J’étais un peu choqué, mais je compris aussitôt que quelqu’un avait soulevé la dalle au-dessus de ma tête. Je pensai alors qu’il aurait pu s’agir d’oncle San ou de A Ning puisqu’il n’y avait personne d’autre avec nous dans la tombe. Mais en levant les yeux, j’aperçus un singe des mers, costaud et écaillé. Le dos courbé, il me regardait d’en haut. Du coin de l’œil je remarquai que son épaule était ensanglantée et qu’une lance la traversait. En mon for intérieur, je soupirai. Apparemment, le dicton sur les ennemis qui se croisent inévitablement était vrai. Cette chose était obsédée par moi.
J’étais loin de m’attendre à ce qu’un événement aussi dramatique m’arrive, ce qui me mit dans la confusion la plus totale. Brusquement, je sentis qu’on me tirait sur le pantalon. Je baissai les yeux et vis Poker-face qui me faisait signe de descendre immédiatement. Je regardai l’énorme singe et, comprenant ce qu’il essayait de faire, je m’empressai d’obtempérer. Le tunnel étant en pente et exigu, nous étions tous deux serrés l’un contre l’autre, ce qui rendait les mouvements très difficiles, surtout quand il fallait faire vite. De fait, je n’avais avancé que de quelques mètres lorsque le singe émit un grondement et fourra sa tête dans le passage. Lorsque je vis sa sinistre face se diriger droit vers moi, j’eus si peur que mes pieds glissèrent et mes fesses vinrent heurter la paroi du tunnel.
Le postérieur douloureux, j’en profitai cependant pour glisser dans le tunnel en me disant que le ciel m’avait béni puisque, de cette manière, j’allais vite m’échapper. Le singe des mers était si grand qu’il aurait beau faire, il ne pourrait certainement pas entrer. Je pouvais donc prendre un moment pour calmer mon cœur qui s’emballait.
Sur le moment, je crus qu’il s’agissait d’un beau miracle, mais j’avais oublié que le ciel n’obéit pas aux désirs des hommes. J’avais à peine glissé sur cinquante centimètres que je vis Gros-lard qui bloquait le passage. Il rampait sauvagement en criant :
― Remonte ! Remonte ! Cette salope est toujours là !
Estomaqué, je regardai derrière lui et vis une grosse masse de cheveux ramper dans le dernier virage du tunnel. Je poussai un juron. S’il est certain que les bénédictions ne vont jamais par deux, le malheur, lui, ne vient jamais seul. Tout ce qui peut aller mal ira mal. Je m’empressai de lancer mon briquet au gros pour qu’il puisse se défendre, puis levai les yeux pour voir ce qui se passait au-dessus. Mais je n’avais pas plutôt bougé le cou que je ressentis une douleur aiguë à l’épaule. Je tournai la tête. Si les épaules du singe étaient trop larges pour entrer dans le tunnel, son cou était suffisamment flexible pour s’étirer sur une assez longue distance. Mon manque de prudence m’avait valu une morsure à l’épaule droite.
J’étais en mauvaise posture. Il m’avait mordu de telle sorte que ses crocs s’étaient enfoncés profondément dans ma chair, au point que je faillis m’évanouir sous le coup de la douleur. Mais ses dents n’avaient transpercé ni mes os, ni mes muscles. J’étais sur le point de me débattre lorsqu’il me tira d’un coup sec et me traîna hors du tunnel.
Je me balançai dans les airs, suspendu aux dents du singe. Apparemment, il n’avait pas l’intention de me tuer tout de suite, mais je savais que d’un coup de tête, il pouvait me déchirer l’épaule en deux. Même si j’étais littéralement terrifié, je me devais de résister. Regardant désespérément autour de moi, je vis la lance qui sortait de son épaule et y donnai un violent coup de pied. Cette fois, je réussis à frapper juste et la lance s’enfonça plus profondément. Le singe des mers poussa un hurlement et me rejeta sur le côté.
Je fis appel à toutes mes forces pour tenter d’adoucir mon atterrissage au moyen de sept ou huit roulades sur le sol, mais lorsque je voulus me relever, je constatai que ma main droite était hors d’usage. Folle de douleur, la bête poussa plusieurs rugissements avant de se précipiter à nouveau vers moi. Cette fois, elle fonça droit vers mon cou comme si elle voulait m’arracher la gorge.
Le singe était si rapide qu’il m’était impossible de l’esquiver et je n’eus pas d’autre choix que de le bloquer avec mon bras. Même si j’avais l’air d’une mante religieuse tentant d’arrêter une voiture, si je ne faisais rien pour me défendre, je perdrais certainement la tête. C’est alors que Gros-lard, qui arrivait par derrière, attrapa les jambes du singe qui trébucha et tomba face contre terre, entraînant mon imposant compagnon de route. Tous deux roulèrent tels une boule de membres emmêlés. Le gros, qui était très agile, tenta de grimper sur son dos tel Wu Song combattant le tigre (1), mais le singe était si fort qu’incapable de le maintenir au sol, il fut éjecté d’un coup de pied.
Voyant que Gros-lard ne parvenait pas à le maîtriser, je compris que les choses allaient prendre une mauvaise tournure. Et comme de bien entendu, le monstre, après lui avoir montré les crocs, se retourna et se précipita vers moi. Mais bon sang, qu’est-ce que tu as contre moi ? Je tendais la main pour saisir le fusil à harpon qui pendait à ma taille lorsque soudain, je me souvins que je l’avais jeté en escaladant la paroi rocheuse pour pouvoir m’échapper plus facilement. Il avait probablement fini réduit à l’état de crêpe.
Je n’eus pas le temps de regretter mon geste car l’instant d’après, le singe des mers était devant moi. Pensant qu’il allait me mordre le cou et m’arracher la tête, je fermai les yeux et attendis la mort. Mais à ma grande stupéfaction, il semblait vouloir que je souffre. Du pied, il appuya violemment sur le ventre et faillit me briser la colonne vertébrale. Je crachai une gorgée de sang et faillis m’évanouir sous le coup de la douleur, mais le singe ne s’arrêta pas là. Il leva le pied et s’apprêtait à me marcher sur la poitrine lorsque j’entendis une forte détonation. Quelque chose l’ayant frappé, il roula plusieurs fois sur lui-même.
Gros lard arrivait tel un dieu vengeur, tenant entre les mains un immense miroir de bronze qui vibrait encore des suites de l’impact. Je le regardai, littéralement sans voix. Il avait utilisé cet objet comme arme d’assaut et en avait les mains noircies. Si ce singe avait été un homme, une attaque de ce type l’aurait certainement tué. Si nous nous en sortions vivants, jamais plus je n’offenserais le gros.
Le singe l’avait mis dans un tel état de rage qu’avant même qu’il ait eu le temps de se relever, Gros-lard se précipita sur lui pour lui asséner un second coup de miroir. La détonation, à nouveau, retentit. La face du singe fut écrasée et son corps envoyé rouler à plusieurs mètres de là. La créature, hélas, était très forte et le miroir ne lui causa guère de dommages. Mais comme elle savait, à présent, combien Gros-lard était puissant, elle ne se risqua plus à attaquer. Elle courut jusqu’à un pilier non loin de là, y grimpa, et une fois au sommet, se mit à rugir sur son « agresseur ».
J’avais déjà compris que nous étions dans la pièce où, d’après Poker-face, se trouvait la maquette du palais céleste. La meilleure preuve en était les quatre immenses peintures d’ombres sur les murs. Je n’avais pas le temps de m’assurer que ces fresques représentaient bien ce qu’il avait dit, mais j’étais certain d’une chose : rien, ici, n’avait changé depuis leur départ vingt ans auparavant. À ma grande surprise, cette pièce n’était pas aussi grande qu’il le prétendait. La seule chose que j’aurais pu qualifier de majestueuse était ces piliers de nanmu doré, si larges que trois personnes se tenant par la main n’auraient pas suffi à en faire le tour. Le reste n’était, tout au plus, que luxueux.
Gros-lard, qui avait remporté le premier round, devint arrogant et se mit à narguer le singe :
― Va te faire foutre ! J’ai tué tellement de zombies au fil des ans que je ne les compte même plus. Face à moi, tu n’es qu’un singe à moitié cuit qui se prétend fort. Comment oses-tu ne pas me prendre au sérieux, moi, ce gros Maître ! »
Il voulut lancer le miroir en l’air pour frapper la créature mais celui-ci était trop lourd pour qu’il puisse le soulever au-delà de sa taille. Comme il avait mis toutes ses forces dans les deux coups précédents, il tituba sous le poids de l’objet.
Le singe des mers était très rusé. Lorsqu’il vit que le gros n’avait plus de force, il sauta du pilier et le plaqua au sol. Gros-lard, qui n’avait pas eu le temps de réagir, finit écrasé sous son poids, incapable de le repousser. Il ne put éviter la gifle que le singe lui asséna et au passage, ses griffes lui arrachèrent des lambeaux de peau. Le gros homme n’avait encore jamais été traité de la sorte. Ses yeux devinrent rouges et il poussa un rugissement animal avant de mordre le singe en pleine face. Celui-ci poussa alors un cri de douleur et s’enfuit.
Je constatai alors que le monstre avait perdu une grande partie des écailles dont sa tête était pourvue et que la blessure qu’il venait de se voir infliger saignait. Il semblait alors beaucoup plus inquiétant, mais cette contre-attaque l’ayant désorienté, il se montrait plus prudent. Debout à quelque distance de nous, il nous observait comme s’il tentait de trouver le point faible de Gros-lard. Celui-ci faisait tout son possible pour tenir le coup, mais je voyais bien qu’il respirait difficilement et que sa force physique était amoindrie.
Tous deux s’affrontèrent du regard durant quelques minutes, mais le singe, qui après tout n’était qu’un animal, n’avait pas la capacité d’un humain à rester concentré. Son attention se mit donc à vagabonder. Il bâilla, tourna la tête et se mit à regarder autour de lui. C’est alors qu’il aperçut Poker-face qui, les dents serrées, tentait de remettre en place la dalle qui obstruait l’entrée du tunnel des pilleurs. Celle-ci était si lourde qu’il était difficile pour une personne seule de la soulever, aussi ne pouvait-il que la traîner centimètre par centimètre. Le singe, le voyant seul, se rua aussitôt vers lui en rugissant, sa soif de sang étant ravivée.
J’en fus très surpris car je ne m’attendais pas à ce que cette chose, à l’instar des humains, s’en prenne aux faibles plutôt qu’aux forts.
― Fais attention ! Criai-je aussitôt.
Poker-face, qui se doutait de cette attaque sournoise, lâcha la dalle pour rouler sur le côté et éviter le coup. Lorsque le singe comprit que sa patte n’avait pas touché sa cible, il passa aussitôt à une autre attaque, mais je n’étais pas particulièrement inquiet. Je savais que Poker-face avait les compétences requises pour gérer cette créature. Le singe à ses trousses, il fit quelques pas en direction d’un pilier de nanmu, sauta, prit appui du pied sur celui-ci, fit une roulade dans les airs et se retrouva à genoux sur les épaules de la bête. Sous la puissance de l’impact, les jambes du singe fléchirent. Ne sachant pas de quel genre de kung-fu il s’agissait, j’observai ce combat avec curiosité.
Le singe des mers était si fort qu’il semblait à peine affecté, mais Poker-face n’en avait pas terminé. Au lieu de sauter à terre, il resserra ses jambes autour de la tête de la créature et contorsionna fortement sa taille. Nous entendîmes alors un craquement sec, puis la tête du singe fit une rotation de 180 degrés et il s’effondra sur le sol.
Tout cela s’était passé en une seconde, une mise à mort instantanée. Stupéfaits, Gros-lard et moi en restâmes bouche bée. Nous pouvions sentir une douleur fantôme dans notre cou, comme si nous nous étions froissé un muscle. Je me souvins soudain de la tête de ce cadavre sanglant au Palais du Roi de Lu et en déduisit que Poker-face avait dû recourir à cette méthode. Je soupirai de pitié. Cette technique était si cruelle que je ne pouvais m’empêcher d’avoir un peu de peine pour cet animal.
Sitôt descendu du cadavre, Poker-face s’empressa de finir de replacer la dalle sur l’entrée du tunnel. Apercevant une touffe de cheveux, j’appelai le gros. Celui-ci, recourant à notre méthode originale, la brûla avec le briquet et aida Poker-face à remettre en place la pierre de granit bleu. La Femme Interdite, qui ne voulait pas renoncer, donna plusieurs coups contre la dalle pour tenter de la repousser. Gros lard, qui craignait qu’elle n’y parvienne, s’assit de tout son poids sur la pierre.
Elle continua à frapper pendant dix minutes, mais avec le gros dessus, la dalle était encore plus difficile à soulever. Finalement, la Femme Interdite se calma. Gros-lard poussa un juron, puis, épuisé, s’allongea sur le sol pour se reposer.
Voyant que le danger était passé, je poussai un énorme soupir de soulagement. J’avais enfin retrouvé de la sensibilité dans ma main droite et pouvais faire quelques petits mouvements. Voyant Poker-face se diriger vers le coin sud-est de la pièce, je lui emboîtai le pas. Le miroir n’y était plus et il y avait effectivement un trou sombre dans le mur, à peine plus grand qu’une personne et visiblement très profond. Impossible de savoir où il menait.
Note explicative :
(1) Wu Song était un hors-la-loi héroïque du marais de Liangshan dans le roman classique “La Bordure des eaux”. Parmi ses exploits, il tue un tigre à mains nues.