Alors que la danseuse est complètement nue depuis déjà plusieurs minutes, la musique s’arrête finalement et elle se fige. J’applaudis la performance en espérant qu’à partir de maintenant nous allons passer aux choses sérieuses, ou au moins à quelque chose avec plus de vêtements.
Je ne suis pas venu pour une danse après tout. Même si Yuu est content d’avoir vu ce genre de comportement humain avec ses yeux, finir avec la moitié des vêtements sur la table me donne plus l’impression d’être une sorte de portemanteau de mon côté.
[Je m’attendais à mieux cela dit. Elle a raté plusieurs mouvements.]
Alors que je continue à boire la bière. La danseuse se redresse et sort un long pull de son inventaire qu’elle enfile avant de se diriger vers ma table.
« Woouh. J’aime vraiment ce travail. Dernier Dresseur c’est bien cela ? Avec l’odeur d’animaux sur toi, ce serait difficile de ne pas le remarquer. »
… Dois-je comprendre que je sens mauvais ?
Elle s’assoit en face de moi dans mon box en retirant rapidement les vêtements qu’elle a jetés sur la table. Elle prend ensuite une gorgée de ma bière en me faisant un nouveau clin d’œil.
Je vais m’enfuir très loin si elle continue de donner à Yuu de quoi s’adonner à sa moquerie sur moi.
« Et toi… tu es tellement MI-GNON ! »
Je n’ai rien dit. Cette femme est un ange. Elle vient d’attraper Yuu par les oreilles pour le soulever et il ne peut absolument rien faire. Sa torture est malheureusement de courte durée et elle se contente de le prendre dans ses bras, alors que j’espérais qu’elle le broie… un peu.
Alors qu’elle lui parle comme s’il était un bébé, je peux sentir quelqu’un me coller au dos et me saisir pour m’enlacer avec une force qui ne laisse pas de doute sur la classe de cette personne.
« Tu sens tellement bon… »
Elle commence à serrer de plus en plus et je peux sentir mes côtes graduellement se plier puis craquer. J’étouffe un grognement en restant le plus immobile et impassible possible. Cet endroit est certainement l’un des seuls où je ne peux pas me permettre de me plaindre, même si cela me coûte quelques os.
« Chloé. »
La fille derrière moi relâche finalement la pression et je respire à nouveau en toussant.
— Dis, tu as une copine ?
— Chloé…
— Cette odeur… Hmm. C’est comme une drogue à ce niveau.
Chloé derrière moi enfonce son visage dans mon cou et prend une grande inspiration. Au moins, j’ai une « réponse » concernant mon odeur… J’en ai bien une.
{Odeur bien ! Moi j’aime !}
… Merci Micha.
La danseuse devant moi claque sa langue et finalement cette Chloé se glisse à côté de moi dans le box en m’attrapant le bras. Elle se mord la lèvre en me regardant avant de poser sa tête contre mon bras qu’elle tient fermement. La situation ne serait pas déplaisante si elle n’était pas capable de m’arracher le bras par accident.
Plutôt que de me concentrer sur la douleur de mon bras qu’elle serre graduellement de plus en plus fort, je préfère l’observer pour éviter de trop y penser et me “distraire”.
Elle est clairement jolie avec ses cheveux noirs qui tombent en bataille sur son visage et ses taches de rousseurs. Sa robe en soie flotte pratiquement sur elle et je devine assez facilement les formes de son corps qu’elle cache à peine.
Je remarque assez rapidement qu’elle est aveugle à sa façon de regarder dans le vide en gardant les yeux immobiles. Malgré son handicap, ses grands yeux bleus lui donnent un air pensif que son léger sourire ne fait que mettre en valeur.
Une autre fille apparaît ensuite et s’assoit à côté de moi en posant ses jambes par-dessus la mienne. La première chose qui me frappe sont ses yeux. Des yeux d’un vert éclatant dont les pupilles ont la forme d’une fente bien trop proche de celle d’un reptile pour ne pas m’inquiéter légèrement.
La nouvelle arrivante me regarde de façon moqueuse en prenant ma bière sur la table pour en boire une gorgée. Elle laisse une marque de son rouge à lèvres sur le goulot de la bouteille avant de la reposer. Elle remonte rapidement le bas de sa robe rouge — probablement pour se mettre à l’aise — puis m’observe quelques instants avant de commencer à me caresser les cheveux.
Pendant ce temps, mon bras continue de m’envoyer des messages d’alerte indiquant que je ne vais probablement ne plus en avoir dans quelque temps. J’ai de plus en plus de mal à l’ignorer en me concentrant sur… ce que je vois.
[Oui, bien sûr. Tu te concentres sur les choses agréables que tu vois pour oublier la dou —]
Merci Yuu.
Cette Chloé continue de serrer de plus en plus. En feignant d’ajuster mon assise, je décide rapidement de me déboîter le coude et l’épaule.
Apparemment, j’ai pris la bonne décision puisque la douleur diminue. C’est une solution de fortune, mais au moins je n’aurai pas le bras brisé…
À la façon dont la troisième arrivante me regarde, c’est assez simple de savoir que je suis en bas de l’échelle alimentaire pour elle. Son léger sourire suffisant alors qu’elle me regarde du coin de l’œil en plus de sa posture sont des signes bien suffisants.
Des trois, elle est sans doute la plus menaçante, mais cela ne change pas grand-chose. Même en ayant cette forme humaine, il y a quelque chose d’incompréhensible dans chacune d’elle. J’ai l’impression de n’être rien. Une simple fourmi face à des géants sur le point de m’anéantir. Je peux le sentir dans l’air étouffant autour de moi. J’aimerais vraiment me dire que je me trompe et que je ne risque rien, mais depuis l’arrivée de Chloé, je n’ai plus de doute.
Si elles sont toutes les trois des Dragons, alors je n’ai aucune chance de m’enfuir, mais normalement je n’en ai pas besoin, non ? Alors pourquoi est-ce que je suis inquiet ?
D’après ce qu’avait dit Guernier à Yuu, je peux compter sur l’ordre des Dragons. Je suis principalement présent par curiosité afin de comprendre ce qu’il me propose, mais sur cinq Dragons au pied de la tour en comptant le barman qui continue de lire son journal et Guernier, trois d’entre eux me font peur pour différentes raisons. Il n’y a que celle assise en face de moi qui n’a encore rien fait pour m’inquiéter.
— Chloé, Alice, vous êtes probablement en train de l’étouffer.
— Ne t’en fais pas, je suis sûre qu’il apprécie de se faire cajoler comme ça. Et tu ne fais pas mieux avec son renard.
— … C’est… ce truc est tellement mignon ! Regarde ses petites oreilles ! Ses petites moustaches !
Alors que la danseuse est en train de parler à Yuu comme à un bébé, Alice, la dernière arrivée aux yeux de reptiles, m’observe toujours en souriant légèrement avec un air suffisant. Cependant, c’est vers le Dragon en face de moi que je dirige ma première remarque.
— Je me suis dit que c’était une bonne idée de passer ici puisque nous avons apparemment un ennemi en commun.
— Oh, mon chou. Tu n’es pas juste venu pour le spectacle ? Je suis déçue. Moi qui pensais te séduire. Cela dit, tu as raison, mais tu ne sais probablement pas de qui il s’agit ?
— Son nom est Balad et c’est un Dresseur ainsi qu’un Esclavagiste. C’est tout ce que je sais.
— Ne t’en fais pas pour Balad, il ne peut pas te faire grand-chose pour l’instant. Il n’a pas fait grand-chose, cela dit… Mettre Guernier en cage était presque un cadeau pour nous. Il est parti du pied de la tour après l’Atlas. S’il revient, nous nous occuperons de lui.
« J’en doute, Silice. »
Le barman lève les yeux en direction du box, mais se remet à lire en ignorant l’expression outrée de Silice, la danseuse en face de moi.
« C’est toi le chef peut-être ? Ferme-là avant que je décide de te bouffer le cœur ! »
Pendant quelques instants, j’ai l’impression que la salle entière grince à cause de sa colère passagère. Ma tête tourne aussi légèrement sous la pression de sa voix.
… Elle vient de passer de la moins inquiétante des quatre à celle qui l’est le plus.
Silice soupire en inclinant la tête et relâche Yuu en le jetant simplement sur la table comme un vieux chiffon. Elle me regarde et semble avoir quelque chose en tête.
« Mais nous avons notre propre Dresseur maintenant. Cela rééquilibre les forces. Enfin, même si tu es faible et encore jeune, tu nous seras probablement utile. »
Silice se met à sourire alors qu’Alice étouffe un ricanement. Graduellement, je peux sentir que Chloé serre de plus en plus mon bras et je me contente de serrer les dents en sachant pertinemment qu’elle va le briser dans peu de temps. Pendant ce temps, je réfléchis. Silice veut que je participe à sa guerre contre Balad, mais je suis venu pour éviter ça.
— Je préfère rectifier quelque chose, je ne veux pas me battre et je ne veux pas m’en mêler. De ce que je sais, ce Balad veut ma mort et Guernier me doit une faveur. Je suis là pour faire connaissance et demander à être protégé.
— Ne t’en fais pas mon chou. Nous te protégerons. Cela dit, Guernier s’avance toujours trop quand il parle, comme s’il était le chef. Accorder des faveurs n’est pas son rayon. Pour qui je passe quand il fait ça ?
Je réfrène mon envie de répondre « une strip-teaseuse » et « un monstre » en frissonnant alors que je repense à sa colère passagère.
Silice est la chef ici et vu ses remarques, elle n’aime pas particulièrement que l’on remette ça en question et elle n’aime pas Guernier… ou alors elle a juste un problème avec les hommes.
« Passons aux choses sérieuses. La meilleure chose à faire pour que tu sois utile contre Balad et de savoir si tu peux nous protéger de son dressage. Cela ne veut pas dire que nous allons te laisser nous dresser. Tu es mignon, mais je ne souhaite pas être sous tes ordres et devenir ton animal de compagnie. Chloé pense peut-être différemment, cela dit… »
Elle vient d’ignorer complètement que je ne veux pas participer, mais je ne compte pas la rectifier et risquer de la mettre en colère en insistant. Cette partie n’était apparemment pas ouverte à la discussion et j’ai fait une erreur en venant.
… Donc ce qui les intéresse, c’est que je puisse les protéger d’un dressage de Balad. Fae a été assez claire sur la possibilité quand elle a pris possession de Micha et Juliette en détruisant mes liens. Cependant, protéger des Dragons et mes propres animaux d’un Dresseur plus fort que moi me paraît difficile, même après mon entraînement.
Alors que je réfléchis à tout cela, Chloé se met à gémir de plus en plus fort en frottant son nez contre mon bras. En se rendant compte que l’on parle d’elle, elle finit par serrer mon bras encore plus et finit par me briser un os en deux. Je grimace en serrant les dents, mais décide de ne rien dire.
« Essaye de ne pas le casser, tu veux ? »
Alice, qui continue de me caresser la tête d’une main, la fait passer sur mon visage en me griffant au sang. J’essaye de calmer Juliette qui n’apprécie pas spécialement ma proximité avec les Dragons. Elle a surtout peur que mon autre bras se casse et qu’elle n’ait plus son emplacement favori à disposition. Cela dit, il y a peut-être quelque chose comme une question de territoire entre reptiles. Difficile à dire.
… D’ailleurs, j’en suis à mon deuxième bras neuf de la journée, entre Tark et Persée, mais maintenant il m’en faut un de plus.
— Plutôt que de laisser mes deux amis jouer avec toi, que dirais-tu d’un exercice qui nous sera bénéfique ? Je n’ai pas encore rencontré Balad, mais si ce que Guernier a dit est vrai, il est capable de faire de nous ses animaux en quelques minutes quand nous sommes dans notre forme de dragon. Nous devons apprendre à y résister. Que dirais-tu d’essayer de nous dresser ?
— Je ne pense pas avoir le niveau pour ça… et cela risque de me tuer si j’y arrive.
— Essayer ne veut pas dire réussir. Vois cela aussi comme un entraînement pour toi. Nous ne serons pas toujours tes alliées si ce Balad nous atteint avant toi.
En disant cela, Silice se lève et me regarde en me défiant. Elle claque des doigts et Chloé soupire en inspirant une dernière fois mon odeur.
« Suis-nous Dresseur. »
En ajoutant cela, Silice s’écarte du box et marche en direction d’un couloir.