Chapitre 18 – Le Grand Arbre
Je sortis précautionneusement du trou et me retrouvai sur une petite corniche, une saillie sur une falaise d’au moins quinze mètres de haut. Le vent était si fort que je dus m’agripper à la paroi pour observer l’endroit.
Je n’ai pas de mots pour décrire ce que je vis. Devant mes yeux se trouvait une immense grotte naturelle, de la taille d’un terrain de football, dont le plafond était grandement fissuré. La lumière de la lune filtrait par cette ouverture, juste assez pour que je puisse entrevoir les lieux. Accroché à la paroi de la falaise du côté ouest de la grotte, je ne voyais aucun moyen de grimper ou de descendre, mais en y regardant de plus près, je remarquai que les parois de la grotte étaient pleines de trous. Des milliers de trous, comme si des mitrailleuses de gros calibre avaient balayé l’endroit plus d’une dizaine de fois.
Mais le plus spectaculaire était un grand arbre dressé au centre de la caverne. D’une hauteur de près de dix étages, il était si large que dix personnes se tenant par la main n’auraient pas suffi à en faire le tour. D’innombrables lianes aussi épaisses que des poteaux téléphoniques s’entrecroisaient et s’emmêlaient avec presque tout ce qu’elles touchaient. Leurs vrilles pendaient de l’arbre comme des branches de saule. Certaines étaient suspendues dans les airs, d’autres embrassaient le sol et d’autres encore s’étiraient jusqu’aux trous creusés dans les parois de la grotte. Ces lianes s’étendaient à perte de vue et j’en vis même une ou deux ramper aux abords de notre tunnel.
En scrutant plus attentivement le grand arbre, je vis de nombreux objets accrochés aux branches situées au centre. Je crus d’abord qu’il s’agissait de fruits, mais à voir leurs contours, cela n’était visiblement pas le cas. Ces étranges objets étaient dissimulés derrière les lianes et de temps à autre, on les voyait se balancer au gré du vent.
Au fond de cette grotte naturelle, on pouvait voir une galerie de pierre qui partait d’une petite structure semblable à un autel sacrificiel et s’étendait jusque sous la canopée. A l’autre extrémité, je distinguai vaguement une plate-forme et plus d’une douzaine de marches qui menaient à un lit de jade. On aurait dit qu’il y avait une personne allongée sur ce lit mais étant donné la distance, je ne me risquai pas à en tirer une conclusion.
Le gros était très excité.
― Fichtre, j’ai trouvé ! Ce doit être la chambre funéraire principale de cette tombe de la Dynastie des Zhou Occidentaux. Je parie que le corps étendu sur cette plateforme de jade est celui du Roi Shang de Lu. Ce vieil homme était vraiment culotté pour se faire ensevelir dans la tombe d’un autre, un peu comme un moineau qui élirait domicile dans le nid d’une colombe. En ce jour, moi, le Gros Maître, je vais punir au nom du ciel cet homme au professionnalisme douteux. Il va découvrir le sort réservé aux pilleurs de tombes malhonnêtes !
Dans le feu de l’action, il ne fit même pas attention à ce qu’il disait, oubliant qu’il était lui aussi un pilleur de tombes.
― Mieux vaut ne pas agir sans réfléchir, intervint Grande-gueule. Toute cette histoire autour du Roi Shang est très étrange. Il doit y avoir un autre mystère ici. Nous devrions d’abord essayer de trouver un moyen de sortir par cette fissure.
J’observai la voûte de la caverne et en restai stupéfait. Non seulement il n’était pas facile de grimper jusqu’en haut, mais de plus, il allait falloir se suspendre à l’envers à la manière de Spiderman, et ce sur une longue distance, pour atteindre la fissure. Comment pourrions-nous y parvenir ?
Je tournai la tête vers Gros-lard pour lui demander ce qu’il en pensait et vis qu’il était déjà à moitié penché hors de la falaise. De toute évidence, il n’avait pas pris à cœur les paroles de Grande-gueule. Voyant qu’il était très agile, je ne pris pas la peine de l’arrêter. En quelques mouvements rapides, il était déjà descendu de plus de deux mètres et avait atteint un autre trou. Il continuait à descendre lorsqu’une main sortit de ce trou et lui attrapa la jambe.
Le gros, effrayé, secouait sa jambe pour tenter de décrocher la main lorsqu’une voix d’homme se fit entendre depuis l’orifice.
― Ne bouge pas ! Un pas de plus et tu es mort.
Je reconnus aussitôt la voix d’Oncle San.
― Oncle San, c’est toi ?
― Mon neveu, où diable étais-tu passé ? J’étais mort d’inquiétude ! Tu vas bien ?
Oncle San avait l’air surpris.
Je fus tellement soulagé de l’avoir retrouvé que je lui criai :
― Je vais bien mais Grande-gueule est blessé ! C’est la faute de ce gros lard !
Je sortis la tête pour jeter un coup d’œil, mais le trou en dessous était dans l’angle mort du rebord saillant et je n’apercevais que la moitié de la jambe du gros. Je n’eus donc d’autre choix que de renoncer.
― Camarade, aurais-tu l’obligeance de libérer ma jambe ? cria le gros.
― D’où tu sors, gros tas ? Et ne me raconte pas de salades. Descends vite et fais attention où tu mets les pieds. Ne touche pas la liane.
Le gros homme désigna du bout de l’orteil une liane qui se trouvait non loin :
― Laquelle ? Celle-là ?
― N’y touche pas !
A peine Oncle San avait-il prononcé ces mots que la liane, qui paraissait somme toute très ordinaire, se dressa telle un serpent, son extrémité se déployant comme une fleur épanouie. À première vue, on aurait dit une main fantôme qui se balançait dans l’air. Elle semblait même en mesure de savoir où le gros se trouvait. Sitôt qu’il bougeait, la plante bougeait avec lui à l’instar d’un serpent charmé par un Indien. Je réalisai alors que les mains fantômes que Grande-gueule et moi avions vues étaient en réalité ces lianes.
Ce gros lard était vraiment étonnant. Malgré l’étrangeté de la situation, il dessinait des cercles avec son pied et taquinait la liane. Ce type n’est pas fiable. Me dis-je Pas étonnant qu’il pille les tombes en solo. S’il continue à nous suivre, il va tous nous faire tuer.
C’est alors qu’ Oncle San se mit en colère :
― Putain, t’as fini ?! Tu sais ce qu’est cette chose ? Descends vite !
Il n’avait pas plutôt fini de parler qu’un incident se produisit. La plante s’enroula autour de la jambe de Gros-lard et faillit l’entraîner dans le précipice. Lorsque nous étions dans cette chambre de pierre, lui et moi avions beau unir nos forces, nous ne parvenions pas à lutter contre une seule de ces lianes. Or, sur cette falaise, il n’y avait rien qui puisse nous servir de levier pour contrer cette force.
Voyant que Gros-lard était en danger de mort, je me mis à la recherche d’une pierre pour la lancer sur la liane, mais il n’y avait rien, pas même un caillou ! Je tâtonnai à l’aveuglette lorsque brusquement, je sentis quelque chose se resserrer autour de ma jambe. Je baissai les yeux et vis que j’étais en mauvaise posture. Une de ces lianes à main fantôme, comme sortie de nulle part, s’était enroulée autour de ma jambe. Je m’empressai de chercher quelque chose à quoi m’accrocher mais trop tard. Une force puissante m’arracha de la falaise et me projeta dans les airs.
Durant un court instant, comme en apesanteur, mes mains et mes pieds cherchèrent en vain où s’accrocher, puis je fus projeté contre la paroi de la falaise avec une force telle que je faillis cracher du sang. Je sentis alors la liane se resserrer autour de ma jambe et me tirer de toutes ses forces vers le bas. Je tentai de m’agripper à quelque chose, mais en vain. Les mains en sang, je tombai en chute libre de cette falaise de 15 mètres de haut. Fermant les yeux par réflexe, je me dis : Je suis fichu ! Cette fois, je suis mort !
Mais au même moment, trois ou quatre lianes qui avaient décelé ma présence se dirigèrent vers moi depuis la falaise. L’une d’elles, particulièrement épaisse, s’enroula silencieusement autour de ma taille. Suspendu dans les airs, je sentis ces plantes s’enrouler autour de moi et eus l’impression d’être transformé en mahua. (1) La grosse liane me projeta une nouvelle fois contre la paroi de pierre, ce qui me valut une égratignure à l’arrière du crâne. L’esprit bourdonnant, étourdi, je n’eus pas le temps de récupérer que déjà, ces lianes me traînaient en bas de la falaise. Je me heurtai à divers rochers et branches, et pas une parcelle de mon corps ne fut épargnée dans cette douloureuse épreuve. Je voyais des étoiles et faillis perdre connaissance.
Au moment où, hébété, je m’aperçus que je ne bougeais plus, une vague de vertiges me submergea et je fus pris d’une forte nausée. J’essayai d’ouvrir les yeux, mais je voyais flou. On aurait dit que j’avais un voile de gaze devant les yeux. Je pris quelques profondes inspirations pour me calmer et ma vue s’éclaircit progressivement.
Je m’aperçus alors que j’étais suspendu tête en bas à une branche de cet arbre géant. Sous ma tête se trouvait la plate-forme de pierre sur laquelle reposait un mystérieux cadavre. Je regardais attentivement et fut surpris de découvrir que le corps n’était pas seul. Une jeune femme était étendue à ses côtés, drapée d’un linceul blanc. Elle avait les yeux clos et son beau visage respirait la sérénité. Elle ne présentait aucun signe de décomposition et si je n’avais pas observé attentivement, j’aurais pu croire qu’elle dormait.
L’homme, lui, portait un masque de bronze à tête de renard, une armure intégrale et ses mains, qui tenaient une boite pourpre et or, reposaient sur sa poitrine.
Mal à l’aise, je balayai plusieurs fois du regard ce cadavre en armure et en regardant attentivement le masque de bronze, je m’aperçus que ses yeux verts étaient ouverts et qu’il me fixait froidement.
Notes explicatives :
(1) Le mahua est une sorte de beignet tressé épicé ou sucré.