Les dossiers de l'infirmière scolaire
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Chapitre 2 – Rendez-vous du samedi
Chapitre 1 – Je t’aime, Méduse Menu Chapitre 3 – La chance et Malchanceux

 

Cela se passait chaque samedi non travaillé. Officiellement, la semaine comptait cinq jours ouvrables, mais une classe pour les élèves particulièrement doués avait lieu un samedi sur deux, si bien que les enseignants de l’école M. faisaient la distinction entre les samedis de repos et ceux de travail. Ainsi, lors de ses samedis de détente, Eun-young se rendait sur l’aire de jeux pour enfants, une tradition instaurée depuis son entrée à l’école. C’est là qu’elle avait rencontré son premier amour.

L’aire de jeux se trouvait au cœur d’un vieux complexe résidentiel. Des discussions concernant sa rénovation avaient lieu régulièrement, mais faute d’accord entre les résidents, elle demeurait inchangée et délaissée. L’endroit semblait totalement abandonné.

Un toboggan en béton ancien occupait la majeure partie de l’espace. Glisser dessus étant difficile, on ne pouvait pas vraiment le qualifier de toboggan. Un autre toboggan, mal conçu et en forme d’éléphant, avait, lui, perdu toute sa couleur et ressemblait plutôt à un pachyderme mort qui se tiendrait avec sa tête immense dressée.

Quelques années auparavant, le sol de l’aire de jeux avait été en béton, mais maintenant, il était désormais recouvert de sable bon marché. De-ci de-là, des objets étrangers émergeaient du sable humide et épais. Après ça, il y avait les balançoires cassées, une barre de fer rouillée… De nombreuses personnes s’étaient blessées ici, si bien que les enfants y jouaient rarement.

Cependant, le premier ami d’Eun-young, Jeon-hyeon, continuait de fréquenter cet endroit. Eun-young se souciait beaucoup de lui, alors elle venait souvent sur l’aire de jeux avec des chips. À chaque fois qu’elle ouvrait un paquet, Jeon-hyeon accourait pour les dévorer avec enthousiasme. Bien que la quantité de chips ne diminuait jamais, le bruit de sa dégustation était réel. Eun-young appréciait toujours sa compagnie, surtout quand, encore enfant, des rumeurs se sont mises à circuler dans l’école, la qualifiant de fille étrange. Naïvement, elle pensait avoir appris à distinguer les vivants des morts, mais cette assurance l’avait conduite à commettre des erreurs qui n’avaient échappées à personne…

Étonnamment, ses camarades de classe avaient remarqué sa différence bien plus rapidement que les fantômes eux-mêmes. Au fil du temps, Eun-young était devenue plus silencieuse et avait commencé à passer son temps avec Jeon-hyeon sur l’aire de jeux, alors qu’elle y attendait sa mère avec inquiétude, se demandant même si celle-ci n’était pas morte.

Les parents d’Eun-young se disputaient constamment à cause d’elle. Au point que, parfois, Eun-young enviait un peu Jeon-hyeon, car personne n’avait peur de lui, contrairement à elle.

 

Malgré son déménagement, la fin de sa scolarité et même de son travail en tant qu’enseignante, Eun-young continuait de visiter cette aire de jeux. Elle apportait toujours les mêmes chips, ceux vendus à l’époque de son enfance. Certaines marques de chips sont vendues pendant des années, tandis que d’autres disparaissent rapidement. Ceux-là avaient perduré, au point qu’Eun-young avait fini par penser que ces chips détenaient peut-être un secret sur la vie, la mort, les hauts et les bas. En pensant à cela, Eun-yeong se dit que Inphyo aurait pu avoir des réflexions semblables.

Ces moments passés avec Jeon-hyeon à grignoter des chips étaient pour Eun-young des instants de détente et de repos. Quand elle regardait Jeon-hyeon, elle ne pensait plus à rien.

Jeon-hyeon, qui ne grandissait pas, prenait souvent Eun-young pour une enfant.

— Faisons un concours, disait-il, pour voir qui peut rester suspendu la tête en bas le plus longtemps.

— Rien que d’y penser, mes os me font déjà mal. Quant à toi, même ton sang ne coulera pas à l’envers. C’est injuste.

— Rho, tu es devenue adulte ennuyeuse.

— Ta mère vient-elle toujours te rendre visite ?

— Oui, elle passe parfois. Elle est quasiment devenue une vieille femme. Tiens, ces derniers temps, j’oublie souvent l’heure.

— Que veux-tu dire ?

— Parfois, j’ai l’impression que ma mère est venue hier, et d’autres fois, qu’elle ne viendra plus jamais. Il m’arrive aussi de te voir petite. Par moment, tout est confus dans ma tête !

— Et ta tête ne te fait pas mal ?

Eun-young tendit la main et fit semblant d’essuyer le sang de la tête de Jeon-hyeon. Elle faisait ça à chaque fois, même si elle savait que cela ne servait à rien.

— Non, je n’ai pas mal.

Jeon-hyeon, sans plus se soucier de rien, se mit à grignoter les chips. En réalité, il ne mangeait rien, il faisait juste semblant, alors d’où venait ce bruit ? Eun-young pensa au pistolet et à l’épée jouets dans son sac. Si Jeon-hyeon avait souffert ou fait du mal à quelqu’un, elle l’aurait éliminé sans hésiter. Mais Jeon-hyeon était totalement inoffensif. En fin de compte, certaines morts sont douloureuses et terrifiantes. D’autres, comme celle de Jeon-hyeon, ressemblent à un savon en forme de rose qui garde sa forme longtemps.

— Les chips de maïs en forme de cône étaient meilleures quand l’emballage était hexagonal, râla-t-il.

— C’est bizarre, mais tu dois avoir raison, admit Eun-young malgré elle.

Elle savait qu’un jour elle ne trouverait plus Jeon-hyeon sur l’aire de jeux, mais elle n’arrivait pas à savoir si cela la rendrait triste ou non.

Ces derniers temps, Eun-young en était même venue à penser que Jeon-hyeon n’était pas un enfant décédé sur l’aire de jeux, mais plutôt une sorte de gelée qui s’était cristalisée autour des rumeurs lancées au sujet d’un garçon qui y serait décédé. Il était même tout à fait possible que la femme que Jeon-hyeon considérait comme sa mère n’ait en réalité aucun lien avec lui. D’autant plus qu’Eun-young ne l’avait jamais vue, bien qu’elle vienne ici depuis plus de 20 ans.

— Tu n’es pas ma mère, n’est-ce pas ? demanda-t-il/

— Quelle idée bizarre !

— Je sais. Je demandais juste au cas où. J’ai tendance à tout oublier en ce moment.

Avec l’émergence d’autres aires de jeux pour enfants plus sûres et plus pratiques, les rumeurs effrayantes liées à celle-ci avaient presque sombré dans l’oubli.  Ce qui expliquerait pourquoi Jeon-hyeon s’était mis à disparaître progressivement.

Il devait se sentir triste et seul dans un endroit si désert.

Eun-young aurait pu le prendre par la main et l’emmener sur une autre aire de jeux, là où de nombreux enfants jouaient, mais il y avait le risque que Jeon-hyeon se désintègre instantanément.

Alors qu’Eun-young pensait à tout cela, son téléphone se mit à sonner. Chaque fois que la sonnerie se déclenchait, Jeon-hyeon était effrayé. Il semblait incapable de s’y habituer.

— D’accord, In-pyo, répondit-elle.

C’était In-pyo qui l’appelait pour lui rappeler de ne pas être en retard.

— C’était qui ? demanda Jeon-hyeon.

— Un enseignant avec qui je travaille.

— Tu t’en vas ? On ne jouera plus aujourd’hui ?

— Désolée. Je reviendrai.

— Promets-le ! Demain !

— Oui, demain.

Eun-young mentait. Elle ne pourrait probablement pas revenir avant quelques semaines, bien que cela n’ait sûrement aucune importance pour Jeon-hyeon.

En partant, Eun-young lui glissa des chips dans la main. Le craquement eut lieu, et une expression satisfaite apparut sur le visage de Jeon-hyeon. Cela suffit à convaincre Eun-young décida qu’elle avait bien occupé sa matinée.

 

***

 

— Pourquoi arrives-tu toujours en retard ?

— J’avais quelques affaires à régler.

En général, les retards d’Eun-young étaient accidentels. Ils ne se produisaient que lorsqu’elle rencontrait des gelées en chemin et devait les neutraliser. Impossible pour elle de faire comme si elle n’avait rien vu. Cela lui causait évidemment beaucoup de désagréments.

La ceinture de sécurité du siège passager était vraiment serrée, elle semblait de mauvaise humeur, tout comme In-pyo. Eun-young et In-pyo discutaient principalement de l’école, mais leurs opinions divergeaient à chaque fois, créant dans l’habitacle une atmosphère tendue.

Pendant leurs trajets, Eun-young débattait avec ardeur, mais se taisait dès qu’In-pyo garait la voiture sur une place pour personnes handicapées en arrivant à destination. Comment pouvait-elle le considérer comme handicapé avec cette aura protectrice si puissante qui l’entourait au point de lui donner l’apparence d’un homme en armure ?

La plupart du temps, Eun-young donnait l’impression que sa jambe n’était pas vraiment un problème. Cette attitude, qu’elle avait du mal à cacher, vexait In-pyo.

Eun-young ne cessait de se dire qu’elle était chanceuse, une sur cent mille. Pourtant, ces derniers jours, elle souffrait constamment de douleurs au bassin, au dos et même aux épaules. Quelle médium je fais !

 

Après le déjeuner, chaque samedi non travaillé, In-pyo et Eun-young faisaient du “tourisme” en visitant des lieux d’intérêt. Avant de rencontrer In-pyo, Eun-young le faisait déjà, mais toute seule.

Ils allaient la plupart du temps dans de vieux temples bouddhistes, très fréquentés. Eun-young effleurait les pagodes du bout des doigts et s’imprégnait de leur énergie.

Bien sûr, elle pouvait aussi se ressourcer après une bonne nuit de sommeil ou en tenant la main d’In-pyo, mais l’énergie de ces endroits était d’une qualité très différente.

L’énergie ordinaire était comparable à un plein d’essence, tandis que celle-ci ressemblait plutôt à une vidange avec de l’huile haut de gamme. Ou encore, c’était comme si on mettait en concurrence à un sachet de thé périmé face à un délicieux thé préparé avec amour par un maître de cérémonie du thé.

Après avoir travaillé dur, empoisonnée par le venin des mauvaises pensées, Eun-young avait besoin que chaque cellule de son corps soit remplie de quelque chose de pur. Les pagodes regorgeaient d’une énergie pure et puissante, qu’elle pouvait s’approprier. Surtout après la fête de Thaptor, lorsque les gens venaient au monastère et faisaient le tour des pagodes, qui conservaient ensuite une énergie pure semblable à un éclair.

Quand elle y pensait, vivre grâce aux souhaits des autres, c’était plutôt étrange. Quelle sorte de vie est-ce que je mène, à devoir voler de l’énergie pour vivre ?

Eun-young se moquait souvent d’elle-même en y pensant.

On ne t’a jamais surpris en train de faire ça ? demanda un jour In-pyo, qui insistait et dépensait de l’argent pour emmener Eun-young dans de tels endroits. Il justifiait cela en disant que ses capacités servaient le bien de l’école.

— Quand j’avais environ vingt ans, un moine m’a surprise. Je touchais des pagodes ordinaires, des pagodes contenant des reliques de Bouddha et des petites tours de pierre érigées par les gens en priant. J’étais occupée à en absorber l’énergie quand quelqu’un a soudain surgit derrière moi et a dit que je ne devais utiliser ce que j’avais pris uniquement pour faire de bonnes actions.

— Incroyable, ils le savent quand même ! Et qu’as-tu répondu ?

— J’avais tellement honte que pendant un long moment je n’ai plus osé aller dans les temples bouddhistes. À la place, je suis allée dans une église où se trouvait une statue vénérée de Saint Pierre. Je prenais le doigt du saint dans mes mains et je faisais semblant de prier longuement.

— Et là-bas, personne ne t’a rien dit ?

— Une religieuse m’a plainte et m’a offert un chocolat de Pâques. J’ignore si elle avait deviné ce que je faisais ou non.

— Si tu es complètement ressourcée, on peut y aller ?

— Non, je n’ai pas encore bu de l’eau de la source.

— Tu pourrais t’empoisonner avec. Il ne faut pas boire de l’eau inconnue.

— Eh bien, dans ce cas, n’en bois pas.

 

Ils allaient souvent aussi sur la montagne Namsan. Bien sûr, ils ne faisaient pas le tour de la tour de télécommunication comme pour une pagode, mais ils allaient plutôt voler l’énergie des cadenas que les amoureux accrochaient aux grilles de clôture. À chaque fois, il y en avait de plus en plus, et Eun-young se rechargeait grâce à eux.

C’était impensable : se nourrir et vivre de l’amour des autres…

— Peut-être que c’est encore pire que de voler les désirs des autres, marmonna Eun-young pour elle-même.

— Ce n’est rien de grave. Tu ne voles pas pour ton propre intérêt, mais pour le bien des autres. Je vais monter la garde, et toi, recharge-toi, la consola-t-il alors qu’Eun-young touchait indifféremment les cadenas et les inscriptions laissées sur ceux-ci.

Lorsque Eun-young était avec In-pyo, les gens ne prêtaient pas autant d’attention à elle que si elle avait été seule.

— Peut-être qu’on devrait manger quelque chose pour reprendre des forces ? proposa-t-il.

— Ce n’est pas nécessaire. Je suis déjà reconnaissante que tu m’accompagnes.

— Fais en sorte de ne pas te plaindre constamment à l’école en disant que je t’exploite. Et profite de mes services le week-end.

— Peut-être que tu pourrais simplement me payer mes services, avec de l’argent ?

— De l’argent, donc ?

— C’est dommage que tu ne le fasses pas.

— D’accord, cette semaine, je te paierai avec du délicieux poulet.

Et ils partirent dîner tandis qu’autour d’eux brillaient les lumières vives de la nuit, qui étaient comme autant de désirs, d’amour ou de promesses. Eun-young regarda par la fenêtre de la voiture, appuyant son front contre celle-ci, en rêvant qu’un jour elle arrêterait de voler les désirs des autres et deviendrait une personne qui les ferait naître.

— Tu salis ma fenêtre. Regarde, il y a une tache grasse, la réprimanda In-pyo — sa gentillesse n’avait pas duré longtemps.

— Je n’ai rien sali. Ce n’est pas moi.

Eun-young essuya rapidement la trace avec sa manche.

— Je m’en souviendrai, dit-elle en lui lançant un regard courroucé alors qu’il sortait un papier absorbant et le jetait mécontent sur les genoux de Eun-young. Tôt ou tard, je lui rendrai la pareille. Quand il sera en difficulté, je l’abandonnerai. J’ai vraiment perdu de ma fermeté…

Eun-young, serra les dents, prit une feuille de papier absorbant et tamponna son front.

C’est ainsi que se passaient leurs précieux samedis de repos.



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