Nefolwyrth
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Chapitre 47 – Un fantôme chez les Vespère
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-1-

De ternes vitraux laissaient passer les fins rayons de cette lune d’hiver, révélés par la poussière stagnante qui emplissait les murs froids d’une grande cathédrale.

Au milieu des pierres sombres, entre les hauts piliers et les bancs de bois usés, des silhouettes immobiles se détachaient à peine des ténèbres.

Le large sourire d’une d’entre elles luisait plus encore que les éparses cierges qui luttaient en vain contre l’obscurité et le silence terrible qui régnaient dans l’immense édifice.

Musmak : « Tes anciens sbires font de plus en plus de zèle. N’essayes-tu pas de nous mettre des bâtons dans les roues en te servant d’eux ? »

Adossé à une colonne, son interlocuteur demeurait muet un instant, et sans animosité, finit par répondre.

Lusio : « Ce qu’ils font ou non ne me regarde plus. Tu es seul à blâmer pour tous les échecs que tu ne cesses d’accumuler. »

Musmak aimait qu’on lui tienne tête autant qu’il le détestait. Il rit comme s’il avait toujours eu l’ascendant sur le reste de l’humanité.

Musmak : « Et pourtant, il me semble bien que c’est parce que tu ne l’as pas récupéré quand tu en avais l’occasion que nous en sommes là aujourd’hui. »

Il y avait un troisième homme. Celui-ci s’était assis sur un banc, et venait de se retourner en entendant un sujet qui l’intéressait. Il parlait posément, et son ton, contrairement à celui des deux autres, n’avait rien d’intimidant, ni même de malfaisant.

???: « Vous n’êtes pas sans savoir à quel point ce collier attise ma curiosité, et c’est bien aimable de ta part d’essayer de le récupérer Musmak, cependant, pourquoi cela te tient-il tant à cœur ? »

Lusio : « Ce n’est qu’un jeu pour lui, un vulgaire passe-temps en attendant le grand jour. »

Une ombre jusque là indistincte du décor se révéla derrière Musmak.

Laukai : « Tu ferais mieux de mesurer tes paroles, tu peux t’estimer chanceux d’être encore des nôtres. »

On ne pouvait pas non plus discerner leurs visages, mais tous les plus fidèles alliés de Musmak étaient rassemblés derrière lui.

Le maître des illusions sourit en coin.

Lusio : « Chanceux… ? En quoi être des vôtres est une chance, exactement ? »

Alaia : « Comme il dit, et on se les gèle ici. Pourquoi avoir choisi cet endroit pour se réunir ? »

Le râle agaçant de la demoiselle résonnait entre les grandes peintures du bâtiment.

Avant que Laukai n’intervienne, Musmak lui fit un signe de la main.

Musmak : « Je me fis à mon intuition. Il s’agit de son fils, après tout. Je suis certain qu’il aurait fini par essayer de s’opposer à nous. »

L’homme assis derrière lui croisait ses jambes.

???: « Quoi qu’il en soit, on dirait que les deux autres ne sont pas là. J’aurais aimé voir son visage pour une fois. »

Musmak : « Qu’importe, tant qu’ils avancent de leur côté. Et moi aussi, j’ai bien à faire ! Quand Lucéard reviendra de Port-Vespère, j’irai le cueillir moi-même. »

Lusio croisa les bras, perplexe.

Lusio : « Et comment comptes-tu t’y prendre cette fois ? Tu reconnaissais pourtant que tant qu’il était à Lucécie, le garçon était hors de notre portée. »

Musmak : « Oui, mais sache que j’ai bien des raisons de croire qu’il se rend régulièrement à Oloriel. Et à son prochain passage, je ne le manquerai pas. »

Lusio : « En as-tu reçu l’ordre ? »

L’énigmatique question attirait l’attention de celui qui semblait être le troisième empereur. Un sourire cruel se formait sur les lèvres de Musmak.

Musmak : « Exact. Et il me tarde d’y être. »

Un rire se fit entendre, plus dérangeant que ce qu’une voix humaine pouvait produire.

Mandresy : « Tes sbires seront sûrement de la partie, Lusio. Et nous tuerons ces traîtres jusqu’au dernier. J’aurai la tête de Baldus à notre prochaine entrevue ! »

Il conclut sa dernière phrase à quelques centimètres du visage de Lusio, comme s’il s’agissait d’une mise en garde.

La plus massive des silhouettes n’ajoutait rien, ni ne bougeait. De temps en temps, des larmes heurtaient les massives pierres grises de la cathédrale.

Musmak : « Une grande rencontre s’annonce, et même si j’aurais préféré que le fils de Llynel rende son dernier souffle au bout de ma lame, je trépigne à l’idée de voir cette autre main lui ôter la vie. »

L’excitation malsaine dans ses yeux se fit la dernière lueur de la plus longue nuit de l’année.

-2-

Lucéard

Au sommet des terres brûlées, un volcan en fusion se recouvrait lentement d’une purée de pois infâme.

Au centre du bassin de lave hurlait un reptile à sept têtes.

L’épaisse fumée noire avait étouffé le ciel tout entier, et la lumière du soleil n’atteignait pas le sol calciné où se tenait l’ultime affrontement.

Éclairée par les effusions de magma, l’armure de l’héroïne aux longs cheveux blonds scintillait. Les espoirs de tous les aventuriers qui l’accompagnaient semblaient s’infuser dans l’arme qu’elle brandissait.

Ellébore : « C’est le moment ou jamais ! Frappe de la hache céleste ! »

La hache en question se mit à luire de sa propre incandescence. La guerrière cria ses tripes avant de foncer vers son ennemi.

Mais par maladresse, elle trébucha sans raison apparente, et se retrouva au sol, désarmée.

Une queue d’écaille sortit du bain de flamme face à elle, et d’un coup de fouet éjecta la jeune fille dans les airs. La violence du choc avait sans doute brisé la plupart de ses os.

Lucéard : « Ellébore, non ! »

Je me précipitai à ses côtés, aussi vite que ma longue robe de prêtre me le permettait. Je m’assis à côté d’elle et apposai la pierre de mon sceptre contre son cœur.

Lucéard : « Tiens le coup, je t’en prie ! »

D’un faible mouvement de main, elle écarta mon bâton, à ma grande stupéfaction.

Elle prit le temps de me détailler du regard, d’un air solennel. Une goutte de sang coula de ses lèvres.

Lucéard : « …Non… »

Ellébore : « Il ne te reste plus beaucoup de magie… Il faut que tu gardes ce sort pour Deryn… C’est la seule… La seule qui puisse en finir… »

Ses paupières étaient si lourdes qu’elles se fermaient malgré elles, à plusieurs reprises. Sa vie s’échappait à chaque souffle.

Meloar : « … »

Lucéard : « On devait rentrer tous ensemble, Ellébore ! C’était ce qu’on s’était promis ! Ne me dis pas que tu as oublié les fraises de notre village ! Si tu ne rentres pas avec nous, nous ne rentrerons jamais vraiment ! »

Deryn : « …Fais-le, Lucéard. »

C’était une décision difficile que j’entendais derrière moi.

Le paladin à la tête de notre groupe me soutenait dans mon choix. Elle se tenait fièrement face au boss final, habillée d’équipements lourds et brillants qui surclassaient les nôtres. La résolution dans son regard était d’une fermeté à toute épreuve.

Notre guerrière tentait de lever la tête, faiblement.

Ellébore : « Mais enfin… Deryn… S’il utilise ce sort, nous sommes tous condamnés… ! »

La cheffe d’équipe se mordait la lèvre, elle savait bien que la décision d’Ellébore était mûrement réfléchie. Elle n’était pas prête à se sacrifier sans raison. Et pourtant, en tant que notre stratège, la jeune Nefolwyrth ne voyait pas non plus d’issue agréable au choix auquel elle s’accrochait.

Deryn : « C’est pourtant Lucéard qui a raison. Après tout ce que nous avons traversé, te laisser derrière nous n’aurait aucun sens. Il doit y avoir un autre moyen pour qu’on s’en sorte tous ensemble. Il le faut ! »

Meloar : « … »

Avoir l’assentiment de la combattante la plus expérimentée était tout ce qu’il me fallait pour agir.

Lucéard : « Soins absolus ! »

La lumière du joyau au bout du sceptre enveloppa la demoiselle. La force de ce sort pouvait contrecarrer des dommages fatals. Après l’avoir lancé, je ne pouvais plus que me reposer sur les autres.

Un sorcier chaudement vêtu accourut vers le monstre, et tendit son bras ganté avec férocité. Au bout de celui-ci se trouvait une épée rituelle bleuâtre.

Alvaaqir-le-glacial : « Péris dans le froid du nord, Herensuge le hurle-lave ! »

L’arme se mit à luire, déchaînant un blizzard terrible sur le serpent polycéphal.

Alvaaqir-le-glacial : « Alors c’était ça… Le véritable pouvoir de Dainsleif ! »

Il observait sa lame, incrédule, ne s’attendant pas à y découvrir autant de puissance.

Deryn : « Joli coup, Talwin ! »

Alvaaqir-le-glacial : « Mon nom est Alvaaqir-le-glacial ! »

Deryn : « Oups ! Tu as raison ! C’est amusant d’avoir un faux nom ! J’aimerai bien essayer à la prochaine partie ! »

Ceilio, vêtu comme un barbare, frappait sans cesse la même tête du monstre depuis le début du combat. Il semblait inépuisable.

Meloar : « …Vous prenez ça un peu trop au sérieux… »

Le troubadour nous regardait de loin, pendant qu’il incantait des sorts de renforcement qu’il destinait à Deryn.

On toqua à la porte.

Sans attendre de réponse, parce qu’il était sourd comme un pot, Gauvin, le majordome, poussa la poignée, révélant l’intérieur de la confortable salle où nous jouions tous les six.

Les flammes de la cheminée crépitaient intensément. Nous avions fermé les rideaux pour nous immerger dans l’ambiance sombre de ce dernier combat.

Le plateau de jeu était posé au sol sur une large tapisserie. Sur sa gauche, il aperçut Ellébore qui relevait la tête alors qu’elle était couchée au sol, feignant d’être à l’agonie. Juste à côté de lui, le prince de Lucécie tenait la main de la mourante, dans une position toute aussi dramatique.

Talwin ne s’aperçut pas de la présence du nouvel arrivant et continuait de secouer les dés dans sa main, debout, comme si cela pouvait lui assurer un meilleur résultat. Ceilio fixait son cousin avec sérieux.

Deryn était concentrée sur les cartes qu’elle lisait et relisait dans l’espoir de trouver un stratagème qui puisse nous sortir de cette situation inextricable.

Meloar avait visiblement honte d’être ici.

C’était une scène étrange, et d’une rareté non mesurable, mais Gauvin ne s’y intéressa pas un seul instant.

Gauvin : « Mes princes, mes princesses, vous êtes attendus pour le déjeuner. »

Talwin : « …On arrive… »

Grogna Talwin, coupé dans son élan. Le majordome repartit aussitôt.

Une fois la porte fermée, de longs soupirs se firent entendre.

Ceux qui avaient encore des cartes en mains les posèrent.

Deryn : « Bon, nous reprendrons plus tard. Laissons ça tel quel. En espérant que d’ici là on trouve un moyen de battre Herensuge. »

Ellébore : « …Je suis désolée. Si je n’avais pas raté mon attaque spéciale au moment le plus crucial, nous aurions pu reprendre l’avantage… »

Ce n’était qu’un jeu, mais la demoiselle semblait considérer cet échec critique comme le reflet de ses capacités réelles.

Deryn : « Ne t’en fais pas, Ellébore. Tu as été plutôt malchanceuse, mais tu as très bien joué ! Tu es ingénieuse pour quelqu’un qui commence à peine ! »

Ellébore : « Hihi ! »

Son sourire habituel était de retour. Mon amie appréciait déjà Bestiaires, c’était certain.

Talwin : « Bien ! Allons faire moult ripailles ! »

Lucéard : « Comme tu dis, Alvaaqir-le-givré ! »

Talwin : « Veux-tu bien cesser de déformer mon nom, incapable cureton que tu es ? »

Nous quittâmes tous la pièce, discutant gaiement de cette partie qui durait depuis déjà quatre heures.

Il ne restait plus que Meloar dans la pièce qui se levait à son rythme, observant la cheminée du coin de l’œil.

Deryn : « C’est gentil de ta part d’avoir accepté de jouer avec nous, Meloar. »

Deryn était encore à la porte et attendait son cousin éloigné. Celui-ci était tout à fait indifférent.

Deryn : « J’espère que tu ne t’ennuies pas trop ! »

Son sourire en coin lui donnait un air malicieux, mais la demoiselle avait une sincérité indubitable qui atteignait toujours le cœur de ses interlocuteurs.

Meloar : « Si je ne veux pas être enrôlé de force dans leurs activités, il faut que j’accepte de participer de temps en temps. C’est comme ça que ça marche ici, hélas… Et ç’aurait été dommage de ne pas profiter de l’occasion. Nous n’avons pas souvent la chance de nous voir, Deryn. »

Sa réponse aurait pu être plus sympathique encore s’il n’avait pas gardé sa mine renfrognée tout le long.

Il quitta ensuite la pièce, ne souhaitant pas discuter davantage.

Deryn haussa les épaules, elle était malgré tout satisfaite.

-3-

Cette année mouvementée vivait ses derniers jours. Et il n’y avait, comme il fallait s’y attendre, pas un flocon dans le ciel de Port-Vespère. Nous restions néanmoins tous à l’intérieur, à l’abri du froid hivernal, profitant de la compagnie de chacun.

Ellébore : « Je comprends bien, mais quand même, toute cette nourriture gâchée, ça me fend le cœur ! Je me sens obligée de tout finir, j’ai été élevée comme ça ! Résultat : j’ai rudement pris du poids en quelques semaines ! »

L’adolescente larmoyait après m’avoir fait la morale, en compagnie de Léonce, sur l’importance de finir tout ce qui était sur la table. Il était apprécié dans la noblesse de faire honneur aux plats qui nous étaient servis, mais très peu de monde se souciait du gaspillage qui résultait d’un repas de château. Chez nous, à Lucécie, le personnel de maison finissait les restes, donc la question ne se posait pas.

Léonce : « C’est quelque chose la vie de palais. Je suis en train de m’y habituer, mais qu’est-ce que ça va être quand on reviendra à la vie normale ? »

Nous marchions tous les trois dans un corridor après manger. Je restais en retrait, quelque peu embarrassé par le sujet de discussion.

Lucéard : « Je compte bien vous inviter de temps en temps, si mon père le permet… »

La queue de cheval d’Ellébore réagit comme si elle avait ressenti ce qui me passait par la tête. Elle me corrigea à renfort de grands signes de tête.

Ellébore : « Tu n’as pas à te sentir obligé de quoi que ce soit vis-à-vis de nous. C’est bien normal que nous retournions à nos quotidiens. Ce serait gonflé de notre part d’en demander plus ! Je n’accepterais pas que ces traitements de faveur durent plus longtemps que ce séjour. »

Léonce approuvait.

Léonce : « Comme elle dit. On peut très bien se passer de tout ce luxe, nous ne pouvons qu’être reconnaissant d’avoir pu y goûter. »

Ellébore : « Oui, et puis… »

La demoiselle s’arrêta soudainement de parler comme de marcher. Nous étions dans le hall de cette dédale qui servait de palais ducal, et un homme venait d’entrer. Il prenait une pose dramatique.

Ellébore : « P-papa ?? »

La demoiselle s’empressa de bondir dans les bras de son père qui était tout aussi ravi qu’elle.

Lloyd : « Oh, ma puce des neiges ! Tu m’as tellement manqué ! C’est la première fois que nous sommes séparés pendant tant de temps ! »

Ellébore : « Tu m’as manqué aussi ! »

Mon amie reprit ses distances et leva les yeux vers le médecin, le regard plein d’amour.

On s’approchait silencieusement de ces deux-là, tout aussi surpris qu’Ellébore, tandis qu’ils savouraient leurs retrouvailles.

Lloyd : « Dis, depuis quand tu as les joues aussi rondes ? »

Un éclair semblait avoir frappé Ellébore dont le corps se raidit instantanément.

Elle a beau parler de sa prise de poids, je n’ai rien remarqué, personnellement…

La pauvre enfant se mit à l’écart pour se lamenter.

Ellébore : « …J’ai de grosses joues… »

La duchesse arriva d’un bon pas pour accueillir le nouveau venu.

Luaine : « Docteur Ystyr, n’est-ce pas ? J’espère que vous avez fait bonne route. »

Lloyd : « Je n’ai jamais autant voyagé. Je ne m’attendais pas à être invité aussi loin. Mais c’est un honneur de vous rencontrer, madame. »

Luaine : « C’est un honneur pour moi aussi. Je suis navrée de priver Lucécie de votre génie pour un temps. Vous devez être fatigué, voudriez-vous que je vous montre votre chambre ? »

Le médecin redressa ses binocles, embarrassé d’être traité avec tant d’égard par la fille du roi.

Lloyd : « Cela faisait bien longtemps que je n’avais plus conversé avec une duchesse, je suis quelque peu pris au dépourvu. Encore merci pour votre hospitalité. J’espère que ma fille ne vous a pas trop importunée. »

Cette dernière phrase amusa la duchesse qui révéla un rire certes gracieux, mais qui rappelait celui des vieillards qu’on entendait dans les rues de la ville. Un mélange assez insolite en somme.

Luaine : « Tout le contraire, docteur. Non seulement elle ne m’a pas importunée, mais elle a fait innocenter ma fille Klervi lors d’un procès pour meurtre il y a de cela quelques jours. Je ne saurai vous dire à quel point je lui en suis reconnaissante. Pour ça, et pour bien d’autres choses ! »

L’air apaisé, ma tante se tourna vers Ellébore, qui était en train de malaxer ses joues en grimaçant, comme pour juger de l’ampleur des dégâts.

Monsieur Ystyr hocha la tête, restant de marbre.

Lloyd : « Je vois. Ça ne m’étonne pas de ma fille. »

Il avait beau essayer de garder son sang-froid, son corps entier tremblait furieusement de fierté. Il était carrément en état de choc, et se retenait de bondir sur sa fille pour la couvrir de compliments.

Luaine : « Quelque chose ne va pas, docteur ? Vous pleurez… »

Lloyd : « Euh, quoi ? »

Le père de mon ami réalisa qu’il était incapable de dissimuler un sentiment aussi intense et s’essuya les yeux précipitamment.

Lucéard : « Bonjour, monsieur Ystyr. »

Autant par politesse que par compassion, j’intervins dans leur discussion.

Lloyd : « Lucéard, mon gars ! Tu as l’air en forme ! »

La duchesse s’étonna en silence de la familiarité du médecin vis-à-vis du cinquième prince de sang du royaume.

Ellébore revint de mon côté et montra Léonce du bout de sa main.

Ellébore : « Papa, je te présente Léonce ! Je ne le connais que depuis peu, mais nous sommes déjà amis ! »

La demoiselle semblait si fière de s’être fait un nouvel ami qu’elle saisit l’occasion de pouvoir le présenter à son père.

Léonce : « Euh, bonjour. »

Lloyd : « Enchanté, Léonce ! Tu ne viendrais pas de Sendeuil par hasard ? »

Léonce leva les sourcils, surpris.

Léonce : « Oui, c’est vrai. Mais comment le savez-vous ? »

Lloyd : « Hmm, ça me revient ! Je suis venu t’ausculter quand tu étais petit. Tu vivais dans une maisonnette du domaine baronial. »

Léonce : « Ben ça alors ! »

Décidément, le docteur connaît énormément de monde. D’ailleurs, il a dit quelque chose qui m’intrigue tout à l’heure.

Gauvin rentra dans le palais, les jambes flageolantes d’avoir dû monter le petit escalier qui précédait les grandes portes. Il reprit son souffle après s’être suffisamment reposé sur sa canne.

Gauvin : « J-j’annonce monsieur… Gazon Tondu ! »

Gaston : « Eh oh ! J’ai dit Gaston Dru ! »

Un visage inconnu m’apparut. Mais son nom et la couleur brûlante de sa barbe me renseigna immédiatement sur son identité.

Léonce : « T-tu es vraiment venu ?! »

Léonce n’en revenait pas. Voir son géniteur si loin de leur terre natale était quelque chose de surprenant.

Sans doute que mon propre père était dans le coup. Les chariots publics les moins chers mettaient cinq à six jours pour atteindre le sud du royaume. Et il fallait pour ça remercier la Grande Verticale. Car avant qu’on n’aménage la route menant de la capitale à Port-Vespère, il y avait plus de dix jours de routes, et une vingtaine le siècle d’avant. Avoir pu traverser le royaume du nord au sud en deux jours était un miracle qui ne tenait qu’à l’utilisation des gwips et la technologie des Cabalys.

D’ailleurs, ces deux-là sont arrivés en même temps mais n’ont pas voyagé ensemble ? Sacrée coïncidence.

Gaston : « Eh oui, papa est là ! »

Annonça-t-il, fièrement. C’était autant une surprise qu’un soulagement pour Léonce qui n’avait passé ses dernières semaines qu’avec des gens qu’il connaissait depuis peu, ou ne connaissaient pas du tout. Il avait certainement beaucoup à dire à son père.

Gaston : « C’est une bien chouette ville, Port-Vespère. »

Les employés de maison, qu’importe leur rôle, avaient au moins une tenue présentable. Celle de monsieur Dru n’avait pas été renouvelée depuis des années de toute évidence. Mais il la portait, dissimulant à peine sa nature rustre qu’il finit par montrer, se frottant le nez après avoir bruyamment reniflé.

Gaston : « Il fait plus chaud que chez nous, mais on se caille quand même ! »

Tante Luaine jugeait du regard l’homme face à elle. Qui avait-elle laissé entrer dans son palais pour la fête de fin d’année ?

Luaine : « Bonjour, monsieur Dru. Bienvenue dans le sud ! Votre voyage s’est bien passé ? »

Gaston : « Eh ? Bah oui. Y avait de la neige les deux premiers jours, mais aujourd’hui, ça allait. »

Il avait un langage moins soutenu que le docteur Ystyr, et ce non pas parce qu’il n’était pas habitué à parler avec des nobles, mais plutôt le contraire.

Gaston : « Merci de nous avoir invité pour fêter l’an ! Quand j’ai dit ça au baron, il était vert ! »

Léonce faisait la moue tandis qu’il fixait son père.

Gaston : « C’est quoi ça ? C’est comme ça que t’accueille ton vieux ? »

Léonce : « Tu pourrais faire un effort quand même. Tu aurais au moins pu tailler ta barbe avant de te présenter ici. »

La duchesse n’y prêtait cependant pas grande attention.

Luaine : « Eh bien, messieurs, puisque vous êtes tous les deux-là, que diriez-vous d’une petite visite du palais ? »

Lloyd : « Avec grand plaisir ! »

Gaston : « Eh mais t’es le doc Ystyr toi, non ? »

Les trois adultes partirent devant, lancés dans leur discussion.

Mes compagnons se tournèrent vers moi, dans l’expectative.

Lucéard : « Je comprendrai que vous voudriez passer un peu de temps avec vos pères. On se revoit tout à l’heure ? »

On s’échangea des signes de mains, et après qu’ils aient rattrapé leurs parents, je partis de mon côté.

-4-

Cela faisait quelque temps déjà que je voulais parler à Deryn en privé. Et le moment était plutôt bien choisi.

Je toquais à la porte de sa chambre, dans l’espoir qu’elle y soit. J’entendis vaguement ce qui ressemblait à une autorisation d’entrer.

La porte grinça, révélant l’intérieur de la pièce.

Deryn était là, sagement assise sur son lit. La demoiselle avait dû se redresser en m’entendant frapper. Elle se mit alors au bord, et laissa pendre ses jambes pour pouvoir me faire face.

Lucéard : « Je ne te dérange pas ? »

Je me montrai bien peu confiant, et elle dut secouer la tête de gauche à droite pour me mettre à l’aise.

Deryn : « Non non, fais comme chez toi ! »

Lucéard : « Qu’est-ce que tu fais ici, toute seule ? »

D’une façon bien maladroite, je lançais la conversation.

Deryn : « Il n’y a rien de bizarre à être seule dans sa chambre de temps en temps, tu sais ? »

Les yeux plissés et l’air railleur qu’elle me montrait était habituel, mais il y avait quelque chose d’autre…

Lucéard : « Je comprends. Jouer toute la journée, il y a de quoi se lasser à force. »

Encore une fois, elle me démentit de la tête.

Deryn : « Oh, ce n’est rien de si grave. Et ce n’est pas comme si on faisait toujours la même chose. Tes cousins rivalisent d’imagination quand il s’agit de s’amuser. »

Je refermai la porte derrière moi, et m’avançai dans sa direction.

Lucéard : « Deryn… Est-ce que tout va bien ? »

Son sourire en coin se redressa.

Deryn : « Hihi, tu n’y vas pas par quatre chemins. Je me doutais que tu viendrais pour ça. »

Suis-je si prévisible ?

La demoiselle caressa les draps à côté d’elle avant de tapoter sur le matelas.

Deryn : « Allez viens, assieds-toi. »

Ne sachant pas trop comment aborder le sujet, je m’exécutai en silence.

Deryn s’assit en tailleur et se tourna légèrement vers moi.

Deryn : « J’aurais dû venir t’en parler plus tôt. Je ne voulais pas t’inquiéter. Et pourtant, je me doute que garder ça pour moi ne fera de bien à personne. »

La plus jeune fille du comte Nefolwyrth avait un contrôle de ses émotions qu’envierait n’importe qui. Elle semblait profondément dictée par la raison plutôt que par ses plus forts sentiments. Et pourtant, cela ne l’empêchait pas d’avoir ses propres tracas. Même maintenant, on aurait peiné à croire que quelque chose la troublait.

Lucéard : « C’est vrai. Que j’en sache tout, ou très peu, je m’inquiéterai dans tous les cas. Alors autant savoir. »

Deryn : « Imparable ! »

Je repris d’un air plus grave, qu’elle imita rapidement.

Lucéard : « C’est à propos d’Eilwen… ? »

Elle hocha la tête puis baissa les yeux.

Deryn : « Forcément… »

Après un court silence, elle reprit.

Deryn : « Tu ne trouves pas qu’elle se comporte étrangement ces temps-ci ? »

Ses mots me laissèrent aussi surpris que perplexe.

Deryn, s’il te plaît, reformule ta question…

Elle releva les yeux après un court silence et se rendit compte de ce qu’elle avait dit en voyant mon visage.

Deryn : « Oh ! Pardon ! Dis comme ça, ça peut porter à confusion. Bien sûr, je ne parle pas du fait qu’elle a reçu un choc psychique, mais… »

Elle fixait mon torse plutôt que mes yeux.

Deryn : « Le docteur Ystyr nous avait prévenu que sa condition pouvait s’aggraver, et j’ai l’impression que c’est le cas. Selon lui, c’est une conséquence probable de son état… »

Lucéard : « Je ne suis pas sûr de comprendre… »

Et je ne suis pas sûr d’aimer la suite…

Deryn : « Monsieur Ystyr a essayé de nous expliquer que tous les troubles qu’elle subissait pouvaient en engendrer d’autres. Et même si nous pouvions inverser les effets de l’attaque de cette esper, comment être sûr qu’elle puisse entièrement guérir ? »

Sa formulation était peu claire, mais ce qui la tourmentait l’était à présent.

Lucéard : « Je vois. D’autres problèmes du même ordre… Tu penses que c’est le cas ? »

Deryn : « Eilly a de plus en plus de difficultés dans certains domaines, et dernièrement, elle s’isole encore plus. Je pensais lui laisser du temps pour elle, mais il vaudrait peut-être mieux qu’on lui rende visite. Tu m’accompagnerais ? »

Lucéard : « Oui, bien sûr. »

Deryn attrapa le coussin le plus proche en le serrant entre ses bras et jambes, la tête toujours basse.

Deryn : « Je crois qu’elle déprime. Elle perd goût aux choses, de plus en plus vite. Je pense que ne pas pouvoir profiter pleinement de ce séjour ici est encore plus dur pour elle. »

Lucéard : « … »

Je ne savais déjà plus quoi lui répondre. Elle avait certainement raison sur tout. Mais abonder dans son sens ne suffirait pas à lui ôter ce poids. Et quoi que j’ai pu lui dire, je n’avais probablement pas de quoi la rassurer. Il n’y avait probablement pas de quoi la rassurer.

Deryn : « J’ignore quoi faire. Je ne sais pas si je suis capable de l’aider, et je me sens de plus en plus impuissante. Je me dis que tout ce que j’entreprends la rend peut-être plus triste encore… »

Lucéard : « Je ne pense pas que tous tes efforts pourraient lui faire tant de mal. Mais au contraire, si tu perdais espoir, et que tu lui montrais que tu avais toi-même renoncé, comment pourrait-elle retrouver la joie de vivre ? »

Il n’y avait rien d’encourageant dans mes propos, et pourtant, Deryn leva les yeux quelques secondes, comme si j’avais dit quelque chose de juste.

Deryn : « Oui, c’est sûr. Mais que je persévère ou que j’abandonne, même si c’est d’un moindre mal, j’ai l’impression que tout ce qui est en mon pouvoir finit par la faire souffrir. Et je ne sais plus quoi faire. Comment pourrait-elle être heureuse en l’état actuel… ? »

Lucéard : « Je comprends très bien… On a parfois aucune emprise. Même en sachant ce qui ne va pas, on ne peut parfois rien y faire. On ne peut parfois qu’écouter, en espérant que ça allège quelque peu ce fardeau qu’on ne peut pas porter par nous-même. »

Deryn : « Mmh… »

Je ne lui apprenais rien. Je n’étais pas non plus satisfait de ma conclusion. Il fallait me rendre à l’évidence, je n’étais pas aussi bon confident qu’elle.

N’y a-t-il vraiment aucune solution… ?

Moi aussi, en ce moment même, j’essayais de remonter le moral de Deryn. J’aurais souhaité qu’elle puisse ensuite en faire autant pour Eilwen. Mais je n’avais rien trouvé de plus à lui dire.

S’il ne s’agissait que de l’écouter jusqu’au bout, elle finirait par me remercier, m’assurer qu’elle est reconnaissante, sans le penser, par simple politesse.

Certaines images me revenaient en mémoire tandis que je fixais Deryn. Je m’étais finalement lié à ces deux-là, mais quand certains souvenirs refaisaient surface, je m’emplissais de regrets. Je pouvais voir distinctement Eilwen au sommet des marches, à Lucécie. Ce sourire qu’elle m’avait lancé, j’y repensais encore aujourd’hui.

Si je veux m’assurer qu’elles soient heureuses, je ne peux décemment pas me contenter de si peu. Il y a bien des choses qui se règlent à leur rythme, aussi longtemps qu’on est à l’écoute. Mais je suis certain que je peux faire plus que ça pour elles.

Je me levais d’un bond, avant de me tourner vers elle. Puis je lui tendis la main.

Un sourire espiègle se dessina sur ses lèvres.

Deryn : « Que t’arrive t-il, tu veux ma main ? »

Lucéard : « Exactement. »

Ma cousine se retrouvait troublée que je ne fasse pas grand cas de son sous-entendu. Néanmoins, elle posa son coussin à côté d’elle et attrapa mon poignet.

Je la hissai jusqu’à moi. La jeune fille ne savait plus du tout ce que j’avais en tête.

Lucéard : « Je ne peux pas non plus accepter qu’Eilwen soit triste. »

J’étais parvenu à lui transmettre le fond de ma pensée.

Lucéard : « Je serais prêt à tout pour lui rendre le sourire. Et je ne suis sûrement pas seul. Je sais qu’à nous tous, nous pourrons y arriver. »

Même si j’y mettais plus d’énergie, mes paroles sonnaient toujours aussi creux.

Lucéard : « Son problème n’est pas à notre portée, hélas. Et nous ne pouvons peut-être rien y faire après tout. Peut-être bien qu’elle vivra avec ça, dorénavant. »

Deryn empoignait fermement ma main comme pour y réchauffer la sienne. Elle n’avait jamais osé accepter que les choses ne reviendraient jamais comme avant.

Lucéard : « …Mais ça ne signifie pas qu’on ne pourra pas lui rendre le bonheur. »

Cette note positive la surprit. Le constat principal n’en était pas moins amer.

Deryn : « J’aimerais y croire… Mais ça ne reviendrait pas à fuir le problème ? Combien de temps pourra-t-on prétendre que tout va bien ? »

Après une longue introspection, je lui répondis.

Lucéard : « Certaines choses sont irrémédiables. Ce qui est arrivé à ta sœur l’est probablement. Tout comme ce qui est arrivé à la mienne… »

Deryn paraissait d’autant plus désolée après cette douloureuse comparaison.

Lucéard : « Et pourtant, plus j’y pense, et plus je me dis que si on parvient à rendre Eilwen heureuse malgré sa condition, même si le problème n’est pas réglé, il n’en est plus un. »

Deryn releva les yeux, intriguée.

Lucéard : « Si on lui montre qu’elle pourra toujours trouver le bonheur, elle finira elle aussi par passer outre ce mal qui l’a frappé. Même si elle renonce à s’en sortir par moment, même si elle décide de ne plus se battre, aussi longtemps que nous sommes avec elle, tant que nous agirons pour son bien, elle aura toujours une issue, une main tendue pour l’aider à se relever. Et viendra un jour où elle abandonnera d’elle-même le malheur qui la retient. »

Son cœur doutait encore, mais elle commençait à comprendre ce qui me poussait à tenir un tel discours.

Lucéard : « …C’est ce que vous avez fait pour moi. »

Deryn écarquilla les yeux.

Lucéard : « C’est ce qu’Eilwen a fait pour moi. Elle m’a montré sa gentillesse quand j’en avais le plus besoin, et elle m’a rendu une volonté de vivre plus forte que ce que je n’avais jamais connu. Ce que j’avais perdu était perdu à jamais. Mais moi, j’étais encore là, et elle a su me le rappeler, sans avoir à soulever des montagnes. Elle m’a simplement tendu la main dès que j’ai eu la force de me relever. »

Ma cousine posa affectueusement sa deuxième main sur la mienne, comme pour la réchauffer à son tour. La lueur dans son regard était plus resplendissante que jamais.

Deryn : « Merci, Lucéard… ! »

Ses joues se tinrent d’un rouge chaleureux.

Deryn : « Je ne sais pas pourquoi, mais je savais que tu allais trouver les mots justes. Je suis contente de pouvoir compter sur toi, vraiment, merci ! »

J’étais surpris d’entendre ça.

Les mots justes, hein ? J’ignorais moi-même cette façon de voir les choses avant de la dire. Mais c’était au fond de moi depuis un certain temps. Finalement, je n’ai fait que partager ma propre expérience.

Certains visages me revinrent en mémoire. Certains souvenirs résonnaient en moi. Certains d’entre eux semblaient triviaux à tout point de vue. Et pourtant, par quelques mots, par quelques gestes, par quelques intentions, j’avais été sauvé.

Je continuai de fixer Deryn, plongé dans mes réflexions bouillonnantes. Une flamme d’un autre monde venait de naître en moi.

Oui… Ils m’ont tous sauvés à leur manière. Et c’est pour cette raison que j’ai décidé de leur dévouer ma vie. C’est pour ça que j’ai décidé de-

Deryn : « E-eh, ne me regarde pas aussi intensément, Lucéard, tu me fais rougir ! »

En l’espace d’un instant, je lâchai ses mains et m’écartai de deux bons mètres.

Lucéard : « P-p-pardon, j’étais dans la lune ! »

Mon embarras était précisément la réaction qu’elle escomptait, et s’en amusa beaucoup.

Deryn : « Oui, oh, n’aie pas peur, enfin ! »

Son sourire était toujours quelque peu torve, mais la voir aussi enjouée me donnait du baume au cœur, et me confortait dans la résolution que je venais de renouveler.

Lucéard : « B-bref, on y va ? »

Deryn : « Oui ! »

Ma cousine était gonflée à bloc. Et ainsi, nous quittâmes sa chambre sur des discussions plus légères.

-5-

Quelques minutes plus tard, nous fûmes trois à sortir d’une chambre.

Eilwen ne montrait pas autant d’engouement que nous, mais nous suivit dehors, dans les rues de Port-Vespère.

L’héritière des Nefolwyrth ne se montra pas très loquace, mais nous pûmes voir son sourire à quelques reprises. Heureusement pour nous, les rues de cette cité étaient animées à toute heure. On entendait l’accent du sud entre les balcons, par les fenêtres, et dans les ruelles.

Quand le soleil tombant annonça le crépuscule, nous avions tous les trois une navette de Lacydon entre les mains. Il s’agissait d’une pâtisserie simple de la forme d’un navire dont le goût était teinté d’un léger arôme d’agrumes. Une spécialité locale incontournable.

Lucéard : « On sera rentrés avant qu’il fasse nuit. »

Affirmai-je, moi qui menais la marche, tandis que je leur indiquais le chemin du retour.

Deryn : « J’espère qu’on pourra visiter ce qu’on a pas pu avant de repartir à Aubespoir. T’es pas d’accord, Eilly ? »

L’une des deux s’était bien amusée, c’est le moins qu’on puisse dire.

Hélas, sa sœur, à l’inverse, avait non seulement le visage fermé, mais était d’une lividité inquiétante.

Eilwen : « O-oui. Pourquoi pas ? »

Elle était visiblement tendue. Voire pire que ça. Si j’avais dû me prononcer sur l’impression qu’elle donnait, j’aurais dit qu’elle paniquait.

Lucéard : « E-eilwen, ça ne va pas ? »

Une dizaine de minutes plus tard, Deryn et moi étions devant la chambre d ‘Eilwen. Le docteur était en train de l’ausculter.

Deryn se tenait bien droite sans s’adosser au mur, comme à son habitude. Mais baissait sensiblement la tête, signifiant son désarroi.

Deryn : « Dire que ça se passait plutôt bien… »

J’étais moi-même plutôt déçu et inquiet. Eilwen n’avait pourtant rien dit ou fait de particulièrement encourageant. Cette innocente sortie en ville paraissait être une épreuve pour ma propre cousine.

Lucéard : « Je pense que c’était malgré tout une bonne idée. »

Ce nouveau regain d’optimisme ne cessait de l’étonner.

Deryn : « Oui, d’une certaine façon, ça a fait avancer les choses. J’espère juste qu’elle ne s’est pas rendue malade… »

Le docteur Ystyr sortit enfin, mettant un terme à cette attente angoissante. Il avait l’air serein, ce qui nous rassura un peu.

Lloyd : « Vous en faites des têtes. Il n’y a rien à craindre, elle a juste besoin d’un peu de repos. »

On poussait tous deux un long soupir de soulagement.

Lloyd : « Cela dit, c’était un peu, comme qui dirait, osé de faire une sortie en ville. Surtout qu’il paraît qu’ici, tous les vieillards sont prêts à discuter des heures avec qui veut bien les entendre. »

Voyant la perplexité dans les yeux de ceux en face de lui, il s’éclaircit la gorge.

Lloyd : « Ce que je veux dire c’est que les interactions sociales épuisent Eilwen très vite. Gérer ses émotions, et toutes les choses qui ne lui sont plus naturelles lui demande énormément d’énergie. C’est d’autant plus vrai qu’elle a conscience de son état, et que c’est pour elle une source infinie de stress. Voilà pourquoi elle a fini par faire une crise de panique. »

Sa conclusion avait jeté un froid.

Lucéard : « Finalement, ce n’était peut-être pas une bonne idée… »

Lloyd : « Je n’ai jamais dit ça, enfin ! Du nerf ! C’était super de sortir ! Mais voilà, la prochaine fois, faites en sorte que ça ne dure pas aussi longtemps, et ne vous éloignez pas trop du palais. Si elle se sent anxieuse, il vaut mieux qu’elle rentre se reposer aussitôt. »

Deryn : « Entendu, monsieur ! »

Le médecin avait quelque chose de plus à ajouter, et le fait qu’il prenne son temps ne présageait rien de bon.

Lloyd : « Vous savez, vous deux, je ne suis pas un expert en la matière, mais Eilwen montre plusieurs symptômes de dépression… »

Lucéard : « Une dépression ? Qu’est-ce que c’est ? »

Le mot ne m’était pas étranger mais je ne voyais pas le rapport avec la santé d’Eilwen.

Il faudra aussi que je lui demande ce qu’est le stress, plus tard.

Lloyd : « Bonne question, mon garçon. C’est un domaine assez nouveau dans ce royaume, comme tout ce qui touche aux troubles mentaux, en fait. Pour faire simple, après ces derniers mois tumultueux, Eilwen a fait de tous ses malheurs une véritable maladie. C’est donc plus qu’une simple déprime, puisque ce qui la pousse à broyer du noir est aussi d’ordre chimique. Hélas, ses autres problèmes ne lui permettent pas d’être dans un environnement suffisamment stable et bénéfique pour l’instant. Enfin bref, pour le moment, il vaut mieux qu’elle soit bien entourée, mais vous faites déjà ça très bien ! »

Il essayait de rebondir sur une note positive, mais le mal était déjà fait.

Lucéard : « Il n’y a pas de véritable traitement pour ça non plus… ? »

Le docteur soupira, introduisant la réponse que je craignais.

Lloyd : « Ce type de maladie peut se traiter avec divers médicaments, et d’autres paramètres comme l’alimentation ou l’activité physique peuvent faire la différence, mais ce n’est pas exactement comme guérir d’une fracture ou d’une grippe. Simplement se reposer sur la médecine ne suffit pas quand il s’agit de ce qu’on appelle grossièrement une maladie du cœur. Voilà pourquoi je vous ai dit que ce qui comptait le plus pour le moment était son environnement. »

Lucéard : « Je vois… »

Deryn : « Mais alors, on peut en guérir, n’est-ce pas ? »

Cette remarque était une drôle d’interprétation de ce qui venait d’être dit, mais le père d’Ellébore ne démentit pas, et sourit en entendant ces mots.

Lloyd : « En effet, il y a énormément de monde qui en sont sortis, et même s’il n’y a à priori pas de méthode miracle, il est certain qu’on puisse guérir durablement d’une dépression. »

Cette conclusion nous donnait du baume au cœur. Et le sourire de ma cousine se redressa davantage quand elle entendit des bruits de pas dans le couloir où nous étions. Elle tourna énergiquement la tête.

Deryn : « Père ! Mère ! »

Mon oncle Gobeithio et ma tante Irmy s’avançaient à pas lents, ce qui jurait avec la légère inquiétude qui se lisait dans leur regard. Ils saluèrent dans un premier temps le docteur, puis leur fille.

La première chose qui me vint en tête en les voyant fut que je ne les avais pas revu depuis ce qui était arrivé à Eilwen. Et aussi absurde que cela puisse paraître, mon cœur se serra à l’idée qu’ils aient pu me tenir responsable de ce qui était arrivé à leur précieuse enfant.

Lucéard : « Bonsoir… ! »

Je fis abstraction de ces pensées parasites pour leur offrir mon sourire le plus accueillant.

Irmy : « Lucéard, mon neveu ! Quel plaisir de te voir en pleine santé. »

Ma tante posa ses mains sur mes épaules pour mieux me dévisager.

Irmy : « Tu as l’air de te porter bien, me voilà rassurée. Tu sais, on s’est fait un sang d’encre pour toi ! »

Gobeithio : « En effet, tu nous as fait une belle peur, Lucéard. »

Mes craintes d’il y a quelques secondes me paraissaient déjà risibles. Ma famille du côté Nefolwyrth était simplement heureuse que j’aille bien.

Irmy : « Et je suis d’autant plus contente de te voir en compagnie de Deryn. Vous donnez l’impression d’être très proches tous les deux. Tu n’as pas idée à quel point nous souhaitions que vous soyez bons amis. »

Elle ponctua ce commentaire d’un rire allègre.

Je me tournais vers Deryn, dans l’espoir secret qu’elle soit aussi embarrassée que moi par les propos de sa mère. Mais ce n’était pas le cas. Au contraire, elle me montra la plus tendre de ses expressions, me poussant à sourire à mon tour.

Lucéard : « Je regrette de ne pas m’être entendu avec Eilwen et Deryn plus tôt. »

Irmy : « Je te crois sur parole ! Je ne dis pas ça parce que je suis leur mère, mais mes filles font d’excellentes amies. Eilwen est particulièrement extravertie et s’entoure de gens où qu’elle aille. Deryn est plus réservée, mais a aussi beaucoup de succès. Pourtant, elle choisit de ne côtoyer qu’une poignée de personnes pour leur donner un maximum d’attention. Que tu en fasses partie signifie énormément, tu sais ? »

Deryn : « …Mère… ! »

La voix faiblarde, presque boudeuse de ma cousine confirmait que les propos de sa mère avaient bel et bien fini par la gêner. Ses sourcils trahissaient aussi son embarras, ce qui ne l’empêchait pourtant pas de sourire.

Irmy : « D’ailleurs, elle passe toutes ses journées enfermées dans sa chambre quand elle en a l’occasion, je commençais à m’inquiéter. Heureusement, elle ne fait pas ça ici. »

Deryn soupirait. Il n’y avait plus rien à faire pour empêcher sa mère de dévoiler des informations qu’elle aurait préféré que je ne sache pas.

Je n’y avais pas accordé d’importance, de toute façon. Mon attention s’était portée sur ce que tante Irmy avait dit sur Eilwen. Et plus particulièrement la seconde d’hésitation où elle s’était décidée à mentionner le quotidien désormais perdu de la jeune fille.

J’ignorais moi-même à quoi ressemblait la vie d’Eilwen à Aubespoir. Qu’en était-il de ses nombreux amis ? Je n’avais pas osé demander.

Gobeithio : « Dis voir, Lucéard. Deryn a bien mangé cette semaine ? »

Son père s’inquiétait toujours de l’appétit de Deryn, à raison, évidemment.

Honnêtement, je me demande comment Goulwen faisait pour se rassasier avant l’arrivée de Deryn. Elle finit par tout lui donner à chaque fois. Enfin, elle a toujours mangé aussi peu, mais du temps qu’elle mange à sa faim, je n’y vois pas de mal. Elle ne me paraît pas chétive ni anémiée.

Voyant que je la toisais de haut en bas, Deryn haussa les sourcils à plusieurs reprises, lentement, l’air malin voire grossièrement sensuel. Elle n’accordait manifestement pas d’importance à la réponse que j’allais donner.

Lucéard : « Hmm, disons qu’elle mange normalement. »

Gobeithio : « Normalement pour elle, j’ose imaginer. »

Grinça son père, visiblement mécontent.

Une main se posa sur le crâne de Deryn. Sa mère caressait affectueusement ses cheveux.

Irmy : « Oh mon cœur, ton père et moi avons été si déçus de ne pas être là pour tes 15 ans. Mais nous t’avons rapporté de beaux cadeaux ! »

La cadette des Nefolwyrth semblait apprécier ce genre de traitement. Qu’on lui frotte la tête en lui promettant des surprises l’enchantait bien trop visiblement.

Deryn : « C’est gentil, mère. Mais ne vous en faites pas, je me suis beaucoup amusée pour mon anniversaire ! »

Mon oncle constatait que tout allait bien de notre côté, mais la raison première de son inquiétude n’avait pas disparu. Il se tourna vers le docteur.

Gobeithio : « C’est la chambre d’Eilwen, n’est-ce pas ? »

Lloyd : « Oui, c’est ça. Je viens d’aller lui parler. Elle n’a rien, vous n’avez pas à vous en faire, mais il lui faut du repos. Cela dit, je prescrirais qu’une petite visite de ses parents lui fera le plus grand bien ! »

Le comte croisa les bras, mais ses épaules se relâchèrent bien assez vite.

Gobeithio : « Je comprends. Nous ne resterons pas longtemps. Nous serions arrivés plus tôt si une certaine personne n’avait pas décidé de tenir la jambe au duc local. D’ailleurs, la personne en question doit y être encore, en compagnie de votre grand-père, voire de ton père Lucéard. Et si vous alliez leur dire bonjour ? »

Deryn : « Je me demande bien qui est cette mystérieuse pipelette. »

Souligna-t-elle avec ironie. Nos grands parents avaient donc eu le courage de faire un si long voyage. Cette année était particulière pour nous tous. Et je pouvais sans effort imaginer que tout un chacun avait d’excellentes raisons de privilégier sa famille après les tragédies qui nous avaient frappés.

Ma tante frappa à la porte. Elle s’était retenue de se lancer dans une longue conversation dans le hall, et ce, juste pour revoir au plus tôt ses filles.

Quand la porte s’ouvrit, Eilwen nous apparut. Elle avait l’air ailleurs, comme souvent, mais la vue de ses parents métamorphosa son visage. Ce fut pourtant si léger, mais je n’avais pu voir que ça. Dans cette expression fugace j’avais pu reconnaître une enfant perdue dans une immense ville inconnue, une enfant qui venait de retrouver ses parents au milieu de la foule.

Cette vision me fit comme un pincement au cœur. Et je n’étais pas le seul. Deryn restait là, silencieuse, hésitant presque à entrer à son tour.

Mais la porte se ferma sous son nez. Et pendant quelques secondes, Deryn demeura immobile, comme paralysée, avant de finalement se tourner vers moi comme si de rien n’était.

Deryn : « Bon, on va leur dire bonjour ? »

Lloyd : « Je me joins à votre équipe ! »

Le docteur ne faisait déjà plus grand cas de l’étiquette, et marcha fièrement au côté de deux jeunes membres de la haute-noblesse.

Deryn semblait cependant apprécier que le père d’Ellébore ne fasse pas de manière et la considère comme une égale.

-6-

Avant d’arriver dans le hall, au bout d’un étroit couloir, on croisa mon père, en pleine discussion avec Kana et Efflam. C’était encore une fois un drôle de trio.

Illiam : « Ta mère aussi racontait ce genre d’histoire à mon frère et moi, et nous finissions souvent par vadrouiller de nuit dans les corridors du palais royal. Tu lui ressembles de plus en plus, Kana. Pour l’instant, c’est un compliment, mais ça pourrait bien devenir ta malédiction. »

Kana : « Mais mon oncle ! Je n’invente rien ! »

Efflam : « Au moins six d’entre nous ont rapporté ce genre d’histoire depuis une semaine. Je peine à croire que ce soit un hasard ! Je ne sais pas depuis combien de temps ce palais est hanté, mais j’étais sûr que ça finirait par arriver ! »

Kana : « Talwin pense que Nyriée est la cause de tout ça ! »

Sanglotait la princesse, indignée qu’on remette en cause la bonne foi de sa poupée.

Illiam : « Oh, Talwin a dit ça ? »

Mon père se frotta la moustache quelques instants, pensif.

Illiam : « Je reconnais que ça a du sens. »

Efflam : « … ! »

Kana fut prise d’une peur bleue et se jeta dans les bras de son grand frère en criant.

Kana : « Ouiiiin ! »

Le duc de Lucécie réalisa qu’il avait commis un impair. J’en vins à penser que je lui ressemblais moi-même un peu trop.

Efflam ne se souciait pas d’être malaxé aussi violemment. Il était habitué à avoir le visage larmoyant de Kana contre le sien.

Efflam : « Je ne comprends pas, pourquoi Nyriée serait-elle possédée ? »

Illiam : « Ce n’est bien sûr qu’une légende, mais on raconte que lorsqu’on prend grand soin d’une poupée pendant 100 ans, elle finit par développer une âme. Et je ne serais pas surpris que Nyriée ait atteint cet âge. »

Kana : « Mais mon oncle ! Nyriée ne s’amuserait jamais à nous faire peur ! Si on donne beaucoup d’amour à une poupée, elle ne peut que nous le rendre, non ? »

Mon père n’avait pas poussé la réflexion davantage. Ce sujet ne lui tenait de toute façon pas à cœur.

Illiam : « En effet, si on suit cette logique, les poupées n’ont pas de raison d’être maléfiques. Sauf si bien sûr leur âme est corrompue par une autre entité dès leur incarnation. »

Kana hurlait de plus belle.

Illiam : « Enfin, comme je vous l’ai dit, ce ne sont là que des légendes. Vous aurez beau accumuler les coïncidences, ça ne prouvera jamais l’existence de spectres. »

Mon cousin grimaça, prêt à faire une concession.

Efflam : « Nous avons fait une excursion à cinq cette nuit, et je reconnais que les rares phénomènes dont on a été témoins ne voulaient pas dire grand chose, au fond… »

Ils ont fait ça ?

Kana : « Léonce a vraiment aperçu quelque chose, j’en suis sûre ! »

Quoi ? Léonce s’est retrouvé mêlé à ça ?

Efflam venait de se rendre compte de notre présence.

Deryn : « Bonsoir, mon oncle ! »

Le duc se tourna vers nous. Il me paraissait fatigué, plus que je ne l’avais jamais remarqué. Il n’y avait cependant rien d’étonnant après un tel voyage.

Illiam : « Monsieur Ystyr, Deryn, Lucéard. Bonsoir à vous. »

J’étais soulagé de voir ce visage si familier. J’y revoyais l’époque de quiétude que j’avais subitement laissé derrière moi. Ou plutôt, devrais-je dire, qui m’avait été arrachée de force.

Néanmoins, le voir aujourd’hui m’inspirait autre chose. La chaleur unique de ce début d’hiver, propre à l’atmosphère du nouvel an. Mais n’était-ce pas la première fois que je la ressentais aussi nettement ?

Le repas de ce soir fut plus convivial que jamais. Puisque le roi et sa femme ne pouvaient se déplacer jusqu’ici, nous étions au grand complet.

Dès la fin du dîner, les parents de Deryn en profitèrent pour lui offrir quelques cadeaux, dont l’un de la part du fabricant du jeu Bestiaires qui lui avait offert la toute dernière extension, ouvrant encore de nouvelles possibilités dans ce jeu déjà très complet.

Elle recevrait aussi des cadeaux dès le lendemain, car il était tradition dans la plupart des royaumes du continent d’offrir des présents à ses proches le dernier jour de l’année pour qu’ils nous accompagnent pendant l’année à venir.

-7-

Le sommeil me gagnait rapidement. Pour passer le maximum de temps avec ma famille, depuis quelques jours, je me levais plus tôt que d’habitude pour effectuer mon entraînement quotidien.

Un son me sortit de la confusion de mes somnolences. Je me redressai aussitôt.

Le maître m’avait appris à sa manière à regagner le plus rapidement possible toute mon attention, et toutes mes capacités en cas d’urgence.

Ce n’était que des pas… Je pense.

Malgré ce constat, je posai les pieds au sol.

Je ne crois pas que ça ait à voir avec ce que les autres disent sur un éventuel revenant, mais je me sens d’humeur à aller voir par moi-même.

Je m’étonnais de ma propre attitude, me levai, et ouvris lentement la porte de ma chambre que je distinguais à peine dans la pénombre.

Je marchais à pas de loup, comme si le bruit pouvait incommoder les créatures qui se terraient dans les ténèbres. Sortir ainsi était quelque peu imprudent si l’on considérait qu’il y avait véritablement quelque chose dans ces couloirs. Et s’il n’y avait rien, ça ne valait pas le coup de s’être levé.

Je refermais la porte derrière moi sans un son.

Si l’on tendait l’oreille, on pouvait entendre le travail du bois dans chaque direction. Parfois discret, parfois tonitruant. On distinguait même de temps à autre un rythme lointain, sans savoir d’où il venait.

J’imaginais bien que ce genre de bâtisse avait toujours une aura différente de nuit. Peut-être que le bois était d’ailleurs en cause. Cela dit, le palais de Port-Vespère parvenait de temps en temps à être inquiétant, même de jour, quand on avait le malheur de se retrouver seul dans une partie silencieuse de cet ancien monument.

Seules les chambres de cet étage étaient un minimum ordonnées. Les couloirs plus étroits et sinueux qui caractérisaient ce palais étaient d’autant plus lugubres à cette heure. Et pourtant, il y avait bien quelque chose, juste ici.

Mes yeux s’adaptaient à peine au noir sordide qui brouillait ma vue.

Je marchais avec prudence, priant pour que les planches de bois sous l’épais tapis ne trahissent pas ma présence.

Presque arrivé à l’angle, je la vis. Cette silhouette immobile me fixait-elle en retour ?

Mais c’est…

Elle n’était pas bien grande, mais l’aura qu’elle dégageait. Ce ne pouvait être que…

Lucéard : « …Klervi ? »

Klervi : « Lucéard ? »

Un chuchotement me répondit, et je fus étrangement rassuré de l’entendre.

J’aperçus après quelques pas de plus qu’elle n’était pas seule. Meloar l’accompagnait, et sa silhouette suffisait à deviner qu’il aurait préféré n’être pas là.

Meloar : « Si Lucéard est là, il peut t’accompagner aux toilettes à ma place. Je rentre dans ma chambre. »

Le jeune adulte avança dans ma direction, d’un pas las.

Klervi : « A-attends… J’ai peur d’y aller sans toi… »

Meloar avait sûrement lui aussi compris qu’elle était tout à fait sereine. Klervi insista sans dévoiler ses véritables intentions.

Zut. J’arrive au mauvais moment pour Klervi. Elle qui voulait un moment privilégié avec son frère… Je ne laisserai pas ses efforts être vains.

Après avoir fugacement froncé les sourcils pour exprimer ma détermination, un soudain effroi se lit sur mes traits.

Lucéard : « En vérité, Meloar, je ne suis pas rassuré non plus ici. Tu ne voudrais pas nous accompagner ? »

Je rechignais à me montrer plus dramatique que ça, et il n’y crut pas un instant.

Meloar : « Vous vous fichez de moi, tous les deux… »

Klervi, quant à elle, était étonnée de me voir agir ainsi, et semblait avoir compris quelque chose.

Lucéard : « Oh allez, tu ne vas pas nous laisser livrés à nous-mêmes ? »

Meloar soupira, presque agacé.

Meloar : « Tu le fais exprès, ma parole… »

Mon cousin s’approcha de moi. Sous ses cheveux plus sombres que la nuit se cachait un visage amer.

Meloar : « Tout le monde semble avoir accepté ton petit jeu pour ne pas te brusquer, mais ne compte pas sur moi. »

Hein ?

Meloar : « Je vais être franc avec toi, Lucéard. Savoir que tu disparais pendant des mois entiers pour aller je-ne-sais-où et te voir te comporter comme si tu imitais ta sœur, contrairement aux autres, je trouve ça plus que malsain. C’est naïf de leur part de croire que tu t’es remis en question et que tu fais de ton mieux. Tu as toujours un gros problème, et c’est le même qu’avant. Tu t’obstines toujours à faire tourner ta vie autour d’une seule obsession. La seule différence, c’est que ce n’est plus la même qu’avant. »

Klervi : « Meloar ! »

En quelques instants, la dureté des propos du garçon avait réussi à pousser même sa sœur la plus timide à l’interrompre.

Lui comme moi étions étonnés de la voir gronder son grand frère adoré. Il n’osait pas continuer, même s’il ne regrettait visiblement aucun de ses mots.

Lucéard : « C’est bon, Klervi, ce n’est pas grave. Je comprends qu’il puisse voir les choses comme ça. Je me doutais bien que d’une certaine façon, mon attitude pouvait paraître étrange. Mais quoi que tu en penses, Meloar, je ne crois pas que ce soit en mal. »

Meloar : « Le contraire m’aurait étonné. Tu vis toujours dans ta petite bulle de monsieur parfait où tout ce que tu fais est d’une logique à toute épreuve. Puisque c’est ton truc du moment de faire le cousin modèle et héroïque, tu peux bien accompagner Klervi aux toilettes tout seul, non ? »

Je ne me laissais pas déstabiliser, néanmoins, il avait réussi à me rabattre le caquet.

Une main attrapa la sienne tandis qu’il tirait sa révérence.

Klervi : « S’il te plaît… »

Le grands yeux de Klervi ne laissaient aucune chance de refuser à son frère. C’était une technique qu’elle avait appris de sa plus jeune sœur.

Meloar : « Klervi, ça suffit. »

Plus las qu’agressif, Meloar détourna les yeux.

Lucéard : « Ne sois pas si têtu. On ne passe jamais assez de temps avec sa petite sœur, Meloar. »

Klervi : « … »

Meloar : « … »

Dans le silence qui suivit, je pus me rendre compte du sous-entendu involontaire qui se cachait dans ma dernière phrase.

Oh pitié. Je viens de faire une Evariste.

Le malaise se dissipa heureusement bien assez tôt. Un son plus grave que les précédents avait retenu notre attention.

Klervi : « …Cette fois-ci, c’est lui… »

Elle ne semblait pas avoir peur de ce qui se terrait dans la pénombre, mais essayait de se persuader que si.

Quelque chose s’approchait à une vitesse anormale. L’intervalle entre les pas était de plus en plus court, et une ombre apparut, de plus en plus grosse, de plus en plus près.

L’ombre passa entre nous sans un son, et disparut à l’angle du couloir. Le souffle froid qu’elle avait laissé derrière elle s’était comme figé.

Cette expérience surnaturelle nous laissa tous sans voix. Je m’étonnais à ne pas avoir eu peur. Cette chose était pourtant passée à moins d’un mètre de moi.

J’approchais lentement, suivi par mes deux cousins. Nous avancions jusqu’à découvrir le couloir où avait disparu cette chose.

Le temps d’assimiler ce qui venait de se passer, une porte se rouvrit. Et la même silhouette qu’à l’instant ressortit après un long soupir.

Jagu : « Dernière fois que je bois autant avant d’aller me coucher. »

Le garçon se figea en voyant trois silhouettes face à lui.

Jagu : « Oh, vous fichez les chocottes ! Qu’est-ce que vous faites plantés là dans le noir à une heure pareille ? »

Lucéard : « Meloar nous accompagne aux toilettes. »

Affirmai-je en montrant l’aîné d’entre nous du doigt.

Le petit génie de la famille n’était pas convaincu par cette explication.

Jagu : « C’est louche. Vous cherchez le fantôme, avouez ! »

Meloar : « Baisse d’un ton, Jagu. Les autres dorment. »

Frustré d’avoir été embarqué dans cette histoire par sa sœur, Meloar n’en était pas moins un excellent grand frère en ce qu’il savait se faire écouter.

Jagu reprit en chuchotant, amusé par la situation.

Jagu : « Outre le carré royal, vous êtes les trois personnes que j’aurais le moins imaginé prendre part à une expédition nocturne. »

Dilys : « Qu’est-ce qu’il a le carré royal, minus ? »

Grommelait la petite dernière du roi, à moitié endormie. Avoir entendu sa voix d’aussi près m’avait fait sursauter. Aucun de nous ne l’avait entendue venir.

La fille avait renoncé à ses couettes pour la nuit, ce qui donnait l’impression de voir une autre personne.

Jagu : « Alors vous avez même réussi à traîner Dilys avec vous ? »

Pour le coup, nous voir tous les quatre réunis ici doit être encore plus rare et stupéfiant qu’apercevoir un fantôme.

Dilys : « C’est quoi cette histoire ? Je retourne me coucher, moi. »

Indignée d’être associée à nous, elle nous faussa compagnie et revint dans le grand couloir où se situait nos chambres.

Jagu : « Attends ! Tu es sûre de ne pas vouloir nous rejoindre dans notre quête ? »

Quelle quête ?

Dilys : « Ne me dites pas que vous croyez à toutes ces gamineries ? »

Bizarrement, elle choisit de dévisager Meloar en posant sa question. Celui-ci regrettait de plus en plus d’avoir accompagné sa sœur.

Dilys : « Vous êtes tous sévèrement débiles. Adieu. »

Avant qu’elle ne reparte, je murmurais quelques mots, feignant de ne m’adresser à personne en particulier.

Lucéard : « J’espère juste que nous ne sommes pas à la recherche d’un de ces revenants qui t’enferme dans un couloir sans fin, et qui profite que tu cours en vain dans le noir complet pour te chuchoter des choses horribles… »

En se retournant pour partir, la jeune fille qui avait tendu une oreille inquiète à mes propos remarqua qu’elle ne voyait pas le bout du couloir, et que les limites de sa vision semblaient courber les murs qui s’enfonçaient dans les ténèbres.

Un mélange de colère et de peur s’immisça discrètement sur son visage tandis qu’elle pointait vers le bout du couloir.

Dilys : « E-et si vous alliez dans cette direction ? Je suis pratiquement sûre d’avoir entendu une voix. Sûrement que ce que vous cherchez est par là. »

Cette tentative de garder la face était intéressante, mais personne n’était dupe.

-8-

Après que Klervi soit sortie des toilettes, Dilys était toujours avec nous.

Elle se fit dignement raccompagnée jusqu’à sa chambre. J’aurais pu en faire autant, puisque tout présageait que nous allions veiller jusqu’à ce que la fatigue soit plus forte que la déception.

Jagu : « Nous ne sommes pas seuls. »

D’un ton angoissant, le garçon nous indiqua ce qu’il y avait plus loin. Et en effet, le parquet craquait, comme si une créature pourvue de nombreuses pattes progressait lentement jusqu’à nous.

Klervi, Jagu et moi nous rapprochâmes de Meloar, comme s’il portait la responsabilité de tous les enfants ici présents.

La silhouette difforme qui apparaissait au loin commençait à se scinder en plusieurs humanoïdes. Si l’une des ces ombres n’était pas en train de pouffer de rire, j’aurais presque été inquiet.

Talwin : « Quand j’ai entendu parler des horreurs qui se terraient sous nos tapis et derrière nos murs, j’aurais dû deviner qu’il ne pouvait s’agir que de toi, Meloar. Cesse donc d’effrayer notre famille ! »

Meloar : « Talwin, baisse d’un ton, nous avons des invités. »

Imperméable aux provocations de son aîné, le plus sérieux des Vespère rappela Talwin à l’ordre, mais ce dernier était immunisé à l’autorité.

Talwin : « Si c’est pour débusquer un fantôme, il faut être prêt à faire des sacrifices. »

Klervi : « Kana. »

Apostrophant discrètement sa sœur, Klervi permit à Kana de se détendre un instant. Elle était la seule ici à craindre que les rumeurs soient fondées.

Léonce : « Oh Lucéard, quel bon vent t’amène ? »

Mon compagnon de route était devenu un Vespère sans que je m’en rende compte et on pouvait lire sur son visage qu’il ne retournerait pas dans sa chambre avant que quelque chose d’inexplicable n’arrive.

Alors c’était vrai…

Lucéard : « Comment tu t’es retrouvé là, toi ? »

Léonce : « Je sais pas trop, mais j’irai jusqu’au bout. »

Goulwen et Efflam étaient avec lui, tout aussi motivés.

Il y avait une dernière personne avec eux. Mais celle-ci avait l’air honteuse de faire partie des leurs.

Deryn : « …Je voulais en avoir le cœur net, moi aussi… »

Je me serais plus attendu à voir la grande amatrice de mystère dans ce groupe.

Mais Ellébore dormait à poings fermés, s’étendant autant que possible sous ses couvertures, comme si c’était la dernière fois qu’elle en profitait.

Talwin : « Bien, faisons des équipes de deux ! »

Très souvent, quand Talwin en venait à cette réplique, cela signifiait que les choses sérieuses commençaient, et que les conséquences seraient catastrophiques.

Talwin : « Comme vous le savez tous, si l’un d’entre nous se retrouve seul, il mourra. C’est ainsi que fonctionne ce monde souillé par le vice. Mais en répartissant clairement des groupes, nous sommes sûrs d’éviter une telle tragédie. De plus, cela nous permettra de couvrir un maximum de lieux, et optimisera nos chances de coincer la créature damnée qui rôde dans nos couloirs ! »

Meloar : « Moins fort, Talwin. »

Talwin : « Passons au tirage au sort ! »

Jagu : « Quel tirage au sort ? C’est toujours la même chose, tu fais tes propres duos en faisant passer ça pour du hasard. Laisse-nous décider pour une fois ! »

Talwin : « Allons bon, Jagu. Tu sais bien que quand le hasard est entre mes mains, il crée toujours les équipes parfaites. Regarde. »

L’aîné des Vespère pivota sur lui-même, agitant mystérieusement ces mains. Il n’avait vraisemblablement rien fait de plus.

Talwin : « Jagu, tu es avec Goulwen ! »

Jagu : « Mais c’est le plus nul de tous ! Je suis sûr que tu l’as fait exprès ! »

Goulwen : « … »

Même dans l’obscurité, on devinait par l’aura qu’il dégageait que Goulwen se fichait royalement de ce que pensait Jagu.

Kana se retrouva avec Léonce. Meloar avec Klervi. Efflam avec Talwin. Ce qui ne laissait plus que deux candidats.

Lucéard : « Tu veux vraiment qu’on le fasse ? »

Deryn : « Si tu veux rentrer te coucher, j’en ferais autant. »

Talwin : « Bien, Kana et Léonce, vous montez au dernier étage. Nous, on prend le rez-de-chaussée, et toi, Meloar, tu t’occupes du jardin. »

Meloar : « Tes blagues n’amusent que toi. »

Sur ces mots, Meloar repartit en direction de sa chambre.

On profita aussi de l’occasion pour s’éclipser.

-9-

Deryn et moi nous retrouvions à marcher à tâtons. Progresser dans des couloirs, souvent sans fenêtres, me rappelait ma première nuit à Absenoldeb. J’étais pourtant serein. Mais aurait-ce été le cas sans celle qui m’accompagnait nonchalamment ?

Quelque chose de lourd frappa le sol de l’étage du dessus, et un cri de surprise échappa à Deryn. Ce fut ce second bruit qui me fit sursauter.

Deryn : « Je t’ai fait peur ? »

Nos réactions l’avaient faite rire, ce qui m’empêchait de prendre la situation au sérieux.

Lucéard : « Si tu n’as pas peur, pourquoi participer à ça ? »

Deryn : « Je te retourne la question. En ce qui me concerne, j’apprécie me balader de nuit, je me sens bien, c’est tout. »

Lucéard : « Je vois ce que tu veux dire. Cela dit, en dehors d’Aubespoir, c’est un loisir assez dangereux les promenades nocturnes. »

Deryn : « Je suis sûre que tu en fait toi aussi, et dans des endroits vraiment effrayants, en plus. »

Lucéard : « C’est vrai. Mais je ne pense pas que quelque chose d’irrationnel en veuille à nos vies ici. »

Un sourire discret s’illumina sur ses lèvres.

Deryn : « Tu n’aimerais pas tomber sur quelque chose de vraiment fantastique ? »

Plutôt qu’être une vraie question, elle demandait confirmation après avoir lu dans mes pensées.

Lucéard : « Pourquoi pas, mais je préférerais qu’il n’y ait rien plutôt que vous savoir en danger. »

Deryn s’arrêta progressivement, et je fis de même après m’en être aperçu. Rien ne semblait l’avoir effrayée, pourtant.

Deryn : « …Après tout ce qu’il s’est passé cette année, je suis contente que tu sois là. »

Cette remarque fut si soudaine que j’en restais bête.

Lucéard : « Qu’est-ce qui te prend, tout d’un coup ? »

Mon embarras l’amusa.

Deryn : « Oh, moi ? Rien du tout. »

Je soupirai, sans amertume.

Lucéard : « Je serais mal placé de te dire que tu te comportes bizarrement, vu qu’il paraît que c’est ma propre spécialité ces temps-ci. »

Deryn : « Ah oui ? Qui a dit ça ? »

M’interrogea t-elle, curieuse.

Lucéard : « Meloar. Mais je ne lui en veux pas. Ce n’est pas comme s’il n’avait aucune raison de penser ainsi. Et je trouve ça intéressant de voir les choses sous cet angle. »

Deryn : « Je ne sais pas ce qu’il en est, mais je ne te trouve pas bizarre. »

Lucéard : « Merci, j’imagine. Je ne te trouve pas bizarre non plus. »

On échangea un long regard dans la pénombre.

Lucéard : « Tout le monde a tendance à devenir solennel au beau milieu de la nuit, non ? À part Talwin, peut-être. »

Elle confirma d’un rire léger ma dernière supposition.

Deryn : « Oui, j’ai cette impression aussi. Je ne saurais pas dire pourquoi. »

La cadette du compte Nefolwyrth me regardait toujours avec insistance.

Deryn : « …Nos efforts pour Eilwen finiront par payer, c’est certain. Mais ce que j’avais en tête à l’instant, c’était que s’il t’arrivait malheur à ton tour, qu’est-ce que je ferais ? »

Son naturel calme empêchait ses sentiments de prendre le dessus, mais la pointe d’émotion dans sa voix m’avait troublé.

Lucéard : « De quoi tu t’inquiètes ? Je suis au sommet de ma forme. »

La demoiselle continuait de sourire à sa manière.

Deryn : « Ce n’est pas ça, idiot… Tu te fais des ennemis dangereux, c’est évident. Je suis sûre que tu as de très bonnes raisons de mener la vie que tu mènes, là n’est pas la question. Mais ne fais pas de folie, s’il te plaît. Cela ne fait que quelques mois que nous pouvons nous dire amis, mais nous sommes cousins. Je serai toujours là pour toi… Alors… S’il te plaît, sois là aussi pour moi. »

Beaucoup de choses semblaient la travailler ces temps-ci, et cette journée n’avait pas aidé. Mais j’étais reconnaissant d’entendre ces mots qu’elle n’aurait pas osé dire si la fatigue qu’elle avait accumulée ne l’avait pas permis.

Ce qui me faisait garder ce cap que j’avais choisi, aussi périlleux soit-il, était les gens qui m’entourent. Et pourtant, cela impliquait un paradoxe. En continuant ainsi, je prenais le risque de partir le premier, et de disparaître de leurs vies à tous. Cette peur m’avait déjà animé, et à présent, je n’avais plus d’autre choix qu’en faire ma force.

Je posai doucement ma main sur les cheveux de Deryn, puis les frottai gentiment, comme pour la rassurer.

Lucéard : « Je serai là à chaque fois. Compte sur moi ! »

Elle se laissait faire quelques instants, perdue. Cette sensation sur son crâne accaparait toute son attention.

Elle finit par pouffer de rire, peinant à contenir son hilarité.

Deryn : « T-tu me chatouilles ! »

Lucéard : « Comment ça ? Des cheveux ? Mais personne n’est chatouilleux des cheveux, enfin. »

Deryn : « Tu… Tu devrais savoir que je suis chatouilleuse de partout, alors arrête ! Je vais finir par réveiller les gens. »

Elle y prenait trop plaisir, et peinait à se contenir. Son visage devait rougir, bien que la pénombre ne me permettait pas de voir la différence.

Lucéard : « Pourtant, quand ta mère le faisait tout à l’heure, ça ne te faisait rien. »

Rétorquai-je, sans arrêter mon mouvement. Sa voix montait dans les aigus.

Deryn : « Mais c’est ta façon de faire ! Là, comme ça ! »

Je venais de trouver son point faible, elle tremblait à en pleurer.

Lucéard : « Comme ça ? »

Elle tentait finalement de se défendre, mais elle repoussait si faiblement mon bras qu’elle n’était pas prête d’être libérée. Elle concentrait surtout ses efforts pour contenir ses éclats de rire, quitte à ce que cette torture ne finisse jamais.

Deryn : « Ah, je peux plus respirer, arrête ! Arrête ! »

Son grand sourire allait lui laisser un mal de joue nostalgique. Je finis par relâcher mon emprise, et la vis s’accroupir pour se tenir le ventre.

Lucéard : « Ils vont être plus sûrs que jamais qu’il y a un fantôme dans ce palais après ça. »

La jeune fille riait toujours, tout en se frottant les yeux. Puis finit par me lancer un regard espiègle.

Deryn : « C’est très moyen ce que tu fais, tu le sais ? »

Lucéard : « Tu ne m’as pas l’air indignée. »

Bien entendu, ça m’avait aussi plutôt amusé.

Deryn : « C’est pas joli-joli de profiter de la faiblesse d’une frêle demoiselle. »

Lucéard : « C’est toi qui rend ça bizarre, là. »

Elle avait retrouvé son sourire en coin inimitable.

Deryn : « Oh, c’est de ma faute, alors ? »

Lucéard : « Si tu ne voulais pas être une frêle demoiselle, tu devrais manger plus comme le veut ton père. »

L’ambiance chasse aux fantômes était déjà loin derrière nous, si tant est qu’elle ait été là en premier lieu.

Cependant, après un rire plus contenu, Deryn s’interrompit, et tendit la tête derrière moi.

Deryn : « …Tu as entendu ça ? »

Lucéard : « Je ne me laisserai pas avoir si facilement, tu me sous-estimes. »

Elle agita la tête calmement pour me démentir.

Deryn : « Dans cette pièce, là. Il y a de la lumière sous la porte. »

Je me retournais, quitte à avoir l’air crédule.

Et en effet, le bruit qu’elle semblait avoir entendu provenait de la salle où nous jouions habituellement. Et cette salle était allumée. J’ignorais que les esprits avaient besoin de lumière, mais, convaincu qu’il s’agissait d’un vivant, je me mis sur mes gardes.

-10-

Après s’être échangés un regard entendu, on se plaqua tous les deux contre le mur. Je passai le premier, longeant la parois jusqu’à la porte.

Je tendis l’oreille. Il y avait bel et bien quelqu’un à l’intérieur.

Je mis la main sur la poignée, et me tournai une fois de plus vers Deryn, qui hocha la tête avec résolution.

Aussi silencieusement que je le pus, j’abaissai la poignée, et laissai la faible lumière se disperser dans le couloir.

Ma cousine et moi glissions nos têtes pratiquement en même temps, nous permettant d’apercevoir ce qui s’y trouvait.

Assise sur les tapisseries, une forme humaine se tenait immobile, dos à nous. Elle n’avait pas remarqué notre présence. Ses longs cheveux sombres mirent fin au mystère en une fraction de seconde.

Deryn : « C’est… Eilly… »

Lucéard : « Mais que fait-elle ? »

Nos murmures n’atteignaient même pas la concernée. Malgré sa stupéfaction, Deryn semblait avoir compris ce qu’il se passait.

Deryn : « …Eilly a toujours fait des crises de somnambulisme. C’est assez rare, mais ça arrive principalement quand elle est très fatiguée. …Quand j’étais petite, ça m’amusait beaucoup, mais là… »

Eilwen avait des cartes dans les mains qu’elle fixait à la lumière d’une bougie.

Est-ce vraiment raisonnable d’allumer des bougies quand on est somnambule ?

Deryn : « …Ce sont les cartes de l’extension, non ? »

D’ici, c’était dur à dire, mais le regard que me lançait Deryn sous-entendait qu’il y avait quelque chose d’important à en déduire.

Nous nous approchâmes sans attirer son attention, avant de se cacher derrière le fauteuil le plus près d’elle.

Eilwen : « Cet effet paraît si faible à première vue. Mais en l’utilisant comme ça… Oh, ça change tout pour mes créatures marines ! »

La demoiselle endormie débordait de joie et de vitalité. C’était d’autant plus troublant pour nous.

Deryn l’observait avec étonnement au début, puis avec une immense tendresse. Ses yeux devinrent humides.

Deryn : « Eilly… C’est comme si… »

Je poussais délicatement le dos de ma cousine accroupie, qui manqua de perdre l’équilibre.

Deryn : « M-m-mais, Lucéard ? »

Je lui lançai un regard espiègle qu’elle ne parvint pas à comprendre.

Eilwen : « …Ryn ? »

Sa sœur l’avait remarquée. Dans son état, elle pouvait à peine se montrer surprise, mais Eilwen lui sourit béatement.

Deryn : « … »

La cadette des sœurs ne sut comment réagir. Elle n’entendait plus souvent ce surnom.

Eilwen : « Je n’ai pas encore fini de tout lire, mais puisque tu es là, on pourrait jouer toutes les deux. J’ai deux ou trois choses à tester. Tu es partante ? »

Eilwen avait l’air ailleurs, mais l’étrange énergie dans sa voix était tout ce qu’il y avait de plus Eilwenesque. Deryn réalisa aussitôt.

Sa sœur, dans l’état où elle était, ignorait tout de sa condition. Elle vivait sa vie comme elle l’avait toujours vécu. Toutes les nuits possiblement. Cela expliquait beaucoup de choses de voir les choses ainsi. Mais par-dessus tout, c’était la preuve qu’elle luttait toujours à sa manière. La Eilwen que nous avions toujours connu ne cessait de se manifester à chaque fois que tous les siens dormaient.

Deryn la dévisageait, ses lèvres se déliaient lentement, mais rien n’en sortit.

Je n’osais imaginer ce qui était en train de se passer dans la tête de la jeune fille.

Elle finit par avancer sur ses genoux jusqu’à Eilwen, puis, d’un mouvement impatient, l’attrapa entre ses bras, et laissa son corps reposer contre elle. Sans dire un mot, elle s’accrocha fermement à sa grande sœur pendant une bonne minute.

Cette scène me réchauffait le cœur mais je me décidai malgré tout à détourner le regard. Eilwen ne répondit pas à ce câlin, mais semblait l’accepter, et regardait affectueusement sa petite sœur.

Je ne saurai dire pourquoi exactement, mais j’ai le sentiment que tout finira par s’arranger pour les Nefolwyrth. Même après tout ce qui a failli briser notre famille.

Deryn reprit ses distances, et commença à ramasser les cartes éparpillées.

Deryn : « Bon, on l’a fait cette partie ? »

Sa voix était encore tremblante, et la commissure de ses yeux rouge, mais la demoiselle avait un grand sourire collé au visage.

Le duel entre les deux sœurs eut finalement lieu. Eilwen était bien évidemment désavantagée du fait qu’elle était techniquement en train de dormir, et Deryn dut à plusieurs moments corriger ses actions qui n’avaient parfois aucun sens. C’était impressionnant de voir une somnambule faire malgré tout une partie de jeu, et réussir à produire des réflexions dans son état.

Deryn s’amusait beaucoup, et certains des tours de sa sœur étaient si farfelus que cela la fit rire.

Sans aucune amertume, la cadette finit la partie avec les larmes aux yeux.

Deryn : « …Tu as gagné… Eilly ! »

Sa grande sœur ne s’en était même pas rendu compte, car elle perdait vite ses comptes dans son état, mais après un duel de haute volée entre deux excellentes joueuses, Eilwen avait triomphé.

Deryn laissa tomber sa main devant elle, révélant ses dernières cartes. La gagnante semblait fière d’elle.

J’ignorai ce qu’avaient vu les autres cette nuit-là. Mais un des groupes formé par Talwin avait assisté à une miracle. Ils purent rejoindre leur lit avec un souvenir ému qui résonnerait pendant longtemps dans leurs cœurs. Le dernier jour de l’année avait déjà commencé.



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