Nefolwyrth
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Chapitre 49 – La bénédiction du cygne
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-1-

La neige craquait sous nos pas. Le voile blanc semblait absorber tous les sons de l’aube. Je grelottais, couvert de deux peaux de bêtes, derrière le maître, qui portait la même tenue que lors de notre rencontre l’été dernier.

Lucéard : « Quel froid… J’ai cru que je ne passerai pas la nuit… »

J’attrapais mes épaules, contenant difficilement un frisson.

Heraldos : « Voilà ce qui t’en coûte d’avoir ignoré l’hiver toutes ces années, Lucéard. Ton corps manque encore de discipline. »

Son expression était aussi glaciale que le climat.

Lucéard : « Et si nous commencions l’entraînement l’après-midi à partir de maintenant ? »

Avoir le corps engourdi par le froid me donnait l’impression que ses coups de bâtons étaient plus douloureux qu’avant.

Heraldos : « Pendant ton échauffement, raconte-moi donc ton périple à Haven Gleymt. »

…C’est déjà si loin, tout ça…

La veille, Ellébore et moi étions arrivés à la maisonnette, mais le maître s’était absenté pour la journée, et je n’avais pas encore eu l’occasion de faire mon rapport sur la mission qu’il m’avait confiée.

J’enlevais une couche de vêtement et commençais ma routine d’entraînement.

Lucéard : « Nous l’avons trouvé. C’était un drôle de village, c’est le moins qu’on puisse dire, et le temple nous a posé quelques soucis… »

Heraldos : « Tu n’es pas allé jusqu’au bout, n’est-ce pas ? »

Avant même que je n’évoque les raisons des difficultés que j’avais eu, il en vint à une étrange conclusion.

Lucéard : « …Je ne sais pas. J’ai certes eu l’impression que quelque chose était resté inachevé… Pourtant, nous avons atteint le phare où se cachait le trésor, ça veut bien dire que nous avons réussi toutes les épreuves, non ? »

Heraldos : « T’aurais-je surestimé ? »

Le maître savait toujours trouver les mots les plus douloureux. Je grimaçai, m’interrompant pendant mes fentes.

Lucéard : « Ah… »

Je lançais un regard pensif vers le lac, qu’on devinait vaguement sous la neige.

Lucéard : « Quand nous étions au sommet, il y avait cette silhouette, comme un immense navire, puis nous nous sommes retrouvés sans raison sur la plage à l’est de Cyrtat. »

Je confrontais mon mentor du regard.

Lucéard : « Est-ce qu’il ne serait pas temps que vous me disiez ce qu’est réellement ce port ? »

Indifférent, Heraldos me tourna le dos.

Heraldos : « N’est-ce pas pour que tu répondes à cette question que je t’y ai envoyé ? Si tu ne le sais pas, alors tu y retourneras ! »

Je pense que c’est un peu tôt pour rendre visite aux Vespère de nouveau.

Lucéard : « Alors, nous avons échoué… ? Mais pourquoi ? Ce que je cherchais était sur ce bateau ? »

Heraldos : « Ils ne t’ont pas jugés digne, voilà tout. »

Lui et ses phrases cryptiques… Il pourrait faire preuve d’un peu plus de tact quand même…

Lucéard : « Mais… Comment savez-vous tout ça, d’ailleurs ? »

C’était toujours la même question qui revenait avec lui. Et pourtant, la réponse était cette fois-ci une évidence.

Lucéard : « …Vous y êtes déjà allés, n’est-ce pas ? »

Les cheveux du maître étaient à peine plus foncés que la neige, et s’envolaient au gré de la brise matinale.

Depuis la nuit de notre rencontre, je n’avais pas eu l’occasion d’affronter le vieil homme, même pour un entraînement. Je me doutais cependant de l’étendue prodigieuse de sa force. Savoir qu’il avait passé chaque épreuve du temple ne m’étonnait pas le moins du monde.

Heraldos : « Que croyais-tu ? Que je t’enverrai dans un endroit dont je n’étais pas sûr de l’existence ? »

Lucéard : « Ou- »

Le coup de bâton qui suivit fut aussi rapide que ma réponse.

J’étais toujours une proie facile pour ses coups, ce qui me rappela un souvenir désagréable.

Après m’être frotté le crâne, je lançais un regard sérieux à l’ermite de cette forêt.

Lucéard : « Sur le retour de Haven Gleymt, j’ai affronté un mage. Toutes mes attaques étaient inefficaces contre lui, et mon bouclier n’a même pas su ralentir ses attaques… »

Ce changement de sujet ne le surprit pas. Il avait déjà senti la frustration qui m’animait.

Heraldos : « Et tu veux savoir comment une telle chose est possible. Eh bien, je vais te le dire, il n’y a aucun mystère : tu es trop faible. »

C’est ce que j’appelle tendre le bâton pour se faire battre, et la métaphore n’a jamais été aussi adaptée.

Je soupirai. Ce nouveau coup au moral aurait pu en décourager plus d’un. Mais l’homme en face de moi savait que je n’étais pas de ceux-là, bien au contraire. J’avais déjà conscience de ma faiblesse, et j’étais précisément venu ici pour y remédier.

Heraldos : « Jusqu’à présent, tu n’as affronté que des novices. Tu es un mage en plus d’être épéiste. Aurais-tu une quelconque fierté à combattre des adversaires désarmés ? En tant que mage, de simples bandits ne représentent pas une menace pour toi. Il y a un fossé béant entre vous. »

Malgré tout, ça fait mal d’entendre ça.

Heraldos : « Mais dans la cour de ceux qui maîtrisent la magie, tu n’es qu’un débutant. As-tu déjà entendu parler des fatalités de guerre ? »

Lucéard : « Pour être honnête, si c’est le cas, j’ai oublié. »

Heraldos : « En stratégie militaire, on considère qu’un simple guerrier vaincra toujours si son adversaire est un mage débutant. Mais à l’inverse, un mage affirmé gagnera toujours contre un guerrier, si celui-ci n’a jamais atteint l’éveil du combattant. »

Lucéard : « Je vois où vous voulez en venir, mais c’est quoi l’éveil du combattant ? »

Heraldos : « Tu le sauras en temps voulu. »

C’est toujours la même chose avec lui !

Heraldos : « Tout ce que tu dois retenir pour le moment est qu’à partir de maintenant, les adversaires sans pouvoir ne devraient plus être un souci pour toi. C’est sur cette qualification que les aventuriers de la Guilde de Lucécie sont acceptés en tant que nouvelle recrue. Ils sont dès lors considérés comme des combattants de premier aloi. »

J’avais déjà entendu parler de cette classification au sein de la Guilde, mais je n’avais aucune idée de ce qu’elle représentait.

Heraldos : « On dit que les dix plus haut gradés de la Guilde ont dépassé le 85ème aloi. Quant à toi, Lucéard, je serai indulgent de te comparer à un mage de quatrième aloi. »

Lucéard : « Vous dites ça avec mépris, mais ça m’a l’air déjà plutôt pas mal. Entrer dans la Guilde n’est pas à la portée de tous. »

Heraldos : « Si j’avais su que tes ambitions étaient si modestes, je n’aurais jamais perdu tout ce temps à t’entraîner ! »

…Mes ambitions…

Heraldos : « Enfin, si tu comptes malgré tout avoir le niveau d’un dixième aloi d’ici la fin de mon programme, alors rends-toi au centre du lac. »

Un nouveau frisson me parcourut.

Lucéard : « Vous n’y pensez pas ?! Et si je passais à travers la glace ? Elle n’est quand même pas si épaisse… »

Heraldos : « Pourquoi paniquer ? Tu es libre de refuser, tu sais ? Tu peux rentrer chez toi quand tu veux. Tu pourras siroter toutes sortes de boissons chaudes dans ton grand palais. Tu y seras très bien. »

Je fronçais les sourcils. Le vieil homme me connaissait déjà trop bien. Ce genre de phrase attisait mon orgueil, et tristement, c’était l’un des moteurs qui me passait toute envie de renoncer.

Je m’avançais sur la glace à pas lents. Je savais d’instinct que la journée me réservait bien pire que cette première épreuve.

-2-

Le soleil n’avait pas su percer les nuages, et ce jusqu’au soir. Je rentrais, congelé, n’ayant plus qu’en tête de me coucher au chaud.

Je ne pus que reconnaître que le maître avait raison : le confort de ce dernier mois m’avait affaibli. L’idée de me retrouver dans ce lit m’inspirait un vague dégoût, et je trouvais la force de sortir de mes affaires une plume.

Sur du papier à lettres, j’écris quelques mots à ma cousine.

Je ne sais pas trop quoi marquer. J’ai peur de l’inquiéter plus qu’autre chose. Personne dans ma famille n’est au courant que je me fais torturer par un vieillard courroucé dans une forêt perdue. Pire encore, que pensera-t-elle de moi quand elle réalisera que je suis ici de mon plein gré… ?

J’écrivis malgré tout. Kana serait la première personne de la famille royale à entendre le nom d’Heraldos. C’était comme laisser ma seconde vie et ma première se réconcilier. Mais était-ce vraiment souhaitable ? Je n’en avais toujours pas la moindre idée.

Je finis par fermer le petit pot à encre.

J’avais beau être exténué, je ne m’imaginais pas trouver le sommeil. J’avais déjà utilisé toutes les couvertures qui se trouvaient dans mon sac de thornecelia.

Je ne gênerai personne si je dors près de la cheminée…

Enroulé dans un cocon de tissu, je me rapprochais à petits pas des flammes. Toute l’éducation qu’il avait reçue n’avait pas suffit à empêcher le prince de se coucher à même le sol. La survie primait.

Quitte à me faire battre au réveil, je ne repasserai pas la même nuit que la veille.

Dans la pièce à vivre où brûlaient les bûches que j’avais accumulées moi-même, un autre amas de couvertures se lovait près de la douce chaleur du feu. En se tournant vers moi, ses longs cheveux blonds m’apparurent.

Ellébore : « Lucéard ? Tu ne dors pas ? »

Lucéard : « J’ai peur de ne jamais me réveiller si je m’endors dans ma chambre. »

Ma réponse l’amusa. Probablement qu’elle pensait la même chose que moi. Soudain, elle se fit plus silencieuse, et fixait le sol, embarrassée.

Ellébore : « A-attends, tu comptais dormir devant la cheminée ? »

Je compris où elle voulait en venir, et me retournai aussitôt.

Lucéard : « Non non. Après tout, si le maître arrive à dormir par ce froid, moi aussi ! »

Ellébore : « Reste ! »

Me rappela-t-elle en tendant le bras. Je lui faisais face, curieux.

Ellébore : « Il y a bien assez de place pour deux. Tu n’as pas à mourir de froid pour moi. »

Lucéard : « Tu es sûre que ça ne te dérange pas ? »

Elle s’empressa de secouer la tête de droite à gauche. Je me rendais compte une fois de plus que les cheveux lâchés lui allaient très bien. D’une certaine façon, je trouvais que cette coiffure seyait mieux à sa douce personnalité, bien que la queue de cheval lui donnait l’air d’une aventurière de temps à autre.

Ellébore : « …Alors ? »

Les joues rougissantes, elle me lançait un regard insistant.

Lucéard : « Bon, d’accord. Mais choisis d’abord ta place. »

Sans se faire prier, la demoiselle s’installa au sol, et poussa un léger soupir de complaisance. Elle levait les jambes comme pour les mettre au feu.

Ellébore : « J’ai les pieds gelés, alors je pense que ça sera bien comme ça. »

Lucéard : « …C’est confortable ? »

Ellébore : « Les planches de bois ne sont pas beaucoup plus dures que mon matelas, et je les ai personnellement frottées ce matin, donc, avec un peu de chance, ça ne m’irritera pas le nez ! »

J’ignorais s’il s’agissait réellement de sa préférence, mais en tournant ses pieds vers la cheminée, elle me laissait pas mal de place.

De mon côté, je préférais m’installer de façon à avoir la tête au chaud.

Ellébore : « Tu es sûr que ça ira ? »

La jeune fille tendait ses jambes comme pour alimenter le feu avec. Je me décalais de quelques centimètres pour qu’elle soit sûre que je sois assez près des flammes. Elle semblait satisfaite.

Après quelques minutes, je rajoutais des bûches. Je commençais à croire que notre survie en dépendait.

Ellébore : « …Lucéard ? »

J’entendis à sa voix qu’elle n’était déjà plus loin de s’endormir.

Lucéard : « Oui ? »

Les yeux tournés vers le sombre plafond, je répondis dans un bâillement contenu.

Ellébore : « J’étais en train de repenser à notre dernier séjour ici ensemble. Juste avant que nous partions pour Absenoldeb. »

Recroquevillée sur elle-même, Ellébore souriait, la tête enfoncée contre ce qui lui servait de coussin.

Ellébore : « Ce n’était pas de tout repos, mais j’ai quand même pleins de bons souvenirs. J’espère qu’on aura l’occasion de passer du temps ensemble dans les prochains jours. »

Lucéard : « J’ai du mal à croire que ça ne remonte qu’il y a quatre mois. Il s’est passé tellement de choses entre-temps. Enfin, on s’est quand même vu tous les jours pendant un mois entier, tu ne t’es pas lassée de moi ? »

Ce qui n’était qu’une plaisanterie fut pris bien trop au sérieux par mon interlocutrice, qui répondit dans un murmure.

Ellébore : « …Non. »

Elle n’ajouta rien de plus. Sa sincérité ne manquait pas de me faire chaud au cœur.

Lucéard : « S’il continue de faire aussi froid, on se verra au moins tous les soirs, quitte à s’endormir aussitôt. »

Ellébore : « C’est déjà ça ! »

Lucéard : « J’y pense, tu suis un entraînement magique, n’est-ce pas ? »

Ellébore : « Oui, en quelque sorte. Je fais surtout des corvées, mais monsieur Heraldos m’apprend aussi deux trois trucs. Il ne me considère pas comme son élève… »

Sa dernière remarque m’amusa.

Lucéard : « Quoi ? Tu aurais voulu être sa disciple ? »

Je ne pus deviner qu’à sa voix qu’elle venait de gonfler les joues.

Ellébore : « Je trouve que ça sonne plutôt bien. »

Avouait-elle.

Lucéard : « Tu comptes devenir magicienne ? »

Tout en sachant qu’elle se destinait à être détective, je lui demandais indirectement jusqu’où comptait-elle développer son mana. Le terme de magicien dans notre royaume s’employait principalement pour parler des mages qui avaient choisi de faire de leur don leur métier. Néanmoins, au sens plus strict du terme, on désignait ainsi ceux qui étudiaient la magie.

Ellébore : « Je suis beaucoup trop nulle en magie pour ça. »

S’amusa la demoiselle.

Ellébore : « Cela dit, apprendre tout un tas de nouvelles magies, je trouve ça incroyable ! Réussir toutes ces choses que je pensais impossible il y a peu, c’est une sensation merveilleuse ! Et mes pouvoirs finiront bien par servir ! Je ne voudrais pas être éternellement un fardeau pour ceux que j’accompagne. »

Je me redressais lentement pour essayer de l’apercevoir, et elle devinait instantanément mes intentions. Elle m’interrompit, embarrassée.

Ellébore : « Ce n’est pas la peine de me réconforter, je ne dis pas ça pour m’apitoyer sur mon sort… ! Il n’y a rien d’étrange à ce que quelqu’un qui ne se bat pas soit source d’inquiétude dans un groupe d’aventuriers. Ce pourquoi je cherche mon propre moyen de me défendre. »

Lucéard : « Mais je suis là. »

Mon air enjoué l’étonna. Elle mit quelques secondes à comprendre.

Ellébore : « Oh, Lucéard, c’est gentil… Mais si je veux devenir plus forte, c’est aussi pour te protéger toi, tu sais ? »

Lucéard : « Je me sens déjà en confiance quand tu m’accompagnes, Ellébore. Regarde, pour l’expédition à Haven Gleymt, tu ne pourras pas nier que tu as été indispensable ! »

Ellébore : « … »

Je la vis disparaître sous ses couvertures l’espace d’un instant. Elle n’osait ni nier, ni confirmer ce qui venait d’être dit, mais une idée lui vint.

Ellébore : « …Maintenant que j’y pense, as-tu parlé à monsieur Heraldos de ton démon ? »

Lucéard : « Oh ! Mais oui ! J’y ai pensé à plusieurs reprises, mais au moment de lui en parler, j’ai totalement oublié… »

Ellébore : « Je pense que notre priorité pour l’instant est de se débarrasser de lui. Qui sait quand il refera surface ? »

Lucéard : « Tu as raison… La prochaine fois, ça pourrait être encore pire que les deux dernières. »

La demoiselle se recroquevillait davantage sur elle-même. Pensant que le sujet lui était déplaisant, je rebondis sur autre chose.

Lucéard : « En parlant d’Haven Gleymt, tu ne nous as toujours pas dit comment tu t’en es sortie dans la salle au faux-plafond. »

N’entendant pas de réponse, je relevais la tête. Mêlée au crépitement des flammes, je pouvais entendre la lente respiration d’Ellébore, ce qui m’inspirait un soupir.

Lucéard : « J’ignorais que tu t’endormais si vite… »

Ce n’était pas mon cas, et pourtant, la fatigue me fit rejoindre le monde des songes bien assez tôt.

Le lendemain, nous nous retrouvâmes tous les trois à table devant une grande casserole d’un mélange sombre et sans odeur. Mon corps tremblait encore de tout ce qu’il avait enduré ce jour-là, mais j’avais encore la force de raconter au maître toute l’histoire concernant Absenoldeb. Il écouta sans m’interrompre jusqu’au bout, puis frotta sa barbe.

Heraldos : « Je vois. Je n’aurai jamais eu l’idée d’un aussi bon exercice pour renforcer ton mental. »

Lucéard : « Vous pourriez feindre d’être inquiet, au moins… »

Il me regardait avec sa sévérité habituelle.

Heraldos : « Tu as pourtant réussi à le plier à ta volonté, selon tes dires. J’ignorais qu’une telle chose était possible, et je dois bien avouer que ça m’intrigue. J’ai toujours entendu dire qu’un humain possédé par un démon mourait inexorablement en moins de trois mois. »

Ellébore soupirait, pour des raisons évidentes.

Lucéard : « Par un concours de circonstances, il a utilisé trop d’énergie, et a dû sommeiller de nouveau. Rien ne dit qu’il sera contraint d’en faire autant la prochaine fois. Que pouvons-nous faire ? »

Heraldos : « Le pouvoir d’un démon dépasse l’entendement. Et pour t’en débarrasser, il faudrait un pouvoir encore plus grand. C’est un simple constat, mais puisque tu es encore en vie, il y a peut-être une solution. J’essaierai de m’intéresser à ce problème, mais tu n’as pas intérêt à t’en servir d’excuse pendant ton entraînement. »

Lucéard : « C’est votre entraînement qui a eu le plus de chance de me tuer jusque là. »

-3-

Les jours qui suivirent furent plus ou moins similaires.

Les épreuves que le maître me faisait passer ne cessaient de se renouveler. Je m’habituais progressivement à brandir l’épée bien trop massive qu’il me faisait soulever chaque jour, et pourtant, un sentiment de frustration naissait en moi. Après deux semaines, j’en revenais toujours à un même constat qui me hantait.

Un matin, à la fin d’une épreuve, je me retrouvais la tête en bas, pendu par un pied à une corde accrochée autour d’une épaisse branche.

Je bâillai à m’en décrocher la mâchoire.

Heraldos : « Eh bien, on dirait que malgré mes efforts, tu ne te laisses plus impressionner par les exercices que je te propose. »

J’avais le cœur lourd, et l’air blasé. Pour un disciple, c’était la pire attitude possible, mais les choses étaient ainsi, et j’avais conscience de ce qui allait de travers.

Lucéard : « Je n’ai plus l’impression de progresser… »

On entendait plus que le grincement de la corde tendue au bout de laquelle je me balançais mollement.

Heraldos : « Tu as donc atteint le sommet de ton potentiel. »

Comment voulez-vous que je n’aie pas le moral dans les talons quand vous me dites ce genre de choses ? Même si, pour l’instant, mes talons sont au plus haut de mon corps.

Je soupirai, et l’air chaud s’éleva en une légère brume au-dessus de moi.

Lucéard : « Je ne pense pas que les choses marchent comme ça… »

Heraldos : « Et pourquoi pas ? »

Lucéard : « Chaque personne aurait une limite dans chaque domaine ? C’est impensable. »

Heraldos : « C’est la réponse que j’espérais. Bien, Lucéard, écoute… »

Le vieillard s’interrompit, et me fixait furieusement.

Heraldos : « Et arrête de te balancer ! »

Il sortit une dague, et dans la seconde qui suivit ma tête s’enfonça dans l’épaisse couche de neige sous moi.

Le maître attendit que j’en ressorte pour continuer.

Heraldos : « Comme tu l’as deviné, il n’existe rien de tels que des limites. Ce ne sont que des repères qui facilitent la vie aux gens. L’infini effraie les Hommes. »

En parlant d’infini, je trouve que vous allez un peu loin, d’ailleurs.

Heraldos : « Les bases sont faciles à apprendre. Tenir une arme est aisé, jeter un sort l’est tout autant pour un mage. Les premiers pas sont les plus stimulants, ils nous remplissent de fierté. Mais tout le monde connaîtra un jour la sensation de stagner. »

Je m’assis les genoux collés. J’avais reconnu à sa façon de parler que ça s’annonçait long.

Heraldos : « Les plus grands experts n’ont de cesse de dépasser leurs limites. Ils les atteignent, puis vont au-delà. Ce ne sont plus tant des limites que des objectifs. Tu peux devenir bien plus rapide, bien plus robuste, bien plus fort. Seul ton corps a des limites, et il est loin de les avoir atteintes. Tu dois encore apprendre à l’utiliser de manière optimale. Mais pour ça, il te faut un mental à toute épreuve. Et c’est ça qui te fait défaut, Lucéard. »

J’écarquillai les yeux. Je n’aurai pas dû être surpris. Je pensais me donner à fond. Et m’exécuter sans trop me plaindre, faire tout ce qu’il m’imposait. Pas une fois, j’avais refusé de me prêter à ses épreuves draconiennes. Pourtant, j’avais déjà réalisé n’être pas l’élève modèle que j’aurais aimé être. Il me manquait toujours quelque chose.

Heraldos : « Je vais être clair : tu n’es qu’un fainéant, Lucéard. Tu es ce genre de personne qui ne peut rien faire sans une impulsion extérieure. »

Lucéard : « … ! »

Je voulais rétorquer quelque chose, mais rien ne me vint.

Heraldos : « Si j’avais eu un autre disciple, je n’aurais pas eu à lui imposer un programme aussi strict. Il aurait certainement pu se débrouiller seul rapidement. Mais ça n’est pas ton cas. Sans quelqu’un pour te guider, tu ne feras jamais rien, Lucéard. »

Heraldos : « Même Éléonore est plus déterminée que toi. Elle compense la faiblesse de son mana avec sa volonté. Elle est d’une lenteur sans commune mesure pour apprendre, contrairement à toi, mais chaque fois que je la mets à l’épreuve, je découvre qu’elle a réussi à se débloquer de ce qui l’empêchait de progresser par elle-même. »

Pendant que le maître me passait un savon, Ellébore était proche de la maisonnette, et s’entraînait à produire une flamme dans le creux de sa main. Elle tendait ensuite la paume d’un mouvement sec, et projeta la minuscule flammèche sur quelques centimètres, avant que celle-ci ne se désagrège dans l’air.

La demoiselle était essoufflée, mais tout autour d’elle, sur un mètre de diamètre, la neige avait fondu.

Encore plus loin autour d’elle, des mottes de terre se multipliaient. Elles ne dépassaient pas la taille d’un trou de taupe, mais il y en avait plus d’une centaine.

Heraldos : « Tu ignores encore ce que tout donner signifie. »

Je ne pouvais le nier. Malgré toute ma bonne volonté, comme s’il s’agissait d’une malédiction, tous les forts sentiments que j’accumulais s’évanouissaient dans mon sommeil. Chaque matin, je me relevais le cœur vide, l’âme terne. Parfois, certaines choses demeuraient en moi, mais ce n’étaient que des traces. Parfois, le dernier rêve de ma nuit m’insufflait de l’énergie. Mais ça n’était jamais grand-chose. Tout ce que je vivais se mourrait si vite en moi que je ne parvenais pas à tirer la détermination qu’il me fallait pour poursuivre le but que je m’étais fixé.

Lucéard : « C’est vrai… Je sens au fond de moi que je pourrais faire plus, et pourtant, j’essaye de me donner à fond… »

Heraldos : « Si c’était le cas, ne penses-tu pas que le résultat serait différent ? »

Lucéard : « Ah ça… Je ne sais pas. Je n’ai peut-être pas beaucoup de talent. »

Je reçus un coup de bâton que je n’attendais pas, et dont la violence me surprit. Moi qui croyais avoir la tête dure, je me retrouvais déboussolé.

Heraldos : « Ne prononce plus jamais ce mot. »

J’avais appris à reconnaître la colère véritable dans les traits de son visage. Sans qu’il soit plus effrayant que d’habitude, je lus dans d’infimes détails la fureur qui l’envahissait.

Heraldos : « Ceux qui croient au talent se désintéressent de l’effort. La question n’est pas de savoir si certains ont plus de facilités que d’autres. Cela ne doit jamais affecter ton rapport avec tes propres performances ! »

Je me relevais lentement, intimidé par ce haussement de ton.

Heraldos : « Si tu souhaites tant t’améliorer, tu dois te débarrasser de ce qui te retient, ce qui nourrit ta médiocrité : tes doutes, ton manque de confiance en toi, les limites que tu t’imposes, les sentiments superflus. Que tu sois plus faible que les autres n’est plus à prouver, mais si tu laisses cette vérité influencer ton jugement, tu ne progresseras jamais. »

Lucéard : « Je n’irai pas jusqu’à dire que je suis faible, mais bon… »

Visiblement contrarié, il me tourna le dos et s’enfonça plus profondément dans la forêt.

Heraldos : « Suis-moi ! »

Je le rejoins aussitôt. Le sentier qui montait à l’ouest avait disparu sous la neige, mais nous avancions.

Heraldos : « Régularité, Volonté, Passion, Spontanéité, Concentration, Observation, Abnégation, Persévérance. Ce ne sont que huit qualités parmi tant d’autres qui te permettront d’obtenir ce que tu cherches. »

Lucéard : « Vous pouvez répéter ? Ou alors en enlever quelques unes, parce que ça fait beaucoup d’un coup. »

Je reçus le coup de bâton qui me pendait au nez.

Heraldos : « Si tu veux progresser de manière significative, tout cela est important, tu ne peux pas te permettre de faire l’impasse sur une seule d’entre elles. »

Le chemin avec lui s’annonçait long. Il s’éclaircit la gorge.

Heraldos : « La régularité est la force la plus douce. Le simple fait de pratiquer assidûment t’octroiera toujours des résultats, sans même que tu t’en rendes compte. L’intensité est aussi importante, mais elle n’est rien sans la régularité. Celui qui attend d’être bon attendra toute sa vie. Il n’y a que la pratique qui transforme les rêves en réalité. »

Jusque là, ça va. Même si je n’ai pas eu trop le choix.

Heraldos : « Tu as une motivation, n’est-ce pas ? Tu t’es déjà fixé un objectif clair ? Tu sais pourquoi tu t’entraînes ? »

Lucéard : « Oui ! »

J’étais satisfait de remplir aussi ce point.

Heraldos : « Alors pourquoi n’es-tu pas motivé ? Tu dois porter tes résolutions en toi à chaque instant. Rien ne fane plus vite qu’une résolution qui n’est pas irriguée par des sentiments profonds. Voilà ce qu’est la volonté. »

Ma joie redescendit aussitôt. C’était là mon plus gros problème. Je pensais même être incapable de pouvoir y remédier. Que pouvais-je y faire après tout ? Ne plus dormir ?

Heraldos : « Que tu le veuilles ou non, tu seras aussi ralenti si tu ne prends pas plaisir dans ce que tu fais. Mais est-ce ton cas ? Les combats te répugnent-ils vraiment, Lucéard ? »

Lucéard : « Euh, eh bien… La plupart du temps, j’ai dû combattre en mettant ma vie en jeu, celles de mes adversaires, et celles d’autres personnes impliquées. J’associe les combats à la douleur, à la peur, et à la mort. Et pourtant, je dois dire que je n’y vois pas que ça… Il faut bien reconnaître que quand les enjeux étaient moindres, j’ai pu apprécier certains combats. Mais j’espère que je n’y prendrai pas trop goût… »

Heraldos hocha la tête un coup. Il se satisfaisait de mon honnêteté.

Heraldos : « Tu finiras par abuser de ta force, sois en certain. Mais nous y reviendrons. »

Rassurant…

Heraldos : « Il te faut aussi être spontané. Voilà bien un des points qui te fait le plus défaut. Tu ne fais que suivre mon entraînement, mais serais-tu capable de fournir quelque chose d’original à ton programme sans mon aide ? »

N’importe qui de mentalement sain ne s’infligerait pas à soi-même ce que vous m’infligez.

Heraldos : « Ton corps est naturellement paresseux. Il est programmé pour l’être. Il compte survivre en s’économisant. En répétant toujours les mêmes exercices, à la même intensité, dans le même ordre, ton corps finira par s’y habituer, et trouvera le moyen d’en faire le moins possible. C’est inéluctable. Voilà pourquoi tu dois varier autant que possible, sans forcément être chaotique au point de te décourager. La preuve en est que certains types d’exercices qui t’en faisaient baver te font aujourd’hui bâiller. Tu dois t’extraire de ce que tu connais déjà, ou tu n’apprendras jamais rien de nouveau. »

Il compte énumérer toutes les qualités dont il parlait ?

Le vent de ce début de matinée s’était calmé. Un ciel grisâtre continuait de recouvrir la cime des arbres.

Heraldos : « La concentration est toute aussi importante. Si tu penses à autre chose, tu ne feras rien. Ton attention doit être sur ce que tu cherches à améliorer, tu ne dois penser qu’à ça. »

De son côté, Ellébore bondissait, et bondissait encore sur place. Elle avait parfois l’impression de léviter, mais retombait aussitôt, puis bondissait encore. Elle regardait droit devant elle, mais elle ne voyait que ce qui se produisait à l’intérieur d’elle.

Heraldos : « Tu dois observer pour apprendre. Tout ce qui te manque pour progresser t’est inconnu. Il faut que tu voies plus loin que tu n’as jamais vu. Que tu voies là où tu n’as jamais regardé. Tu dois pouvoir reconnaître dans tout ce qu’il y a autour de toi, la réponse que tu cherches. Mais tu dois aussi t’observer toi-même et y découvrir ce qu’il te manque. Il y a certaines choses que tu dois penser par toi-même pour pouvoir évoluer. »

Tiens… Mais ça me rappelle quelque chose, ça…

Heraldos : « L’abnégation, car tu ne peux pas t’attendre à t’améliorer sans accepter les souffrances que cela implique. Tu sacrifies toujours quelque chose en toi pour le bien de celui que tu deviendras. La douleur de la discipline est pire que celle du regret, mais elle n’a aucune amertume. La difficulté n’ira qu’en s’accentuant, les choses sont ainsi faites. Si tu es prêt à faire face, tu seras toujours justement récompensé. »

Lucéard : « Tout ce que vous dites, ça me rappelle… »

Je réalisai progressivement quelque chose.

Heraldos : « Enfin, il y a la persévérance. Accepter la douleur, l’inconfort de l’entraînement te mènera loin. Mais si tu n’acceptes pas l’échec, tu ne deviendras jamais vraiment bon en quoi que ce soit. Tu n’as pas à les prendre avec philosophie, la douleur de chacun de tes échecs doit être à la hauteur de tes attentes, si tu veux pouvoir t’en relever plus fort. Toutes les occasions d’abandonner sont des chances de pouvoir réessayer, avec plus de force et plus de sagesse que la fois d’avant. »

J’avais finalement bu chacune de ses paroles.

Nous nous approchions du sommet de cette colline, qui se trouvait être une clairière, pareille à une bosse couverte d’une fine couche de neige.

Lucéard : « Je pourrais presque vous citer tous les exercices où vous m’avez appris ces leçons… »

Le maître paraissait déçu que je n’ai pas fait le rapprochement plus tôt. Il s’arrêta, et se tourna vers moi.

Heraldos : « Pour atteindre l’excellence, la première chose à apprendre est la bonne méthode d’apprentissage. »

Lucéard : « Si vous le dites. M’enfin, j’avais beau avoir su toutes ces choses au moment où j’en avais besoin pour réussir une de vos épreuves, ça n’empêche pas que je me retrouve à ne plus avoir l’impression de progresser. »

Heraldos : « Avec un peu d’introspection, tu devineras par toi-même ce qu’il te manque. Comme je l’ai dit, il y a énormément de qualités qui mènent au succès. Et elles ne sont pas innées, Lucéard. Tu peux les développer, comme tu développes chacun de tes muscles. »

Le maître me lança Caresse, que j’attrapais habilement.

Heraldos : « Comme tu l’as dit, tu as déjà su toutes ces choses, mais la leçon du jour concerne la plus importante des vertus. »

Quelques raies de lumière perçaient entre les épais nuages, et venaient illuminer les branches enneigées.

Heraldos : « L’effort, Lucéard, est le pouvoir de renouveler chacune des qualités dont tu as besoin pour progresser. C’est le pouvoir d’obtenir tous les autres. Cette force intérieure se nourrit de ce que tu as de plus fort. Tu auras toujours quelque chose de défaillant en toi, et même sans forcément l’identifier, tu pourras passer outre, compenser, remplacer, sublimer. Quand quelque chose te manquera, avec tout ce que tu as, tu pourras trouver ce qu’il te faut, et grâce à cette synergie, tu ne t’égareras plus jamais. »

Il frappa le pied de son bâton au sol un seul coup, ce qui suffit à faire tomber la neige du haut des arbres environnants.

Heraldos : « Tu n’as jamais stagné, Lucéard. Mais si c’est ce que tu crois, alors prouve-toi le contraire. Dépasse-toi ! »

Tout autour de moi, des pantins de bois sortirent de la poudreuse. Il y en avait une dizaine. Il n’y avait décidément pas une journée sans que ces marionnettes possédées qu’affectionnait le maître me prennent pour cible.

Elles faisaient toujours une tête de moins que moi, et avaient une simple boule en guise de visage. Ce qui permettait de différencier chacune d’entre elles était le visage qu’on leur avait dessiné. Je me demandais sans cesse si le vieil homme ne les dessinait pas lui-même.

Celles-ci étaient toutes pourvues de lames affûtées.

Je dégainai Caresse, et me mis en garde sans perdre un instant.

Vous tombez à pic. Après tout ce que j’ai entendu, j’ai envie d’en découdre.

Lucéard : « Amenez-vous ! »

-4-

Un premier pantin, au visage blasé, vint m’attaquer le premier. Je le repoussais aisément.

C’est la première fois que j’en affronte autant en combat régulier. Mais je peux le faire !

Un d’entre eux, une grimace espiègle peinte sur le visage, avait profité de l’occasion pour me frapper dans le dos.

Avec un mouvement que j’avais répété bien trop de fois, je parai le coup sans avoir à me retourner, puis contre-attaquai aussitôt.

Le pantin s’esquiva prestement, et reprit ses distances.

Un troisième, les sourcils froncés rouges, empoignait le sabre massif qui avait été le fil rouge de mon entraînement, et frappa de toutes ses forces. J’absorbai le coup avec vélocité, et lui rendis un coup de pied au visage qui le désarma.

Lucéard : « Je ne me souvenais pas que Caresse était si légère ! J’ai l’impression de pouvoir réussir certains mouvements plus aisément. »

Heraldos était monté sur un arbre à feuilles caduques, dont l’écorce avait noirci. Il m’observait, le regard sévère.

Heraldos : « Que croyais-tu ? Que ces deux dernières semaines n’avaient servi à rien ? Quelle impertinence. Pourquoi être revenu dans cette forêt si tu ne croyais plus aux bienfaits de mon entraînement ? »

Je tentais de garder mes adversaires à distance. Je bondissais, et me laissai glisser, faisant virevolter la neige autour de moi et ma lame.

Lucéard : « J’ai compris le message ! Vous ne m’entendrez plus dire que j’ai l’impression de stagner. Tant que je continue, je m’améliore, même si je ne parviens plus à le remarquer. »

Un des pantins avait sa lame rangée, les paupières dessinées fermées, comme s’il dormait. Néanmoins, quand il vit une ouverture, il dégaina son arme et tenta un coup d’estoc que je réussis une fois de plus à parer.

Je me suis vraiment habitué à l’autre arme, mais à chaque geste, je me réadapte à Caresse, et je me sens plus habile que jamais.

Je parais une série de coups. Chacun d’entre eux avait sa propre façon d’attaquer. Un pantin dont les yeux étaient des flammes oranges frappait de plus en plus fort à chaque coup. Mais ne parvenait jamais à m’atteindre.

Un autre au sourire rose, continuait lui aussi d’échouer, mais attaquait avec beaucoup de vivacité. L’encre vernie sur son visage donnait l’impression qu’il s’amusait beaucoup.

Lucéard : « Je crois que je comprends ce qui se passe ! »

La situation était très désavantageuse pour moi, mais je commençais à y voir plus clair. Il me fallait commencer par en abattre un.

Je venais de parer le coup du pantin au visage gris. Et pendant qu’il se reculait, je le pris en chasse et d’un seul coup, je le pourfendis.

Sa tête s’envola dans une traînée de neige.

Celui-ci symbolisait la régularité. Il m’attaquait toutes les dix secondes, toujours à la même intensité. Chacune des marionnettes à son propre paterne de mouvement, qui correspond à la description que m’en a fait le maître. Et c’est là où se cachent leur point faible.

Deux pantins m’encerclèrent aussitôt. Le premier l’air concentré, le second l’air enragé.

Jusque-là, celui de la concentration et celui de l’observation ont pris leur temps pour attaquer. Tandis que celui de la volonté et celui de la persévérance ont eu tendance à s’empresser de frapper.

Avant même que Concentration ne trouve une ouverture, je lui tranchais le bras.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Un bouclier apparut derrière moi. La lame épaisse de Volonté s’était vainement heurtée contre le bas de mon sort qui était à un bon mètre de hauteur.

Les coups de Volonté sont très investis. Mais ses assauts sont toujours très simples, et j’étais sûr qu’il allait se retrouver dans cette situation.

Je me tournai et m’accroupis avant de trancher à la taille le pantin de bois, pris au dépourvu.

Heraldos : « Pas trop tôt, Lucéard. »

Quoi qu’il en dise, il était content de voir que la situation se débloquait.

Une des poupées maudites qui se battaient pour Heraldos avait un visage mieux dessiné que les autres. Il y avait une certaine fureur dans son regard doré. Mais il n’attaquait pas.

Avec une étrange magie, il reformait les corps de ses camarades pour qu’ils reviennent au combat comme neuf.

Si on se fie à la vision des choses du maître, celui-là ne peut qu’être Effort. Et c’est celui que je dois abattre en priorité !

Un pantin pourvu d’une grimace noire et résignée m’attaqua avec deux sabres.

Je m’esquivai et tranchai son crâne en deux d’un seul mouvement, mais celui-ci continua l’assaut. Il effleura les poils de la peau de bête qui couvrait mes épaules.

Quoi ?! Mais tous les autres s’immobilisaient après que leur corps ou leur tête aient été endommagés !

Je bondissais en arrière, quitte à m’éloigner de ma cible. Le pantin au visage sombre était trop dangereux.

Mais oui… Ce doit être abnégation !

J’esquivai aussitôt une autre attaque. Cette grise et morne expression était régularité. Les vaincus étaient donc déjà de retour.

Ils étaient tous autour de moi, et ne comptaient pas me laisser un seul instant de répit.

Lucéard : « … ! »

Il en manquait un, et à l’instant précis où je le réalisai, je claquai des doigts dans la panique.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Une longue lame s’abattit sur le bouclier qui m’entourait.

Au-dessus de moi se trouvait celui au visage de couleurs arc-en-ciel, dont l’expression semblait se moquer de moi.

Spontanéité… !

Celui que j’identifiai comme Observation attaqua au moment où mon bouclier disparut. Je parvins à lui rompre le crâne, avant de me faire attaquer par trois d’entre eux simultanément.

J’effectuai une roulade en arrière pour pouvoir reprendre le contrôle sur ce combat. Mais le rythme était effréné et je ne pouvais pas gagner à l’usure. Il me fallait trouver une solution avant de manquer d’endurance.

Je reconnus à son visage Persévérance, et perforai son torse immédiatement. Ce n’est qu’alors que je réalisai que quelque chose clochait.

Tiens, Perséverance n’a pas la même arme… ?

Une lame sortit de sa tête, manquant de peu de m’éborgner.

Lucéard : « Comment ?! »

Je réalisai enfin. Celui que j’avais pris pour Persévérance n’était autre qu’Abnégation qui s’était fait dessiner un autre visage dans le dos, pour qu’ensuite Spontanéité se serve de lui comme d’un angle mort pour une attaque-surprise.

Ils sont capables de faire des attaques combinées aussi bien pensées ?!

Je me retrouvais une fois de plus totalement encerclé par les pantins, qui bondirent les uns après les autres, bloquant toutes mes voies de retrait.

Lucéard : « MAGNA ANGUEM IRIDIS ! »

Un ruban sortit de l’instrument et s’enroula tout autour de moi, lacérant quelques-uns de mes adversaires dans son sillage et m’entourant d’un voile de neige, avant de finalement prendre pour cible Effort. Le corps perforé d’Abnégation s’interposa et fut détruit à sa place.

Je tranchai Volonté et Passion avant de reprendre mes distances.

Lucéard : « Zut ! »

Ils revinrent à la charge aussitôt.

Le fracas du métal résonnait entre les arbres.

Je multipliais les tentatives sans parvenir à atteindre Effort, jusqu’au moment où je perçus un chemin entre mes adversaires qui menait à leur soigneur.

Lucéard : « Cette fois-ci, tu ne t’échapperas pas ! »

Je passais en force entre les marionnettes, je parai, et esquivai les coups avec brio. Rien ne pouvait plus m’empêcher de frapper directement Effort.

Lucéard : « LAMINA EIUS ! »

Arrivé presque à portée, je lançais un sort, espérant le prendre par surprise, mais celui-ci l’évita aisément, comme je m’y attendais. J’empoignai Caresse des deux mains.

Lucéard : « Prend ça ! »

Alors que j’abattais ma lame, l’immense épée de Volonté s’interposa. Sa force était prodigieuse, et je fus forcé de reculer.

Lucéard : « Rah, encore raté ! »

Persévérance, dont la puissance et la technique n’avaient eu de cesse de s’accroître depuis le début, souleva Abnégation, et le projeta de toutes ses forces dans ma direction.

Lucéard : « LAMINA EIUS ! »

Avant même que le sort n’atteigne sa cible, Spontanéité sortit de sous la neige à quelques centimètres de moi. Observation et Concentration avaient jugé le moment opportun pour se joindre à l’attaque groupée.

Ah ! Je ne peux pas utiliser de bouclier tant que le lamina est là !

Lucéard : « Mais je ne perdrai pas ! »

Je parai à l’aide de Caresse les attaques d’Observation et Concentration dans un mouvement d’une précision extrême, avant d’envoyer mon pied pour dévier la trajectoire du bras de Spontanéité.

J’avais réussi à les repousser tous en même temps.

Lucéard : « Parfait ! »

Mon sourire se redressait, et l’adrénaline me fit provisoirement oublier que j’étais déjà à bout de souffle.

Lucéard : « Amenez-vous ! »

Je frappais la lame de Volonté, et réussis à le déstabiliser, avant de le pourfendre, puis j’en fis autant avec Passion.

Persévérance bondit et frappa plus fort que jamais. Le choc de ma parade souleva les flocons tout autour de nous. Usant de tout son poids, son épée confronta mon cimeterre quelques secondes avant d’être repoussée.

Lucéard : « Yaah ! »

Je sentis quelque chose tout proche. Quand je reconnus Régularité, il était trop tard.

Je tombais sur les fesses dans la neige. Avais-je réussi à esquiver ce coup ?

J’amenai ma main contre ma joue. Une légère entaille s’y était formée.

Lucéard : « J’y crois pas… »

Une infime quantité de sang teignait mes doigts.

Ils n’ont pas arrêté de progresser depuis le début de ce combat… En ai-je fait autant ?

Régularité accourut vers Effort et lui tendit la lame ensanglantée.

Une bouche carrée s’ouvrit sur le pantin soigneur qui avala l’épée toute entière.

Lucéard : « Qu’est-ce qu’il fait ? »

Tous les autres s’étaient arrêtés de combattre, et revinrent vers leur chef.

Ils s’enfuirent tous dans un amas de neige fraîche au bout de la clairière.

-5-

Je me relevais, perplexe, plissant les yeux pour apercevoir quelque chose.

Un bras long et massif d’un bois identique à ceux de mes ennemis articulés sortit de ce bloc de neige, puis un second. La tête d’effort sortit à son tour. Une lueur dorée brillait dans son regard.

Non…

Un corps en chêne immense sortit de la poudreuse dans une explosion scintillante.

Effort faisait plus de huit mètres maintenant, et après avoir fait son premier pas du bout de ses robustes jambes, une dizaine de bras sortirent de son corps, munies des armes de chacun des pantins.

Lucéard : « Ils ont fusionné ?! »

Heraldos : « Hélas, ton échec les a rendus plus forts. Penses-tu être à la hauteur de cet adversaire ? »

Je n’avais pas vécu le combat précédent comme une défaite, et à ma grande surprise, j’étais plus prêt que jamais à en découdre.

Lucéard : « Pour être honnête, je suis bien plus à l’aise contre un seul adversaire, aussi énorme soit-il, que contre une armée de plus petits. »

Le combustible enchanté attaqua le premier, brandissant chacune de ses armes dans un tumulte impressionnant.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Au moment où le bouclier apparut devant moi, j’y bondis les deux pieds en avant pour me propulser quelques mètres en arrière. Le sort se brisa juste après un terrible coup de massue.

Aucune chance de parer des coups comme ça. Il a un total de 18 bras, et une arme différente par main.

Le maître regardait avec intérêt. C’était le moment de lui prouver que j’avais retenu certaines de ses leçons.

Il va falloir ruser pour m’en sortir. Il va falloir développer chacune de mes vertus.

J’observais attentivement mon adversaire.

Son point faible doit toujours être la tête, mais elle est hors de portée, et je ne peux pas m’approcher.

Lucéard : « MAGNA LAMINA EIUS ! »

D’un claquement de doigt, je fis jaillir une grande lame de lumière qui fusa jusqu’à lui. Tous ses bras s’interposèrent, et le sort n’atteint pas le corps d’Effort qui était toujours au sommet.

Lucéard : « Zut ! »

J’accourus aussitôt dans sa direction.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Je me servis du sort pour bondir au-dessus de mon ennemi, rengainai mon cimeterre puis sortis ma lyre d’entraînement.

Lucéard : « LAMINA EIUS ! »

D’ici, il ne pourra pas lever tous ses bras assez haut !

Le sort se brisa, comme si un auxilia avait été utilisé autour de sa tête.

Lucéard : « De la magie ? »

Un bras désarmé se hissa jusqu’à moi, espérant m’agripper.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Je me réceptionnai dans les airs sur mon bouclier, et rebondis vers le sol pour m’esquiver. Je me retournais dans la seconde d’après, toujours en apesanteur, prenant pour cible un autre bras qui s’apprêtait à me frapper en plein vol.

Lucéard : « LAMINA EIUS ! »

La lame trancha l’avant-bras du golem. Mais dans l’instant suivant, le bras armé d’une hache tenta de me faucher en l’air.

Je sortis en toute hâte Caresse pour parer le coup, puis, soufflé par la vitesse de l’attaque, réussis à atterrir provisoirement sur la large épée avec laquelle je m’étais entraînée depuis le début du mois.

Je sautais de nouveau, mais fut renversé par un coup précipité de mon adversaire.

Lucéard : « MAGNA AUXILIA EIUS ! »

Dans la confusion, je fis apparaître un bouclier sur lequel amortir ma chute, après avoir frappé les cordes de la lyre avec la main qui la tenait. Il me permit de rebondir avant que je ne touche le sol mais je m’écrasai malgré tout dans la neige quelques mètres plus loin.

Le géant de bois ramassa son bras manquant et le remit en place. La magie d’Effort opéra, et il était de nouveau lié au reste du corps.

Lucéard : « Attaquer son corps ne m’avancera décidément à rien… Et sa tête est protégée par de la magie… »

Heraldos : « Qu’espérais-tu, Lucéard ? Vainqueur a tout ce qu’il faut en lui pour gagner. »

Je me retournais vers le vieil homme, incrédule.

Lucéard : « Ce truc aussi a un nom ?! »

Heraldos : « Oui, et puisque Effort est résistant à la magie, tes sorts ne l’atteindront jamais. »

C’était donc pour ça… Il n’utilise pas de sort de défense. Il a une résistance naturelle à la magie, et un simple lamina ne viendra pas à bout de lui.

Une soudaine douleur retint mon attention. Je m’étais blessé à l’épaule dans ma chute.

Lucéard : « Aïe Aïe… J’ai été un peu trop audacieux. »

Heraldos : « Tu es encore loin d’être prêt pour des combats de haute voltige, Lucéard. Rappelle-toi ce qui t’es arrivé la semaine dernière ! »

En effet, devoir gérer un combat tout en étant dans les airs est vraiment trop risqué pour l’instant.

Vainqueur, comme l’avait appelé le maître, se mit cette fois-ci sur l’offensive. Il continuait d’avancer, me forçant à reculer.

Je peinais à éviter ses coups. Il mit ses deux mains désarmées au sol pour s’incliner en avant, dans le but que ses autres bras puissent être à portée d’attaque.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Je me servais de l’apparition du bouclier pour me décaler de quelques mètres en une seconde, dans le sens opposé à celui de ma fuite.

Dès que je me retrouvais pratiquement sous lui, ses attaques venaient de toutes les directions.

Je reconnus dans ses mouvements qu’il savait comment je fonctionnais. Il avait acquis l’expérience de tous les pantins qui le composaient.

Je finis par m’immobiliser face à lui, après m’être reculé d’encore quelques mètres.

Moi aussi, je peux devenir bien meilleur.

Je me concentrai pour faire le vide. J’analysais la situation avec calme, malgré la menace de mort qui planait sur moi à chaque instant.

La nature se désintéressait de mon combat, pourtant, entre deux battements de mon cœur, le calme était parfait. Le temps se ralentissait à mesure que l’obscurité entourait cette arène enneigée. Il n’y avait plus que le golem de chêne et moi. Ses bras se mouvaient, s’étendaient jusqu’à moi. C’est à ce moment-là que je réalisai : en attaquant ainsi avec toute sa force, son visage était plus près de moi que jamais.

Mais oui… J’ai une idée !

Je fis encore un pas en arrière, et levai devant moi la lyre, que j’empoignai fermement.

Je pointais deux doigts en direction de sa tête, comme pour viser.

Lucéard : « LAMINA EIUS ! »

Il savait à présent ce que valait mon sort basique quand il était lancé avec cet instrument et choisit de n’employer que deux paires de bras pour se protéger de mon coup.

Hélas, j’avais seulement feint de viser la tête pour en réalité diriger mon sort vers l’un des bras qui supportaient son poids. Celui-ci fut tranché net, ce qui fit basculer Vainqueur, qui tomba sur ses coudes gauches.

Et maintenant, il est temps de me montrer à la hauteur de Spontanéité !

Je révélai à nouveau Caresse et la jetai aussitôt dans les cieux, avant de crier de toutes mes forces.

Lucéard : « MAGNA ANGUEM IRIDIS ! »

Le ruban qui apparut s’enroula autour du manche de l’arme, à la grande surprise du vieil observateur.

Lucéard : « Maintenant ! Moresque du Serpent ! »

Le sort ondula violemment frappant à plusieurs reprises l’adversaire, le lacérant à divers endroits. Le maître était plus concentré que jamais sur mon combat.

Cette technique n’est pas totalement originale, je l’avoue, mais cette fois-ci, c’est ma propre version !

Le dernier coup prit pour cible la tête du golem.

La moitié de ses bras tranchés, il tenta de remettre tout son poids sur ses pieds pour s’éloigner, mais le ruban était plus rapide que lui.

Des petits bras sortirent tout autour d’Effort, après que des trous se soient ouverts au niveau de ce qu’on pouvait considérer comme ses clavicules. Il devait s’agir des bras d’origine des autres pantins. Toutes leurs mains s’unirent pour arrêter le cimeterre dans sa course juste avant qu’il n’atteigne sa cible.

Je retirais précipitamment Caresse avant que le sort ne se désagrège mais du dos d’une de ses immenses mains, Vainqueur expédia mon cimeterre sur le côté, et sa lame s’enfonça dans la neige.

Malgré tout, Effort avait maintenant une large balafre à l’œil.

Lucéard : « Même sans magie, ça s’annonce difficile d’atteindre sa tête. Mais raison de plus de penser qu’il s’agit de son point faible. »

Heraldos : « Impressionnant. Voilà que tu nommes des attaques par toi-même. Quel progrès inattendu. »

Lucéard : « Un de mes cousins dit toujours que donner un nom à quelque chose confère une âme à l’objet, et que nommer ses attaques leur confère un véritable pouvoir. »

Même si c’est surtout ridicule quand c’est lui qui le fait.

Heraldos : « Je ne savais pas que tu avais des personnes aussi cultivées dans ta famille. Sache que pousser un cri avant une attaque a souvent fait ses preuves, et nombreux sont ceux qui pensent que cela confère de l’énergie à l’attaquant. »

Lucéard : « Ah ? Alors c’est en partie vrai ? »

Heraldos : « Plus que ça, on raconte aussi que les dieux confèrent des pouvoirs aux attaques qui ont un nom. Voilà pourquoi les techniques spéciales sont systématiquement nommées. »

C’est fou. Il faudra que je dise à Kana de transmettre cette information à Talwin.

Je me frottais le menton quelques instants.

Non, je vais plutôt garder ça pour moi, je pense que ça vaut mieux.

J’entendais le bois craquer à côté de moi. Il était déjà à portée, prêt à conclure ce match.

Je n’avais plus que ma lyre pour me battre.

Non, j’avais encore une autre arme.

J’évitais un coup de poing direct, qui souleva la poudreuse.

Je peux le faire… !

Je me mouvais entre ses coups, et contre-attaquais avec mes sorts offensifs.

J’avais accumulé depuis le début de ce combat une force profonde. Au plus profond de mon cœur, le désir intense de vaincre embrasait chacun de mes muscles. Il se propageait en éclairs dans tout mon système nerveux.

Cette cible d’entraînement jouait le rôle des ennemis dont je n’avais pas pu venir à bout, des combats qui n’avaient pas su être gagnés.

Je suis plus rapide.

Des lames de lumière fendaient les cieux, les unes après les autres, lacérant provisoirement les membres qui me prenaient pour cible.

Je suis plus puissant.

Un coup, même s’il ne parvint qu’à m’effleurer, me fit perdre l’équilibre.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Le sort ne put me protéger de la force de ces phalanges de bois, et je fus éjecté quelques mètres plus loin, me relevant aussitôt, couvert de neige.

Je suis plus robuste.

Je revins à la charge, sans flancher un seul instant.

Lucéard : « ANGUEM IRIDIS ! »

Mon ruban s’engouffra sous la neige, agrippa Caresse, et la ramena à moi.

Je ne peux pas rester sur la défensive plus longtemps, je sens mon mana faiblir, et mon corps s’engourdir. Il faut que ma prochaine action soit décisive.

Après une lente inspiration, le monde semblait s’obscurcir une fois de plus. Peut-être n’était-ce là que la façon dont je percevais les choses, mais je ressentais plus que ça. Quelque chose s’éveillait lentement.

Le golem attaqua de tous ses bras simultanément, utilisant son élan pour garder l’équilibre.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Je bondis quelques instants avant que le sort n’apparaisse et me projetai en l’air, au-dessus de mon adversaire.

Le maître soupira. Ce n’était pourtant pas mon genre de prendre des risques inutiles. Je n’avais rien d’un casse-cou, mais je ne voyais pas comment finir ce combat autrement.

Victoire leva tous ses bras vers les cieux avec fureur, dans un torrent neigeux.

Lucéard : « AUXILIA EIUS ! »

Je créai un bouclier sous moi et l’impact du bois sur la sphère élastique me projeta encore bien plus haut.

Mon cœur battait dans mes oreilles, et me retrouver plus haut que la forêt me terrifiait. Et pourtant, avec un calme étrange, je laissais mes pieds se tourner vers les nuages.

Heraldos : « Oh… ? »

Mon visage faisait face à celui d’Effort, qui levait les yeux vers moi.

Lucéard : « Cette fois-ci, je réussirai ! »

La lyre d’entraînement luisait intensément.

Lucéard : « MAGNA AUXILIA EIUS ! »

Toujours porté par le choc précédent, mes pieds atteignirent le sort, à plus d’une dizaine de mètres du sol. La tête en bas, je rangeais l’instrument, tandis que mes pieds s’enfonçaient plus encore dans le bouclier d’énergie.

L’effet de ressort propulsa mon corps droit sur mon adversaire. Je dégainai Caresse.

Lucéard : « Il ne peut y avoir qu’un seul vainqueur ici ! Disparais ! »

Mon cimeterre plongeait droit vers le crâne d’Effort. Ses bras les plus grands n’eurent pas le temps de s’interposer. Seuls ceux qui assuraient la défense rapprochée de la tête du golem me barraient la route.

Lucéard : « MAGNA ANGUEM IRIDIS ! »

Un ruban étincelant jaillit d’un claquement de doigt. Il tourbillonnait tout autour de moi à toute vitesse.

Lucéard : « Aaah ! »

L’anguem perfora tous ses bras et le prince au cimeterre pourfendit le crâne d’Effort, lacérant une partie du dos de Vainqueur dans son sillage.

Je me réceptionnai au sol en une roulade parfaitement exécutée, sans même utiliser de sort.

Le grand corps de bois derrière moi se disloqua lentement, comme si l’envoûtement était rompu.

Je rengainai Caresse, haletant, puis me tournai pour apercevoir le cadavre de bois se heurter au sol dans un nuage de flocons.

Lucéard : « J’ai… J’ai gagné ! »

C’était ma première grande victoire de cette nouvelle année. Je m’étais prouvé à moi-même que mon entraînement avait porté ses fruits.

Le maître me fixait, la bouche entrouverte. J’étais allé au-delà de ses attentes.

Je me laissais tomber dans la neige, les bras tendus, et poussai un long soupir de relâchement.

L’instant d’après, le maître était à côté de moi.

Heraldos : « Y a t-il vraiment de quoi se réjouir autant ? D’ici peu, tu seras à nouveau en train de te lamenter sur la stagnation de tes compétences. »

Lucéard : « Je n’ai jamais rien fait de tel… ! »

-6-

Quand apparurent les premières étoiles derrière ce ciel jaune et terne, j’étais au sol, la tête dans la neige. Mon corps tout entier tremblait, non pas à cause du froid mordant, mais de la rudesse de la cuisante défaite qui venait de m’être infligée. Un pantin à l’apparence féminine, aux vêtements garnis de froufrous et de dentelle, et à la longue perruque soyeuse, s’éloignait dans la forêt, en se dandinant.

Lucéard : « …Pourquoi… ? »

Expirai-je douloureusement.

Mahoganie, cette marionnette possédée au regard séduisant venait de me rosser avec une batte plate, comme elle en avait l’habitude. Après ça, elle m’humiliait davantage en me couvrant de câlins avant de repartir dans son antre.

Je n’avais jamais eu autant d’espoir de la vaincre qu’aujourd’hui, et pourtant, la fatalité m’avait rattrapé.

Pourtant, cette redoutable adversaire, à qui j’avais dû trouver un nom, essayait de m’amocher le moins possible, et ses quelques côtés humains avaient fini par m’attendrir. Et pourtant, mon envie de la voir mordre la poussière ne cessait de croître.

Le maître avait conclu chaque entraînement de cette semaine par ce qu’il appelait le “rendez-vous galant”. Et aujourd’hui encore, cette défaite qui venait clore la journée me ramenait à de tristes constats.

Lucéard : « …Encore… Perdu… »

Heraldos : « La vie est faite de cycles, Lucéard. »

Le vieil homme était de nouveau là. Il me toisait, comme pour me faire comprendre qu’il avait eu le dernier mot.

Heraldos : « Tu as beaucoup appris aujourd’hui, mais comme tu l’as si bien remarqué, tu eus su la plupart de ces choses. Et toute ta vie, tu devras réapprendre les mêmes leçons des mêmes échecs, dans l’espoir vain de ne plus jamais les oublier. »

Ce discours passablement pessimiste m’inspira un long soupir.

Néanmoins, je me relevai dans l’instant qui en suivit.

Lucéard : « Il y aura bien un moment où je ne répéterai plus les mêmes erreurs. »

Heraldos : « Je te le souhaite. »

Avant qu’il ne fasse entièrement nuit, nous rentrâmes à pas lents vers la maisonnette, accompagné d’un pantin animé dont le cœur se faisait une lampe à huile.

Heraldos : « Tu m’as l’air d’avoir encore de l’énergie. »

Lucéard : « Je pense être assez motivé, mais physiquement, je suis prêt à m’écrouler. Je pourrais peut-être réessayer la détection magique ce soir, mais je ne pourrais pas faire plus. »

Heraldos : « J’avais d’autres plans pour toi. Tu m’as bien parlé d’un mage l’autre jour ? Un mage qui t’avait infligé une sévère défaite. »

Lucéard : « Euh… Oui. Oui… »

Je baissais les yeux vers le sol.

Heraldos : « Sais-tu ce qu’il y avait de différent entre toi et ce mage ? Comment s’appelait-il ? »

Lucéard : « …Dulce. »

Le maître se frottait la barbe. Il aimait savoir que le poids de cet échec était toujours en moi.

Heraldos : « Eh bien lui, vois-tu, savait certainement utiliser la magie comme il se doit. »

Lucéard : « Et moi non ? »

Soufflai-je, tout en haussant les épaules nonchalamment.

Heraldos : « La magie est l’énergie de la vie. La force en toi qui peut faire plier l’univers. Tu donnes forme à ce pouvoir. Il ne s’agit pas que d’incantations. Prends ta magie musicale par exemple : elle est extrêmement malléable. Tu n’utilises plus ton bouclier magique comme un simple bouclier, n’est-ce pas ? »

Lucéard : « Vous êtes en train de dire que je sais l’utiliser, donc. »

Je reçus deux coups de bâtons.

Lucéard : « Aïe ! »

Heraldos : « Mais la magie de ce “Dulce”, qu’avait-elle de différent ? »

Je me replongeais une fois de plus dans ce souvenir désagréable.

Lucéard : « Il utilisait toutes sortes d’éléments pour se battre. Il se servait d’un sceptre comme d’un catalyseur je pense. Je me souviens surtout de ses lames de vent. Elles ont tranché mon auxilia sans effort. Je pense qu’il utilisait aussi un bouclier. Invisible, mais extrêmement robuste. Je suis prêt à parier qu’il l’avait en permanence autour de lui. »

Heraldos : « Il avait donc une attaque inarrêtable, et une défense infranchissable. N’est-ce pas là le point culminant des arts de combat ? Pourquoi n’en ferais-tu pas autant ? »

Il me vit grimacer aussitôt. L’idée de rendre mes lamina plus tranchants venait de m’effleurer l’esprit, mais ça ne me tentait pas.

Lucéard : « Je vous vois venir : si je propose de rendre mes sorts plus dangereux qu’ils ne le sont déjà, vous allez me matraquer avec votre fichu bout de bois. »

Heraldos : « Des magies souples comme les vôtres se plient aisément aux intentions de leur utilisateur. Le mage opère un travail de matérialisation plus ou moins complexe qui dépend de leur capacité à visualiser, et à ressentir. C’est ce que tu fais lorsque tu utilises ton ruban et ton bouclier. »

Lucéard : « Pour l’anguem, c’est comme si je composais en temps réel la mélodie qui allait donner le rythme et les spécificités du sort. J’avais lu qu’il valait mieux jouer le morceau jusqu’à ce qu’il ne se rompt, mais j’arrive à faire sans, et c’est tant mieux, car je n’ai jamais le loisir de gérer ça pendant un combat. »

Je m’adonnai à ce travail de réflexion qu’il me proposait, sans savoir dans quelle direction il souhaitait que j’aille.

Lucéard : « Quant au bouclier, les premières fois où je l’ai utilisé, je n’avais même pas besoin de visualiser quoi que ce soit, il apparaissait aussi souple que je le veuille sans que je n’y réfléchisse trop. Cependant, après ma rééducation, j’ai mis du temps avant de pouvoir modeler ce sort comme je le voulais. »

Heraldos : « Tout cela est une question d’affinité, tu t’en doutes. Néanmoins, la question que tu dois te poser est “que puis-je faire contre un adversaire dont je ne peux briser le bouclier magique ? “. Tels que sont tes sorts, pourras-tu venir à bout d’un mage comme Dulce ? »

J’étais plus perplexe encore que l’instant d’avant. Même en explicitant les choses, je ne savais toujours pas quoi en déduire.

Mes lamina ont naturellement tendance à repousser mes cibles. Même si ces lames de lumières ne laissent que des bleus sur le corps, le choc peut rapidement mettre un ennemi hors d’état de nuire. Je ne veux pas non plus lacérer des gens.

Heraldos : « Eh bien tu y réfléchiras. Tant que tu ne sais pas ce que tu comptes faire de ta magie, tu ne pourras pas viser plus haut, Lucéard. »

Je lui répondis d’une grimace dubitative. Je n’avais toujours aucune idée de ce que je pouvais changer.

Heraldos : « Bien, nous y sommes. »

Nous n’y étions pas. Il n’y avait ni lac, ni vitres éclairées par le feu de cheminée. Nous étions plus profondément encore dans la forêt.

Lucéard : « Oh pitié… »

-7-

Quelques heures plus tard, Ellébore passa la porte de ce qui lui servait de chambre et s’avança, couverte de tissus épais, jusqu’au foyer. Quand elle put ressentir la douce chaleur des flammes, elle vit le prince endormi à ses pieds.

Ellébore : « Encore une dure journée, hein ? »

Elle-même exténuée, elle prit plaisir à me voir dormir si sereinement, et se coucha à son tour, soulagée à l’idée de pouvoir me rejoindre au pays des songes.

Les prochains jours furent aussi éprouvants. Il y avait toujours un moment de la journée, la plupart du temps au coucher de soleil, où je retrouvais Mahoganie sous un grand arbre.

Je devenais un meilleur épéiste chaque jour. Pourtant, à chaque défaite qu’elle m’infligeait, une nouvelle conviction grandissait en moi : je pensais qu’il me fallait trouver une réponse avant de pouvoir la vaincre. Le jour où je dépasserai Mahoganie serait celui où je donnerai un sens à ma magie qui m’est propre.

Mais ce jour tardait à venir. L’hiver ne semblait plus finir. Mais par une nuit particulièrement douce et claire, après notre souper, je décidais de me rendre dans mon havre secret. C’était la première fois de cette année que j’en avais l’occasion.

Que ce soit par envie ou par inquiétude, Ellébore m’avait accompagné jusque-là, malgré sa frilosité.

J’aperçus enfin mon rondin de bois favori qui était couvert d’une épaisse couche de neige plutôt que de mousse.

La végétation était toujours trop dense pour voir depuis l’extérieur la scène paisible qui se déroulait ici.

Nous nous assîmes tous deux sur le bois gelé pour contempler le ciel qui nous paraissait presque étranger. Les feuilles tombées cet automne révélaient les écorces noires et pointues qui s’élevaient jusqu’à la lune.

Le silence y était presque angoissant et me faisait regretter la cacophonie des nuits d’été.

La mare dans laquelle je pouvais plonger mon regard pendant des heures était enfouie sous une glace épaisse, mais étrangement, la neige ne l’avait pas recouverte, et l’on voyait encore la lueur énigmatique, presque ésotérique, qui se reflétait à sa surface.

Ellébore : « Tu penses à cette histoire de magie ? »

La détective avait entendu dans mon mutisme ce qui me traversait l’esprit.

Lucéard : « Oui, j’essaye de nouvelles choses ces temps-ci. Je dois être sur la bonne voie ! »

Mon enthousiasme était communicatif.

Ellébore : « J’en suis sûre ! »

La demoiselle se frottait les mains sous ses épais gants, puis les serra entre ses cuisses.

Lucéard : « Tu apprends toutes sortes de magies différentes, toi ? »

Le ton interrogatif de ce constat renseigna la demoiselle sur mes intentions.

Ellébore : « Oui… Question magie, à défaut d’avoir de la qualité, j’essaye autant que possible d’avoir de la variété. Je ne peux rien faire de très élaboré, hélas. Vu les efforts qu’il me faut pour faire une simple flammèche, essayer de lui conférer quelque chose de plus ne serait ni possible, ni utile. »

Autrement dit, elle n’a pas le luxe de se poser les mêmes questions que moi.

Lucéard : « Je devrais peut-être me concentrer sur chacun de mes sorts. Si j’arrive à les rendre plus puissants, je pourrais peut-être leur découvrir plus de possibilités… »

Je n’en devinais pas la raison, mais mon amie se tourna franchement vers moi pour me lancer un grand sourire.

Ellébore : « Au fond, je ne pense pas que tu aies besoin de changer quoi que ce soit. Je suis certaine que ta magie fera toujours le bien partout où tu passes. Je me suis toujours sentie en sécurité à tes côtés ! »

Une lueur s’immisça dans mon regard en entendant une telle déclaration. Je me retrouvais réduit au silence, et continuais de la dévisager, troublé par ses mots, avant de regarder la pleine lune une fois de plus.

Je me suis peut-être posé trop de questions. Il n’y avait probablement pas à chercher très loin.

Ellébore : « Brr, Lucéard, je suis désolée, mais j’ai peur de geler à ce rythme, je crois que je vais rentrer. Ne tarde pas trop toi non plus. »

J’avais encore le cœur chaud de ce qu’elle m’avait dit et en avait pratiquement oublié ce froid mordant. Son regard si attentionné dissipait le vent glacial.

Lucéard : « Puis-je te raccompagner ? »

La demoiselle se leva et me fit face.

Ellébore : « Ne t’inquiète pas pour moi, profite un peu de ta cachette ! Je n’ai pratiquement jamais croisé de monstre sur ce chemin, même de nuit. Et si vraiment je manquais de chance ce soir, tu m’entendras crier, crois-moi. »

Lucéard : « Me voilà plus que pas rassuré du tout. »

Elle se mit à rire avant de claquer des dents à nouveau.

Ellébore : « Peut-être à tout à l’heure si je ne dors pas ! »

Elle me fit un signe de main avant de sortir de mon paradis secret à quatre pattes.

Lucéard : « Dors bien ! »

Un paisible sourire demeurait sur mon visage comme si le froid l’avait figé sur mes traits.

Je regardais à nouveau tout autour de moi.

Faire le bien… C’en est presque décevant comme réponse. Moi qui m’entraînais à faire dévier mes lamina comme Absenoldeb.

Je soupirai, laissant échapper un nouveau nuage, qui tarda à se dissiper.

Mais au fond, pourquoi pas ? Je suis bien content qu’elle voit les choses ainsi.

Et d’une certaine façon, je souhaitais que mes pouvoirs puissent être à la hauteur des espoirs qu’elle plaçait en moi.

Dans la brume de mon prochain souffle je revis quelques-uns des affrontements où j’avais employé mon bouclier. Je revoyais finalement le Giga Auxilia Eius pour lequel ma sœur avait sacrifié sa vie.

Ce que je veux pour mon sort de protection, c’est que ceux qui s’y trouvent s’y sentent en sécurité, qu’ils y soient. Qu’il soit plus fort pour protéger ceux qui m’entourent.

Je revis ensuite les rares combats où j’avais dû recourir au Cura Eius. Je me souvenais surtout de la première fois où j’avais employé sa déclinaison Giga. Je n’avais pas pu empêcher Malice de subir la torture qui devait aujourd’hui encore se perpétuer dans sa chair. Je n’avais pu que lui sauver la vie. Mais j’aurais souhaité tellement plus.

J’aurai souhaité que mon sort de soin referme les plaies du corps comme les plaies du cœur, que ceux qui baignent dans sa lumière voient leurs âmes apaisées, que le traumatisme, la douleur et le malheur se volatilisent aussitôt. Je voudrais qu’ils puissent guérir et ne rien garder de ce qu’ils ont traversé. Quitte à ne plus pouvoir cicatriser mes propres blessures, que tous ceux que je touche soient entièrement libérés des affres qu’ils ont subi.

Je revoyais ensuite mes duels les plus virulents, tous les coups que j’avais dû infliger à mes ennemis. C’était surtout mes deux attaques qui pouvaient me permettre un jour de me tenir sur un pied d’égalité avec des adversaires de la trempe de Dulce, ou des empereurs.

Pour ce qui est de mon lamina…

Un bruissement attira mon attention. C’était un son assez intriguant, et suffisamment proche pour me sortir de mes pensées.

Tiens ?

Je me levai, après avoir reconnu qu’il venait de la mare. La lune était assez lumineuse pour que je discerne la forme sombre qui se démarquait du blanc manteau.

C’était la silhouette d’un oiseau de petite taille, il agitait ses ailes vainement sans bouger d’un centimètre, poussant de temps en temps des cris que je parvenais à identifier.

En m’approchant, ce que j’avais pris pour un caneton s’avéra être un cygneau, la patte collée dans la glace.

Lucéard : « Eh bien, qu’est-ce qu’un bébé comme toi fait ici en plein hiver… ? »

Le fait qu’il soit venu au monde à la mauvaise saison n’avait en réalité que peu d’importance pour le moment.

La bête prit peur en apercevant ma silhouette et se débattit plus fort encore, ce qui semblait être particulièrement douloureux pour elle.

Lucéard : « O-oh non, du calme, petit… ! »

Ma voix le paniquait encore plus, et j’en venais à craindre qu’il ne se blesse gravement dans sa précipitation.

Je me mis au sol immédiatement et frottais mes mains autour de sa patte.

Il faut que je la réchauffe pour faire fondre la glace autour.

Lucéard : « N’aies pas peur, tu vois bien que je ne te veux aucun mal… »

Il y a un an encore, je ne me serais pas imaginé à genoux dans la neige d’une forêt perdue, à venir en aide à un animal en pleine nuit.

Après bien des efforts, le cygneau partit précipitamment, d’un pas irrégulier. Je le regardai s’éloigner jusqu’à se fondre dans le sombre tableau qui se dessinait sous mes yeux.

Je regardais ensuite mes mains. Même à travers le tissu, mes doigts étaient gelés. Le silence était revenu.

Et avec lui, toutes ces pensées. Ce lieu féerique m’apaisait, mais je n’échappais pas non plus à d’amers constats. Mon combat venait à peine de commencer.

J’errai entre deux vérités contradictoires. La paix de cet instant, et le chaos qui m’avait mené jusqu’ici. Malgré toutes les horreurs qui m’avaient marquées, tant de choses allaient mieux que jamais. Pourquoi ? Comment était-ce seulement possible ?

Je contemplais avec plus de recul que jamais ce qui était pourtant chez moi le plus intime.

Et sans que je ne m’en aperçoive, une clarté aqueuse, pareille à une aurore boréale, m’enveloppait soudain.

Tyla, Dulce, Absenoldeb, Lusio, Musmak… D’une manière ou d’une autre, que ce fût mon choix ou non, je me suis fait des ennemis redoutables. Mais aurais-je pu faire en sorte que les choses soient différentes ? Y a t-il eu un moment où j’ai été en mesure d’échapper à tous ces conflits ? Et si c’est le cas, pourquoi ai-je échoué ?

J’étais toujours à genoux au milieu de cette mare, dont les profondeurs s’illuminaient lentement. D’autres visages m’apparurent.

Dodul, Semion, Valwar, Fang, Noïron, Malice. Sans oublier Léonce. Par mes choix comme par les leurs, nous avons pu parvenir à nous entendre. Ils auraient pu rester mes ennemis, et si ç’avait été le cas, je ne serais probablement plus de ce monde. Ce n’était peut-être pas grâce à mes mots, mais d’une certaine façon, peut-être que j’ai su leur faire entendre raison.

Une énergie nouvelle coulait dans mon sang. Comme si la clarté de la lune pénétrait dans chacun de mes pores.

Grand-père m’a toujours dit qu’un Nefolwyrth n’a pas d’ennemi. Moi qui n’y croyais pas avant, je réalise que ce principe m’a permis d’avoir tous ces gens à mes côtés. Si ma magie répond à cette volonté, peut-être que je saurai trouver ma propre voie. Ce qui a pu faire la différence toute ces fois là, c’était…

La lumière intense qui émanait de la mare m’enveloppait et me soulevait lentement. Presque en transe, j’acceptais sa présence et fermai les yeux paisiblement.

Je m’élevais petit à petit.

Comme pour cet animal, seul, perdu, et terrifié, je voudrais pouvoir transmettre mes sentiments à tous ceux qui en ont besoin, j’aimerais pouvoir les atteindre.

Dans la calme pénombre qui régnait dans mon esprit, je vis un astre unique à quelques mètres de moi. Je tendais le bras calmement.

J’aimerais pouvoir les toucher avec ce que j’ai de plus profond en mon âme. Les atteindre avec ce que j’ai de meilleur.

La distance entre ma main et cet orbe étincelant ne cessait de s’amoindrir, il était à présent au bout de mes doigts.

La forêt autour de moi s’illumina. Elle reprenait vie au beau milieu de la nuit et se para de sublimes teintes dorées. Et je flottais en son centre.

Au point culminant de cette ascension, la lumière était plus chaude que jamais et dans son plus intense éclat, j’entendis le vent souffler, comme un murmure à mon oreille.

La neige dansait avec la brise rayonnante qui se dispersait dans ce paradis sacré, puis disparut.

Mes pieds touchaient à nouveau le sol, et c’est à cet instant que je réalisai ce qui venait de se passer. Je fixai ma main gauche. La chaleur se dissipait à son tour.

Malgré le silence de la nuit, je sentais une fanfare retentir en moi. Je l’avais senti au plus profond de mon être : j’avais appris un nouveau sort.

Ce que j’avais entendu dans ce souffle hivernal était son incantation.

Je me retournais après m’être rendu compte avoir les bottes sur la terre ferme, juste devant le rondin. La lumière m’avait éloigné de la mare. Celle-ci n’était plus gelée et un grand cygne aux plumes brillantes m’observait.

Je pouvais sentir qu’il veillait sur moi à chaque fois que je me rendais ici, même lorsque je ne le voyais pas. Je considérais mon paradis secret comme sa demeure, et ce phénomène étrange comme son œuvre.

Lucéard : « Merci. »

L’expression de ma chaleureuse gratitude n’eut pas de réponse, mais je ressentis sa bienveillance une fois de plus. Aussi étrange que cela puisse paraître, je n’avais aucun doute à ce sujet : j’avais reçu sa bénédiction.

Mon prochain souvenir fut mon réveil. Malgré la journée qui s’annonçait, j’étais en paix. Je me sentais entier. Le soleil n’étais pas près de se lever et mon amie dormait à côté de moi, bienheureuse.

La chaleur en mon cœur demeurait, et le regard tourné vers ce qui m’attendait, je ne faisais que penser à ces deux mots qui se répétaient dans ma tête depuis mon réveil :

Anima Eius.



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