Tirmoileau ? On le fait avec ces graines de khawa, mais c’est trop amer pour moi, alors je préfère mettre des fruits ! Ou du chocolat ! Boire le khawa de temps en temps, j’aime bien, mais après je bondis toute la nuit ! Mes clients fuiraient si j’étais bizarre comme ça, si ? Ou alors ils aimeraient ? Je sais pas ! Regardez, c’est les quatre menus de desserts ! Y en a un de plus qu’avant ! Mais y a des dessins partout, comme ça, c’est facile ! Sinon, pas tout le monde devine ! Enfin c’est pas grave, s’ils veulent savoir, moi je leur fais, et puis je leur montre ! Et s’ils veulent plus, ben je le mange ! Mais ça dépend, parfois, on a pas de tout ! Y a des fruits que en hiver, et que en été ! Une fois, personne a pris de dessert à la figue pendant 5 jours, elles étaient fichues ! J’ai dû toutes les jeter ! Après, elles sont jamais très belles les figues ! Quand un fruit est plus bon, il ressemble de plus en plus à une figue, si ? Surtout les vieilles oranges de terre ! Mais je ne range jamais les vieilles oranges de terre avec les figues fraîches ! Je les jette illico presto ! Pareil pour les oranges de terre trop mûres ! Et alors les vieilles figues, c’est terrible ! Une fois c’est arrivé ! Il fallait s’en débarrasser, mais j’avais trop peur pour aller dans la réserve ! J’en perdais le sommeil ! Vivre sous le même toit que des figues trop mûres, c’est ma hantise! Je suis sûr que c’est ça qui a attiré les fantômes ici ! Vous n’avez pas idée ! Voilà, maintenant j’ai très peur ! Alors je vais cuisiner, et ça ira tout de suite mieux ! Quand on travaille, on a pas le temps d’avoir des sentiments ! À part l’amour, bien sûr ! J’en ai plein quand je cuisine ! Mais j’ai pas peur ! Je fais mes desserts, et puis je chante, parce qu’il ne reste plus que le meilleur quand on cuisine ! C’est la fête ! On fait des plats qui sont bons, tout le monde est content, on chante tous ensemble ! C’est parce que la vie est sucrée quand on chante, c’est très joyeux de manger, on ne devrait pas pouvoir manger et être triste, ou manger des plats tristes, c’est terrible, la vie c’est trop court pour pas manger que des plats délicieux, mais on ne peut pas cuisiner tout le temps, moi si, c’est pour ça que j’ai ouvert cette pâtisserie, ici on mange joyeux à chaque fois, mais ma femme tient absolument à ce que je fasse payer les clients sinon elle me prive de dessert et c’est d’autant plus grave parce qu’elle aimerait que je perde un peu mon petit bidon tout rond mais je l’aime plus que tout dedans il n’y a que de l’amour du plaisir du fromage et plus récemment du chocolat d’ailleurs pour en revenir à cette histoire- »

Sur la fin de sa performance vocale, son rythme était si intense que j’en retenais ma respiration. Il n’y avait plus de pause entre les mots. Pour ne pas culpabiliser de ne plus l’écouter, je me disais que c’était de toute façon impossible de suivre.

Au premier signe de fatigue, on put commander nos desserts.

Lucéard : « Je prendrais une tarte aux pommes, s’il vous plaît. »

Léonce : « Une tarte aux pommes pour moi. »

Notre choix s’était arrêté sur le même dessert parmi l’immensité des possibilités, et ce, sans qu’on ne se consulte. Notre réponse était elle aussi simultanée, ce qui fit bondir notre complicité au niveau supérieur. On se regardait l’un l’autre, avec beaucoup de sérénité, comme si quelque chose de profond s’était produit.

Ellébore nous observait, elle-même enjouée. Elle adorait nous voir faire ce genre de choses.

Elle finit par prendre la parole.

Ellébore : « Un clafoutis d’abricots roses, s’il vous plaît ! »

Lloyd : « Des cornuelles au caramel pour moi. »

Malo : « Tout de suiiite ! »

Telle une tempête, il repartit à toute vitesse pour s’engouffrer dans l’escalier du fond.

Nous dûmes patienter assez longtemps, et la plupart des clients s’en étaient allés quand arriva notre commande.

Il s’agissait de charmantes portions individuelles joliment présentées, à l’exception du dessert d’Ellébore qui était titanesque. Ce clafoutis était une pièce d’orfèvre ornée de tous les fruits de saison que monsieur Gatulecci avait pu rassembler. Quatre hommes avaient accompagné le chef pour souhaiter un excellent anniversaire à Ellébore, qui était enchantée d’avoir pu être servie une version gargantuesque de ce qu’elle espérait.

Il nous fallut l’aide de Cynom pour arriver à bout de ce succulent entremet.

On salua une dernière fois l’équipe avant de monter dans nos chambres.

-6-

Nous avions décidé de n’en prendre que deux. Une pour les Ystyr, l’autre pour le garde du corps et moi. La personne à l’honneur aujourd’hui garda pour elle le fait qu’elle aurait bien aimé être avec nous aussi, même si elle appréciait ce moment privilégié avec son père.

Ellébore : « C’était au-delà de mes espoirs ! Pourtant, ça faisait des mois que j’attendais d’y retourner !

Elle s’agitait joyeusement en une danse qui ravit son public.

Lucéard : « Donc, si j’ai bien compris, tu as aimé cette soirée ? »

Léonce : « T’es détective, toi aussi ? »

Ellébore s’amusa de nos sarcasmes avant de répondre.

Ellébore : « Oui, tout était délicieux, et je suis rudement heureuse d’être avec vous ! »

Elle nous ôtait les mots de la bouche.

Feignant d’être terrifié, le docteur tenait devant lui la lampe à huile de leur chambre tandis qu’il traversait le sombre couloir, alors qu’il répétait sans cesse le même nom, comme s’il s’agissait d’une chanson.

Lloyd : « M-m-malo~ ?! »

Je lus dans le regard d’Ellébore de la honte. Elle n’osait même plus réagir aux comportements inexplicables de son père.

Après un long soupir, on se souhaita tous bonne nuit, avant de rejoindre nos chambres respectives. Celles-ci étaient aussi coquettes que les anciennes, et avaient leur propres styles de meuble.

Malgré la fatigue, nous finîmes par discuter longuement, Léonce et moi.

Et le matin vint assez vite, mais je me sentais toujours en forme. On se rejoint tous dans la salle de restauration, et très vite, on nous apporta des brioches rêve-de-nuage et d’autres gourmandises.

Nous étions fin prêts à repartir de la Bougie de Sucre. Cependant, notre hôte n’avait pas dit son dernier mot, et l’écouter piailler de si bon matin était une toute autre épreuve.

Malo : « Et vous voilà déjà repartis ! C’est toujours la même émotion ! Comme quand un dessert est fini, mais qu’il était si bon qu’on voudrait qu’il en reste ! Alors qu’en fait, si on continuait à manger, on n’aurait plus faim, et ce serait moins bon ! Alors que si on mange d’autres desserts entre-temps et qu’on revient plus tard, le premier dessert sera aussi bon que la première fois, peut-être plus ! Parce que le palais s’est affiné ! C’est une métaphore de la vie, vous avez compris ? Incroyable, non ? La cuisine, c’est un peu comme la poésie ! Mais la poésie qui plaît à tout le monde ! Parce que la poésie, on en a pas besoin ! Alors que manger ! Si on mange pas, on meurt ! J’aimerais tellement que tout le monde puisse manger tout le temps ! Enfin pas tout le temps mais… »

On s’éclipsa discrètement en faisant de grands signes de mains.

La place ovale s’éveillait à peine, et le soleil ne pouvait pas encore atteindre ses pavés.

Notre carrosse était à quelques minutes d’ici, et Cynom venait de partir le chercher. Nous pouvions ainsi profiter de cette douce matinée.

Les jours d’après s’annonçaient tout aussi paisibles. Et j’en venais presque à oublier que cela ne pouvait pas durer. Peut-être était-ce une malédiction qui pesait sur mes épaules, peut-être que la volonté malade d’un seul homme me condamnait à une vie bouleversée par des tragédies à répétitions. Il n’y avait pas de sens à ces épreuves qu’on m’infligeait.

Léonce attrapa le manche de son hachoir avant même que nous ne réalisions être observés.

Mais le cauchemar finissait toujours par me rattraper. Et j’eus l’ignoble rappel qu’aussi longtemps que je vivrais, on ne me laisserait pas en paix.

Une boule d’énergie tristement familière se dirigeait droit sur Ellébore.

Léonce : « Attention ! »

Le jeune homme poussa notre amie, et ils évitèrent de justesse le projectile avant qu’il n’explose au sol, faisant trembler la place ovale.

Les rares passants se tournèrent vers les pavés carbonisés, et la panique les gagna aussitôt.

Mais il ne fallait rien de plus que ces cris de terreur pour me rappeler à l’ordre, et en un instant, mon regard s’en trouvait changé. Des images difficiles me revenaient en mémoire.

Ce n’est pas parce que je profite autant que possible que j’ai oublié… C’est même précisément pour ça que je savoure autant ces quelques jours de paix… Car j’y repense sans arrêt, à ces jours qui auraient pu être mes derniers.

Le regard furieux du prince se tournait vers la silhouette apparue sur un toit.

Lucéard : « Descends de là, Mandresy !! »

Je dégainais Caresse sous le regard interloqué de la famille Ystyr.

Mandresy : « Hihihihihihihi !! »

L’homme à la peau terne se gaussait à en perdre l’équilibre. Son teint valétudinaire était tout aussi effrayant que dans mes souvenirs. Et quand il bondit au sol, son poids surprenant balafra la place ovale de larges fissures autour du cratère où s’enfonçaient ses pieds squelettiques.

Et il n’y a pas un jour sans que je repense à cette fois-là…

Deux silhouettes se tenaient à côté de lui. Une femme élancée au regard mauvais, et un homme massif, les larmes aux yeux.

Le visage de Kynel m’apparut, comme si la brise portait sa voix.

Le rire de Mandresy était plus dérangeant que jamais et suffit à faire fuir les passants qui avaient osé rester.

Ça recommençait. Ils étaient là pour moi. Et cette fois-ci, je savais qu’ils ne se montreraient pas aussi négligents que la fois d’avant.

…C’est avec ce souvenir en tête que je suis devenu assez fort…

Le vent de la tragédie soufflait à nouveau.

…Pour vous vaincre une fois pour toutes !

Je me mis en garde, croisant les yeux globuleux de Mandresy.

Mandresy : « Aujourd’hui, personne ne s’en tirera !! »



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