Livre 4, Chapitre 101 – Une manche déchirée
Les blessures du vieil ivrogne avaient suppuré en lui pendant des années. Bien qu’il ait trouvé un moyen de retrouver une partie de sa force, il s’affaiblissait au niveau cellulaire. Toute la force qu’il s’était entraîné si durement à cultiver s’épuisait. Les années passées dans les déchets à chasser le fond d’une bouteille n’avaient pas aidé, et les choses ne s’étaient améliorées que lorsqu’il avait trouvé la vallée boisée.
Les médicaments du Dieu Berger étaient miraculeux.
Autumn lui avait donné des herbes inestimables, qui avaient aidé à insuffler une seconde vie dans le corps de l’ivrogne. Mais, les dégâts étaient déjà faits, trop importants pour être réparés. Même avec les médicaments, c’était comme quelques pousses sur un tronc mort. On ne pouvait pas faire revenir l’arbre, même s’il avait été puissant. S’il s’abandonnait à l’indignité d’une vie d’ivrogne, il lui restait peut-être dix ans à vivre.
Il préférait s’appuyer sur ce qui lui restait pour partir dans un feu de gloire.
La force ou des années de regrets ivres. Il avait choisi la première option.
Il puisa dans les profondeurs de sa vitalité, la siphonnant en puissance. Son corps affaibli se gonfla alors que les limites étaient dépassées. Le prix à payer pour exploiter au maximum son potentiel était terrible et il n’en résultera probablement qu’une brève flambée avant que son feu ne s’éteigne.
Il suffisait de quelques instants pour que le Saint de la guerre retrouve sa gloire d’antan. Il connaissait son corps, savait qu’il n’avait plus qu’une année de vie en lui, tout au plus.
Au cours de cette année, son corps allait progressivement commencer à lui faire défaut. Ses jambes refuseraient de supporter son poids. Ses mains allaient perdre toute force. Au final, il mourrait, paralysé dans un lit quelque part. Mais il n’allait pas attendre ça. Il n’y avait rien à regretter, aucun souci pour le retenir. Tout ce qui restait était une vieille cicatrice qui démangeait pour une égratignure. Il pouvait aussi bien s’en occuper tant qu’il le pouvait. Il était temps de terminer la bataille longtemps laissée inachevée.
Il sentait ses paumes transpirer. La main de son épée tremblait.
Mais, ce n’était pas parce qu’il était faible. Même après tout ce qu’il avait vécu, après des années d’illumination amère, Vulkan se rendait compte qu’il ne pouvait pas faire face à cet homme avec un détachement calme. Son échec d’il y a quelques années le hantait toujours, ses racines s’enfonçant profondément dans son âme. Après si longtemps, la douleur ne s’était jamais atténuée et n’avait fait que s’accentuer.
Il était temps, cependant. Même si Arcturus ne s’était pas montré, Vulkan serait parti à sa recherche. Ce qui restait de fierté dans son corps flétri l’aurait exigé, car un vrai guerrier ne perd jamais le courage de tirer son épée quand c’est nécessaire.
Ce combat final avec Arcturus Cloude était prédestiné. Ce n’était pas pour se venger de son disciple ou pour rincer le goût de la honte de sa bouche. Ce combat n’était même pas contre Arcturus mais contre lui-même.
Cloudhawk pouvait comprendre le cœur du vieil homme.
Mais il ne pouvait pas partir même en sachant ce qui se passait. D’un côté, il n’était même pas sûr de pouvoir le faire. Arcturus avait montré que sa portée s’étendait bien au-delà de celle d’un homme normal. Blessé et épuisé, il ne pourrait pas échapper à la sphère d’influence du gouverneur avant d’avoir eu le temps de réagir. D’un autre côté, il ne pouvait pas supporter de laisser quelqu’un d’autre mourir pour pouvoir fuir la queue entre les jambes, surtout ce vieil homme.
L’ivrogne fronça les sourcils en le regardant. « Tu es toujours là ? »
« Je ne pars pas. Je ne suis pas sûr de pouvoir aider… » Cloudhawk resserra son emprise sur Courroux ardent « Mais je vais au moins témoigner. »
Il y avait une mesure d’appréciation dans le regard d’Arcturus qui observait le vieil homme. Des rides se formèrent au coin de ses yeux. « Tu as toujours été un guerrier remarquable, encore plus que Skye. Malheureusement, tu es né au mauvais moment, au mauvais endroit. C’est dommage. »
La sympathie d’Arcturus suscita de forts rires de la part de l’ivrogne. Les articulations sautèrent et les muscles craquèrent tandis que sa forme flétrie se transformait. Sous leurs yeux, l’ivrogne fondit, remplacé par un grand et imposant guerrier. Même ses yeux rhumatisants brillaient, vifs et clairs. Alors que des mains calleuses s’enroulaient autour de Dawnguard, pendant un instant, le fantôme de l’ancien Saint de la guerre était visible dans le corps usé par le temps de ce vieil ivrogne.
« Assez parlé. Combattons ! »
« Tu as mon respect. Pour cela, tu auras trois essais. »
Arcturus fit signe à Vulkan d’agir.
C’était une insulte, pas un signe de respect ! Dans une épreuve de combat comme celle-ci, un pouce était un mile – la moindre erreur pouvait signifier une défaite écrasante. Donner trois coups gratuits au vieil homme était une démonstration flagrante de la confiance d’Arcturus en lui-même et du peu de considération qu’il avait pour l’ancien Saint de la Guerre.
« Hahaha ! Il n’y en a pas beaucoup dans le monde à qui Maître Arcturus fait un tel honneur ! » Vulkan n’était pas offensé. En fait, il le prenait bien. « Je ne le refuserai pas. »
Il jeta la bouteille de vin souillée de terre sur le côté. Dawnguard brillait dans sa main quand il la libéra.
Une lumière aveuglante se dégageait de la lame. Alors qu’il la tirait de l’intérieur de la canne, centimètre par centimètre, ses rayons donnaient l’impression d’un soleil levant. C’était une vision de puissance et de vitalité.
Un lever de soleil était toujours inévitablement suivi d’un coucher de soleil. Une nuit froide suivait, mais finalement, la lumière chaude du soleil revenait.
La vie d’un homme était comme les cycles du soleil. Il se levait et se couchait, souffrant de nuits froides et solitaires et de zéniths brillants. Chaque fois que l’obscurité tombait, elle apportait la promesse d’une nouvelle splendeur. Les jours les plus brillants menaient alors aux nuits les plus sombres. Un va-et-vient. Des hauts fulgurants et des bas profonds. N’était-ce pas la vie de l’ancien ivrogne ?
Le premier coup.
Un demi-arc, dans le sens de la longueur, vers la poitrine d’Arcturus.
Même l’air se déforma en signe de protestation alors que l’épée dépassait sa domination.
Arcturus le balaya de la main sans réfléchir. Le coup puissant de Vulkan fut repoussé. Les pierres à proximité se brisèrent comme un couteau chaud dans du beurre, simplement à cause de la proximité.
Cloudhawk resta bouche bée devant la scène. « Merde ! »
Un coup comme celui-là contre le Crimson One aurait absolument causé de sérieux dégâts. Pourtant, pour Arcturus, c’était aussi menaçant qu’un grain de poussière atterrissant sur ses robes.
Il ne savait même pas s’il utilisait une relique. Les prouesses mentales du Gouverneur étaient si grandes que les gens normaux ne pouvaient même pas les comprendre.
« Ton premier coup n’a pas la force de tes années précédentes. »
L’ivrogne ne fut pas perturbé par l’attitude désinvolte d’Arcturus. Il ne s’était même pas arrêté avant de frapper à nouveau avec sa deuxième tentative.
C’était une frappe qui contenait toute la gloire et la décadence du style du vieil ivrogne. C’était un homme qui avait connu toutes les vicissitudes de la vie, ses fortunes et ses folies. La confusion, le désespoir, et finalement, la compréhension et l’acceptation.
Il y a des années, son rêve avait été de devenir un homme comme Skye Polaris. Il voulait être meilleur que le grand général.
En y repensant maintenant, ce rêve était insensé. Vulkan était un homme à part, dans une classe à part.
Pourquoi voulait-il être Skye, et encore moins un meilleur Skye ? Le seul véritable objectif était de devenir la meilleure version de lui-même. Il le comprit tard dans sa vie, mais pas trop tard.
La gloire du Saint de la guerre brillait dans l’attaque de l’ivrogne, mais il était différent maintenant par rapport à l’époque où il était à son apogée. Il possédait l’illumination d’un homme qui était sorti de l’autre côté de grandes épreuves. Vulkan était plus mature et déterminé qu’il ne l’avait été toutes ces années auparavant.
Cloudhawk leva la tête en signe de choc. Les nuages lugubres au-dessus de lui étaient déplacés par une force invisible, se fendant en deux pour révéler une bande de ciel bleu clair.
Pendant ce temps, le sol sur la trajectoire de l’attaque de Vulkan s’effondrait sous son poids.
L’épée du vieil ivrogne tentait littéralement de transpercer le ciel et la terre. De la puissance s’en échappait comme un flot rugissant de dragons, des dents et des griffes déchirantes dirigées vers Arcturus. Il était clair que sa deuxième tentative était bien plus puissante que la première.
Cloudhawk était obligé de se demander s’il pourrait survivre à la place d’Arcturus. Il ne le pensait pas. Il ne pensait même pas pouvoir l’esquiver. Bon sang, probablement qu’aucune des étoiles montantes de la nouvelle génération de Skycloud ne le pourrait – pas même Sélène avec ses reliques légendaires. La frappe de Vulkan dépassait les contraintes typiquement mortelles. Ce coup pouvait déchirer les dieux et les démons !
Il devait être suffisant pour décapiter un Maître Chasseur de Démons !
Des éclairs jaillirent autour d’Arcturus. Ils s’entrecroisèrent, formant un filet entre lui et la seconde frappe de Vulkan.
BOOM !
Cloudhawk avait l’impression qu’on lui avait donné un coup de marteau dans le cerveau. Ses oreilles bourdonnaient, et le monde entier perdait toute vibration et toute couleur. Cela dura quatre à cinq bonnes secondes avant qu’il ne puisse récupérer. Il secoua la tête, et le monde se reconstitua comme un miroir brisé à l’envers.
Le sol était en ruine. On aurait dit qu’un tremblement de terre avait grondé et renversé les montagnes voisines.
Quelle attaque terrifiante !
Lorsque la poussière était retombée, Arcturus se tenait au même endroit. Ses robes étaient balayées par le vent tumultueux, mais c’était tout. Rien ne l’avait touché à part une forte brise. Quand elle passa, c’était comme si rien ne s’était passé. Même ses cheveux n’avaient pas été touchés.
« C’est à peu près égal à ce dont je me souviens. »
Pour la deuxième fois, Arcturus offrit sa tiède évaluation. Vulkan fit la sourde oreille. Il ne se souciait que de ce qu’il ressentait, de son propre monologue interne. Il considérait cette bataille comme sa dernière. Son prochain coup serait le dernier de sa vie.
Qu’est-ce que ce serait ? Quelque chose d’incroyable, à coup sûr !
L’esprit de Vulkan était complètement vide. Toutes ses pensées, ses soucis et ses inquiétudes s’évanouissaient dans le silence. Le temps emportait tout, comme des nuages qui passent ou de la fumée dans le vent. La seule chose qui restait dans cette mer de calme parfait était un beau visage souriant.
Ce sourire était son paradis. Un paradis qu’il ne reverrait jamais.
La troisième frappe de Vulkan revint à la simplicité.
Le vieil ivrogne se souleva du sol. Son épée commença à tracer une fine ligne, forgeant l’avenir avec une volonté indomptable. Bien que sans fioriture, la force derrière elle transperçait le réseau électrique d’Arcturus. Finalement, sa lumière mortelle se refléta dans les yeux du gouverneur.
Pour la première fois, le Maître Chasseur de Démons avait l’air sérieux. Il tendit le bras pour se défendre.
Vulkan frappa à une vitesse incroyable, trop rapide pour être suivi. Le son d’un objet déchiré pouvait être entendu parmi le grondement du tonnerre, et un morceau de tissu gris simple flottait dans la brise. Un morceau devint deux, puis quatre, puis huit… et enfin, de la poussière.
Il manquait un morceau à la manche du bras droit d’Arcturus. C’était tout ce que l’attaque de Vulkan avait accompli.
Cloudhawk avait toujours su qu’Arcturus était fort. Il s’était même dit que les deux autres maîtres chasseurs de démons n’étaient pas prêts de le battre. Mais là… c’était au-delà de tout ce qu’il pouvait imaginer. Il était impensable qu’Arcturus Cloude puisse être aussi fort…
Vulkan avait mis toute sa force dans ce coup, sachant pertinemment qu’il était aux portes de la mort. Tout ce qu’il avait appris et expérimenté dans la vie était derrière ce coup. Ses considérables pouvoirs mentaux l’avaient tempéré. C’était une démonstration presque parfaite, une poussée magistrale, résultant en une seule déchirure sur la manche de son ennemi.
« Avec ça, tu as surpassé ta gloire passée ! »
Arcturus regarda calmement le tissu déchiré. Il se retourna, l’estime dans son regard égal.
Ce n’était pas facile pour un homme de se relever après avoir touché le fond. Celui qui peut revenir de la ruine et marcher sur les chemins de sa gloire passée est remarquable. Mais celui qui pouvait escalader et dépasser ces sommets – c’était héroïque.
Ce vieil ivrogne était un plus grand homme maintenant qu’il l’était à son apogée. C’était un vrai et puissant challenger, digne de respect.
« Tu as eu tes trois coups. » Des éclairs crépitèrent dans la paume d’Arcturus. Là, ils se rassemblèrent, formant une arme d’un mètre de long. « À mon tour. »
« Ruine, la lame de tonnerre. » Vulkan fixa l’éclair vivant dans la main d’Arcturus. Un sourire se dessina au coin de ses lèvres. « Maintenant que le Maître Chasseur de Démons m’a montré son vrai pouvoir, je peux mourir sans regrets ». Les hauts et les bas de la vie d’un homme sont une sacrée histoire, ahahahaha ! »
Arcturus leva lentement la lame de tonnerre. Elle brûlait comme un dieu portant un éclair de jugement divin.
C’était clair. Aucun homme vivant ne pouvait survivre à un coup de cette arme.
Vulkan leva son épée pour se protéger, mais elle fut détruite en un instant. La lumière bleue de Ruine se dirigeait droit sur lui.
Il y a six ans, il avait subi une défaite spectaculaire. Six ans plus tard, rien n’avait changé.
Ruine était l’arme la plus dévastatrice de Skycloud, plus terrible encore que la croix de lumière sacrée de Sélène. Elle avait autrefois appartenu au Roi Dieu, et aucune relique existante ne pouvait résister à sa fureur. Vulkan était condamné à l’instant où sa lumière brillait sur lui.