Après avoir évoqué son souvenir de ce lieu, Poker-face, ignorant mes questions, descendit les marches quatre à quatre. Quand je vis qu’il semblait y avoir une lueur d’espoir de découvrir la vérité sur ce qui s’était passé ici, je refusai d’abandonner et le suivis.
Je n’avais pas fait dix pas que la brume, qui montait en continu du fond du bassin, n’allait pas tarder à m’engloutir. Elle était si dense que la visibilité en était fortement diminuée. Si, au début, je pouvais encore voir le dos de Gros-lard, après quelques pas, je ne vis plus devant moi que la tache de lumière mouvante de sa lampe torche. Il était si intrépide qu’il n’avait pas attendu et avançait de trois pas à chacune de mes enjambées. Pour tout dire, je n’étais même pas descendu d’un niveau qu’il m’avait distancé au point que je ne voyais plus le point lumineux de sa lampe.
Je commençais à paniquer. Entouré d’un nuage brumeux, je ne voyais pas à plus de cinquante centimètres, que ce soit devant moi, derrière où à ma droite. Cette sensation de ne pouvoir voir ce qu’il y avait autour de moi était bien pire que d’être plongé dans le noir total.
La distance séparant la surface du fond du bassin n’était manifestement pas très importante car après avoir marché le temps qu’il faudrait pour fumer une cigarette, j’entendis le gros crier :
― Je suis au fond !
On pouvait entendre les éclaboussures provoquées par ses pieds qui pataugeaient dans l’eau. Je dévalai les dernières marches et me retrouvai à mon tour les pieds dans l’eau froide. Le bassin, en fait, n’était pas totalement vide. Il restait un fond d’eau qui nous arrivait aux mollets. Pas étonnant que je n’aie rien pu voir lorsque je regardais d’en haut.
J’observai la zone et constatai qu’elle était presque l’épicentre du brouillard. La visibilité y était encore plus faible qu’avant. La main sur le mur, je fis quelques pas et entendis Gros-lard, quelque part sur ma gauche, dire :
― Regarde où tu mets les pieds. Il y a des trous de drainage partout.
Je tâtonnai et sentis qu’il y avait en effet, devant et derrière moi, des trous de la taille d’un bol. Il nous fallait être extrêmement prudents. Soudain, j’aperçus dans la brume le faisceau d’une lampe torche, puis presque aussitôt le gros qui me fit signe de le suivre.
J’acquiesçai de tête et me mis à marcher dans l’eau. Je n’avais pas fait quelques pas que plusieurs silhouettes noires apparurent devant moi. Je ne savais pas ce dont il s’agissait, mais mon imposant compagnon qui, de toute évidence, les avait déjà vues, n’en fut pas surpris. Me recommandant de ne pas trainer, il poursuivit son chemin dans leur direction. En m’approchant, je pus distinguer quatre singes de pierre accroupis en prière sur des piédestaux. Tournés vers les quatre points cardinaux, ils faisaient environ la moitié de la taille d’une personne. Si j’ignorais tout de leurs prières, je savais qu’on les appelait « Singes Apaisant la Mer. » On les plaçait généralement au fond des étangs pour éloigner les mauvais esprits, aussi était-il naturel d’en trouver en cet endroit.
Rasséréné, je fis quelques pas dans le brouillard et aperçus, au milieu de ces quatre singes, une immense stèle de granit que Poker-face examinait attentivement à la lueur de sa lampe torche.
Je m’approchai :
― Alors, cela te rappelle-t-il quelque chose ?
Il me montra du doigt la pierre à la base de la stèle et en y regardant de plus près, je vis qu’on y avait gravé quelques lignes. Le gros ne comprenant pas ce que cela signifiait, je lui expliquai:
― Il est simplement écrit que le propriétaire de la tombe a construit un palais céleste et que la porte qui y mène se trouve à l’intérieur de cette stèle. Si tel est le destin, cette porte s’ouvrira pour vous et en la franchissant, vous accéderez aux cieux.
― Où est cette fichue porte ? Demanda le gros en regardant la stèle.
― C’est un peu comme un texte bouddhiste, lui dis-je. Chacun le comprend différemment. Il ne signifie pas qu’il y ait littéralement une porte dans cette stèle, mais qu’il pourrait y avoir des informations cachées conduisant à celle-ci.
― Merde, il y aurait donc des informations sur cette stèle ? Je ne vois pas un seul mot d’écrit!
Je levai les yeux. Le devant de la stèle avait été poli jusqu’à lui conférer un éclat des plus inhabituels, presque comme un morceau de jade. Mais j’eus beau chercher, je ne vis aucune inscription.
Perplexe moi aussi, je répondis :
― Il est écrit ici qu’elle ne s’ouvrira que si elle est destinée à l’être. Mais comme il n’existe aucun lien entre toi et le palais céleste, il est évident que rien ne se passera.
Le gros cracha, se pencha et se mit à tâtonner dans l’eau :
― Mon destin n’est peut-être pas lié au palais céleste, marmonna-t-il, mais il l’est certainement aux objets funéraires.
Je me tournai vers Poker-face et lui trouvai le teint blême. Je l’appelai plusieurs fois mais il m’ignora littéralement et continua à fixer la stèle, comme s’il cherchait quelque chose. Je trouvais cela un peu étrange. Pourquoi fixait-il avec tant d’attention ce simple morceau de pierre ? C’est alors que Gros-lard frappa dans ses mains :
― Pas mal de gens sont déjà venus ici, dirait-on.
Tournant la tête, je vis qu’il venait de repêcher dans l’eau une paire de lunettes de plongée.
Je m’approchai :
― Oncle San n’était pas équipé lorsqu’il a quitté cette tombe. Ces lunettes pourraient bien être les siennes. Regarde s’il y a une bouteille d’oxygène.
Je n’avais pas fini de parler que le gros sortit de l’eau une bouteille d’oxygène aplatie. Il regarda si elle fonctionnait et voyant qu’elle était totalement hors d’usage, la rejeta à l’eau.
― Il y a beaucoup de déchets ici. J’étais si heureux à l’idée de trouver quelque chose de valeur que je me suis dépêché de descendre, mais ce fut une fausse joie. Nous devrions sortir de là au plus vite, l’eau pouvant remonter à tout moment et si cela se produit, nous n’aurons plus moyen de fuir, même si nous savions voler.
Au vu du niveau de l’eau, j’étais d’accord avec lui. Je retournai vers la stèle pour attraper Poker-face, mais il n’était plus là. Je l’appelai plusieurs fois et sans réponse de sa part, sentis mon cœur se serrer.
Ce type apparaît et disparait comme un fantôme, pensai-je. Ne me dites pas qu’il a encore disparu.
Cette pensée en tête, je m’empressai d’appeler Gros-lard pour qu’il m’aide à fouiller les environs. La brume était épaisse, certes, mais l’endroit n’était pas particulièrement vaste, aussi le retrouvâmes-nous après en avoir fait deux fois le tour. Il était assis dans un coin près du mur et regardait droit devant lui. J’eus aussitôt le sentiment que quelque chose ne tournait pas rond. Son regard calme, indifférent avait cédé place à celui d’un homme mourant, au bord du désespoir. Lui-même avait l’air mort.
Alors que je le questionnais, il leva les yeux vers moi et répondit d’une voix à peine perceptible :
― Je me souviens de ce qui s’est passé il y a vingt ans…