Bien qu’un peu surpris, je me doutais que cela pouvait être une possibilité. De tous ceux qui s’étaient rendus au Palais du Roi de Lu aux Sept Étoiles, Poids-lourd était mort, oncle San avait disparu, Grande-gueule était dans le coma et j’ignorais si Poker-face était toujours en vie. Il ne restait plus que moi et Gros-lard. L’organisation avait certainement prévu un plan d’urgence au cas où, avec le gros pour premier candidat et moi comme soutien.
Le bateau s’approcha de la jetée sans ralentir. Le gros – qui avait pris un peu de poids depuis notre dernière rencontre, mais était toujours aussi agile – sauta dans le bateau à la suite des autres, fit quelques pas en courant et s’arrêta. M’apercevant, il éclata d’un rire franc.
― Jeune camarade, tu es là toi aussi. Il semblerait que notre Mlle A Ning soit encore très populaire, me dit-il.
La femme le gratifia d’un sourire gêné. Ils semblaient bien se connaître. Ayant des sentiments très mitigés à l’égard de ce type, je ne savais pas si je devais me sentir heureux ou contrarié de le voir. Rien qu’à repenser à son comportement au Palais du Roi de Lu et au fait qu’il avait failli me faire tuer plusieurs fois, j’eus soudainement mal au crâne.
Il jeta ses bagages sur le pont, s’assit en face de nous et se frotta les épaules en disant : Je suis venu ici à la hâte. Vous êtes trop pressés, les gars. Au fait, vous avez trouvé l’endroit ?
― Il n’y a plus qu’un seul endroit à voir. Si rien d’inattendu ne se produit, ce devrait être là, répondit la dénommée A Ning.
― Je vous l’ai déjà dit les gars, dit Gros-lard. Je ne suis pas de ces personnes qui déterminent l’emplacement exact d’une tombe en utilisant les acupoints du dragon ou en creusant. Vous trouvez l’endroit, vous me le faites savoir et je m’y rends. Si vous ne le trouvez pas, ne m’en tenez pas rigueur. Je serai quand même payé. Ce sont les règles de ce métier. Vous, les barbares du Sud, allez devoir les apprendre si vous comptez rester dans le coin.
A Ning soupira :
― Je sais. Tout est déjà organisé. C’est M. Wu qui est chargé de trouver l’endroit précis.
Moi qui étais d’humeur relativement détendue depuis le début de cette conversation, je fus complètement pris de court. Moi ? Chargé de quoi exactement ? Je n’ai jamais localisé une tombe de ma vie !
― Comment ça je suis responsable ? M’empressai-je de demander, Vous ne savez pas où se trouve la tombe sous-marine ?
― Nous n’avons qu’une vague idée de son emplacement, répondit-elle. Le meilleur scénario serait que nous trouvions le tunnel créé par votre oncle mais dans le cas contraire, nous devrons compter sur vous pour déterminer l’emplacement exact et la forme de la tombe. Les quelques informations dont nous disposons et qui proviennent d’une pile de vieux livres ne sauraient remplacer l’expérience d’un pilleur de tombes compétent. Votre Oncle s’est montré très rusé et ne nous a laissé aucune information.
J’avais le dos couvert de sueurs froides. Allai-je parvenir à dormir ce soir ? Il me fallait réfléchir sérieusement à tout ce que mon grand-père m’avait enseigné, sans quoi une fois sur place, je me couvrirais de ridicule.
Pour ce qui était de creuser, je n’aurais aucun problème. S’il m’arrivait de déraper et de faire des erreurs au fond de la mer, je pourrais simplement mettre ça sur le compte de l’eau. Le pillage de tombes en mer différant totalement de celui sur la terre ferme, ce genre de travail dépassait le cadre de mes compétences professionnelles. Mais ils voulaient aussi que je me charge de la difficile tâche de dessiner le plan de la tombe. Je ne l’avais encore jamais fait, mais par chance, je bénéficiais d’une expérience théorique.
Après réflexion, la nervosité que je venais de ressentir commença à se dissiper. Tout va s’arranger, me dis-je, et si ce n’est pas le cas, j’inventerai quelque chose et dirai que la tombe a une structure étrange.
Le gros me regarda :
― C’est bien, tout est prêt. Comme il est rare de visiter Xisha, faisons un bon repas ce soir et prenons des forces. Nous en aurons besoin car le pillage de tombe est un travail manuel.
Sur ces paroles, il courut trouver le capitaine et lui demanda s’il y avait des fruits de mer sur le bateau.
A Ning, qui ne semblait pas avoir le moindre appétit, se pencha sur le côté sans rien dire. Quant à moi, j’avais tellement faim que lorsque j’entendis les mots « fruits de mer », je courus les rejoindre, l’eau à la bouche.
Il y avait beaucoup de maquereaux espagnols, de poissons-flûtes et de mérous à Xisha. Certains disaient que la mer y était composée d’autant de poissons que d’eau, si bien qu’il était rare que les bateaux de pêche revinssent sans rien. La pêche était également une activité très intéressante durant la saison touristique. Comme Gros-lard courait après le capitaine et continuait à réclamer du poisson, ce dernier, à contrecœur, sortit de la cale un énorme maquereau et le tendit à un membre d’équipage :
― Préparez-moi ça.
Le gros, qui ne savait pas ce qui nous était arrivé dernièrement, se mit à jurer en voyant l’air sombre et contrarié du capitaine :
― Vous êtes payé pour ça, bon sang ! On pourrait croire que j’essaie de vous voler ou quelque chose du genre !
Mais lorsque la marmite de tête de poisson fut servie, elle sentait si bon que le capitaine et Gros-lard en oublièrent leurs différends. Moi-même, je ne pensais qu’à me remplir l’estomac. Je n’aurais jamais pensé qu’un garçon de la ville comme moi mourrait d’envie de manger quelque chose comme ça. Le gros regardait avidement la marmite et avant même qu’elle n’ait refroidi, il y plongea ses baguettes, prit un morceau de poisson assez chaud pour lui donner les larmes aux yeux et le mit dans sa bouche.
Le pouvoir de ce plat était tel que tous les nouveaux venus – qu’ils aient faim ou non – se rassemblèrent tout autour. Même Zhang le Chauve, qui dormait quelque part dans la cabine du dessous, s’approcha pour renifler.
― C’est ce qui est bien à Xisha. Quel que soit le poisson que vous cuisinez, jamais vous n’en mangerez de semblable ailleurs, dit-il.
― Humez autant que vous voulez, mais ne projetez pas votre putain de salive dedans. C’est dégoûtant, dit Gros-lard en le repoussant.
Zhang, qui ne connaissait pas ce nouveau visage, s’empressa de lui serrer la main :
― Ah, un nouveau venu ! À qui ai-je l’honneur ?
Le gros homme étant quelqu’un de très franc, il regarda Zhang puis se tourna vers à A Ning :
― Qui est ce chauve ?
Le visage de Zhang s’assombrit et il répondit avec une politesse forcée :
― Appelez-moi M. Zhang ou Professeur Zhang, ok ?
Mais le gros ne releva pas. A Ning, voyant que l’atmosphère se tendait, intervint aussitôt :
― J’ai oublié de faire les présentations. Voici le professeur Zhang. C’est l’un de nos consultants pour cette fois.
Apprenant que l’homme était un professeur, Gros-lard ne voulut pas se montrer trop présomptueux. Il s’empressa de lui serrer la main :
― Oh, je suis vraiment navré. J’ai dit ça sans réfléchir, je ne pouvais pas savoir que vous étiez un intellectuel. On m’appelle Gros Wang. Je ne suis pas quelqu’un d’instruit, aussi ne le prenez pas à cœur.
― Éduqués ou non, nous sommes avant tout des êtres humains. Les personnes cultivées sont simplement des personnes ayant suivi quelques cours. C’est juste une question d’orientation, répondit Zhang.
Le gros, qui ne voyait pas de quoi il parlait, eut un sourire mielleux.
Zhang qui, apparemment, ne savait pas quels sujets aborder, finit par demander :
― Quel genre de travail faites-vous M. Wang ?
La bonbonne se figea un instant, visiblement un peu mal à l’aise. Mais ne pouvant pas se montrer trop grossier devant un intellectuel, il répondit :
― Eh bien, pour dire les choses en termes simples, je travaille en sous-terrain.
― Vous êtes donc un agent de la sécurité publique ! s’exclama Zhang, stupéfait. Excusez mon manque de respect.
Je me retins de rire. Ce fichu chauve parlait trop vite. Me voyant sourire, Gros-lard me lança un regard menaçant et répondit à Zhang :
― Nous en reparlerons plus tard. Goûtez-moi ça d’abord.
Tout en parlant, il fit signe aux autres de prendre leurs baguettes et de faire de même.
Je ne prêtais plus attention à eux, trop occupé à saisir un morceau de poisson avec mes baguettes pour le mettre dans ma bouche. Le goût en était si incroyable qu’avant même d’avoir avalé ce que j’avais en bouche, je replongeai déjà mes baguettes dans la marmite.
Gros-lard en prit quelques bouchées, l’air visiblement satisfait, puis, d’une voix forte, réclama à boire.
― Comment ces gars, partis pêcher du poisson, pourraient-ils avoir de l’alcool à bord ? dit A Ning.
Le gros homme, qui ne la croyait pas, courut fouiller la cabine dont il ressortit un moment plus tard en riant, une jarre dans les bras. Le visage du capitaine pâlit d’effroi. Il se leva brusquement et la lui reprit en disant que c’était pour le Roi Dragon. (1)
― Qu’est-ce que vous racontez ? Si vous donnez à boire quelque chose d’aussi minable au Roi Dragon, il détruira certainement votre bateau, dit le gros homme en sortant de son sac une bouteille d’Erguotou (2) qu’il fourra dans les mains du capitaine : Prenez-ça ! Donnez au Roi Dragon une chance de goûter quelque chose de différent ! C’est ce que nous appelons un échange culturel entre le nord et le sud. Vous voyez ceci ? C’est de l’Erguotou Etoile Rouge. C’est du bon, soyez raisonnable bon sang !
Hébété, le capitaine ne savait quelle attitude adopter. Prenant son silence pour une acceptation, Gros-lard déchira le sceau et nous versa à chacun un verre.
La liqueur, un célèbre alcool de noix de coco du canton de Limiao, était vraiment bonne. Alors que le vent emportait ce qui restait de nuages, nous mangeâmes et bûmes jusqu’à ce que la lune fût bien haut au-dessus de nos têtes.
Le gros avala sa dernière gorgée d’alcool, éructa, se tapa sur les cuisses et se redressa :
― Maintenant que nous sommes tous rassasiés, il est temps de passer aux choses sérieuses.
Notes explicatives :
- Le Roi Dragon est un dieu chinois de l’eau et du climat. Roi des dragons, il contrôle également toutes les créatures marines et reçoit ses ordres de l’Empereur de Jade.
- Liqueur de sorgho chinoise dont les bouteilles portent une étoile rouge.