Ces gars, qui avaient traversé de nombreux périls au fil des ans, étaient très compétents. Je leur faisais donc totalement confiance. Suite à l’avertissement de Grande-gueule et au regard que venait de me lancer Poids-lourd, je compris que je devais rester en arrière et éviter les problèmes.
J’affichai un léger sourire. Pourquoi chercherais-je les ennuis ? Poids-lourd pouvait assommer une vache d’un seul coup de poing, Grande-gueule était un vétéran de guerre au corps couvert de cicatrices, mon Oncle San avait toujours combattu jusqu’au bout depuis l’enfance et Poker-Face n’avait pas l’air de montrer la moindre gentillesse.
Pour ce qui était de moi… Depuis les temps anciens, les érudits n’avaient jamais fait montre d’une grande utilité au combat.
L’Oncle San s’approcha et me mit dans la main un couteau militaire que je trouvai trop lourd et peu commode. Comment étais-je censé l’utiliser ?
Alors que je réfléchissais au moyen de me défendre, Couille d’Âne revint à la nage en éclaboussant partout.
― Allons-y ! Le bateau arrive, dit le vieil homme en tapotant sa pipe contre sa jambe.
Deux bateaux à fond plat sortirent l’un derrière l’autre de derrière la montagne. Sur le premier se tenait un homme d’âge moyen qui nous criait quelque chose tout en dirigeant l’embarcation vers nous. Ces bateaux étaient assez grands pour nous contenir tous, nous et notre équipement.
Le vieil homme tapota le cou du bœuf.
― Vous n’avez pas besoin de décharger tout votre équipement. Je vais tirer le bœuf et le chariot sur le second bateau et nous monterons sur le premier. Mieux vaut économiser vos forces tant que vous le pouvez.
― Certaines de nos affaires ne doivent pas être en contact avec l’eau. Il serait préférable de les emporter avec nous. Et si le bœuf sautait à l’eau ? Nous serions bien dans la mouise, dit Grande-gueule.
Le vieil homme hocha la tête.
― Ce que vous dites est sensé mais ce bœuf n’est pas un buffle. Jamais il ne se jetterait à l’eau. Si jamais il le faisait, je vous aiderais à repêcher toutes vos affaires jusqu’à la dernière.
Tout en parlant, il conduisit le bœuf vers les bateaux qui approchaient et nous le suivîmes, nos sacs à l’épaule. Le batelier, qui manœuvrait habilement ses embarcations, nous rejoignit en quelques coups de perche.
Pendant que le guide conduisait le bœuf et la charrette sur le second bateau, je regardai le batelier. Sa peau était sombre, bronzée et il avait l’air très ordinaire. Mais pour une raison quelconque ̶ peut-être me faisais-je des idées ̶ je ne pus m’empêcher de lui trouver un air louche. Je me remémorai l’histoire que venait de raconter Oncle San sur le fait d’ingérer de la chair humaine et plus je le regardais, plus il me paraissait effrayant.
― Quand nous arriverons à la grotte, parlez doucement pour ne pas déranger le dieu de la rivière, dit l’homme. Et surtout ne dites pas de mal de lui.
― Combien de temps faudra-t-il pour la traverser ? Demanda Oncle San.
― Si le courant est rapide, cinq minutes à peine. Le courant à l’intérieur est très puissant, du moins, il l’était hier.
― Il lui arrive d’être lent ?
― Oui, lorsque l’on navigue à contre-courant. Je suis arrivé avec le courant mais nous allons le remonter, ce qui va nous prendre du temps. J’estime qu’il nous faudra environ quinze minutes. Il y a, dans cette grotte, des virages assez dangereux à passer.
― Est-ce qu’il fait clair à l’intérieur ?
― C’est le noir complet. Comment voulez-vous qu’il y ait de la lumière ? Il fait aussi sombre qu’en pleine nuit, répondit l’homme. Puis, désignant ses oreilles, il ajouta : je suis batelier depuis plus de dix ans. Je n’ai besoin que de cette perche et de mon ouïe.
― Alors on peut utiliser une lampe torche ? Demanda Grande-gueule en lui montrant la lampe de mineur qu’il tenait à la main. C’est bon ?
― Peu importe, dit le batelier. Mais n’éclairez surtout pas l’eau car vous auriez la peur de votre vie !
― Qu’est-ce vous insinuez ? Il y a là un fantôme marin ou autre chose du genre ? demanda Oncle San.
― Cette chose n’est pas un fantôme marin. Je n’ose même pas imaginer ce que ça pourrait être. Si vous êtes courageux, vous pourrez voir par vous-même. Mais je vous préviens : juste un coup d’œil. Avec de la chance, vous ne verrez que de l’eau noire mais dans le cas contraire, vous pourriez avoir la peur de votre vie !
Nous pouvions déjà apercevoir l’entrée de la grotte cachée derrière la paroi de la montagne. Jusqu’ici, nous pensions qu’il s’agissait d’un grand trou mais en la voyant, je poussai un cri de consternation. Je ne m’attendais pas à ce que l’entrée soit si petite. Elle ne dépassait que de dix centimètres la largeur du bateau. Quant à sa hauteur, c’était terrifiant. Même assis, il fallait se courber suffisamment pour pouvoir passer. Si quelqu’un, à l’intérieur, nous tendait une embuscade, nous n’aurions jamais assez de place pour nous défendre dans un espace aussi restreint.
― Merde, s’écria brusquement Grande-gueule, étonné. Cette grotte n’est-elle pas un peu étroite ?
― En fait, elle est plutôt large. Il y a un passage encore plus étroit un peu plus loin, répondit le guide qui se tenait derrière eux.
Oncle San lança un regard à Grande-gueule qui affichait un sourire feint :
― Ah ! Dans une si petite grotte, un voleur éventuel serait-il dans l’impossibilité de s’échapper ?
Il avait à peine prononcé ces mots que je vis le batelier faire un geste très discret et l’expression du guide changea. Il y a vraiment quelque chose qui cloche ici, me dis-je.
Au moment même où le bateau entrait dans la grotte, nous entendîmes un rugissement.
Grande-gueule alluma sa lampe et la lumière provenant de l’extérieur céda place à l’obscurité.
― Maître San, cette grotte n’est pas un simple trou, dit Poids-lourd. C’est un tunnel de voleurs !
― Un tunnel de pilleurs des mers pour être plus précis. Vous avez remarqué ces marques circulaires plutôt que carrées ? Cela signifie que cette grotte est ancienne. Il semblerait qu’elle ouvre sur un autre univers, répondit mon oncle.
― Oh, vous semblez avoir de l’expérience. C’est exact, répondit le batelier depuis la proue du bateau où il avait posé un genou à terre.
Sa perche à la main, il dirigeait bien l’embarcation, mais chose étrange, il ne touchait pas l’eau et n’était pas le moins du monde essoufflé.
― J’ai entendu dire que la montagne entière était un ancien tombeau et que de nombreux tunnels de tailles différentes creusés par les pilleurs couraient çà et là. Mais comme vous pouvez le voir, celui-ci est le plus grand et le plus profond. Je ne pense pas que l’eau montait si haut à l’époque. La grotte devait être à sec.
― Apparemment, vous êtes un expert vous aussi, fit remarquer Oncle San en lui tendant aimablement une cigarette.
Le batelier secoua la tête.
― Comment ça un expert ? Je l’ai appris de personnes venues ici avant vous. Il suffit d’écouter pour apprendre. Je ne sais pas grand-chose, aussi ne me faites pas passer pour un expert.
Grande-gueule et Poids-lourd bavardaient et riaient avec ces gens, les mains posées sur leurs couteaux. Si l’atmosphère semblait bon enfant, tout le monde, en réalité, était tendu. Je me répétais que nous étions cinq contre deux. Si vraiment ils tentaient quelque chose, nous ne serions pas nécessairement perdants. Cela dit, s’ils nous avaient pris pour cible, ces hommes avaient dû se préparer minutieusement.
Tandis que je m’interrogeais, le type au visage impassible agita la main.
― Chut, écoutez ! Quelqu’un parle !
Nous retînmes notre souffle et en effet, nous entendîmes un bruit inquiétant provenant des profondeurs de la grotte. Je tendis l’oreille pour tenter de comprendre ce qui se disait, mais en vain. Au bout d’un moment, je me tournai vers le batelier pour lui demander s’il était fréquent que l’on entende ces bruits dans la grotte mais ce dernier s’était volatilisé !
Je regardai l’autre bateau et jurai : Merde, le vieux guide est parti lui aussi.
― Grande-gueule, où sont-ils passés ?! cria Oncle San, inquiet.
― Aucune idée, je n’ai entendu personne plonger, répondit l’intéressé, paniqué. Ce que nous venons d’entendre m’a distrait.
― Merde ! fit mon oncle, énervé. Nous ne sentons pas le cadavre. J’ignore ce qui va nous arriver ! Grande-gueule, toi qui as combattu au Vietnam, as-tu déjà mangé des morts ?
― Tu plaisantes j’espère ! J’étais au réfectoire, affecté à la plonge ! Puis, désignant Poids-lourd : Poids-lourd, ne disais-tu pas que ta famille vendait des petits pains à la viande humaine ? Tu as dû en manger beaucoup quand tu étais enfant.
― Foutaises, j’ai tout inventé ! De plus, quel marchand qui confectionnerait ces petits pains serait désespéré au point de les consommer ? Il les vendrait à d’autres !
― À vous trois, vous avez plus de cent cinquante ans ! C’est embarrassant ! M’empressai-je de dire.
A peine avais-je fini de parler que le bateau trembla. Grande-gueule prit sa lampe et éclaira la surface de l’eau. Nous vîmes alors une ombre énorme nager sous le bateau.
Blanc comme un linge, Poids-lourd pointa l’eau du doigt, ouvrant et refermant la bouche sans pouvoir émettre un seul son.
Craignant qu’il ne s’évanouisse par manque d’oxygène, Oncle San le gifla.
― Bon à rien ! Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Ces deux morveux n’ont pas dit un mot et toi qui es avec moi depuis toutes ces putains d’années, tu flippes ? Va te faire foutre !
― Mai…Maître San, cette chose est énorme ! J’ai peur qu’à nous trois, nous ne suffisions pas pour son dîner, répondit Poids-lourd en jetant un regard craintif en direction de l’eau.
Si, au départ, il était assis au bord du bateau, il recula vers le centre comme s’il craignait que quelque chose ne surgisse pour l’emporter.
― Bah ! Lança Oncle San avec un regard féroce. Nous avons tout le matériel nécessaire et les personnes compétentes ! Je suis le troisième fils de la famille Wu et je pille des tombes depuis des lustres. Quels monstres et fantômes n’ai-je pas vus ? Ne dis donc pas n’importe quoi !
Si Grande-gueule était lui aussi très effrayé, le choc, chez lui, l’emportait sur la peur. Dans un espace aussi étroit, face à cette énorme chose dans l’eau, rien d’étonnant à ce que tous aient du mal à réfléchir.
Il regarda autour de lui.
― Maître San, cette grotte est très étrange. Ma peur m’empêche de réfléchir et j’ai l’impression que mon cœur va exploser. Si nous en parlions une fois sortis d’ici ?
Poids-lourd n’y voyait pas d’inconvénient. Tout comme moi, il avait hâte de quitter cet endroit. Mais comme j’étais de la famille d’Oncle San, je me devais d’attendre qu’il se prononce avant de parler.
Oncle San regarda Poker-Face comme pour lui demander conseil. Tel que je le connaissais, il n’aurait pas même prêté attention à la personne la plus noble et la plus autoritaire présente dans les environs et voilà qu’il semblait s’en remettre à ce jeune homme.
Intrigué, je tournai la tête pour voir ce que ce type avait à dire. Cependant, il n’écoutait pas du tout. Son expression, d’ordinaire aussi figée que celle d’une statue de pierre, avait disparu et il fixait intensément l’eau. On aurait dit qu’il cherchait quelque chose.
J’aurais voulu demander à Oncle San qui était vraiment ce gars mais ce n’était pas le moment, aussi posai-je discrètement la question à Grande-gueule. Celui-ci secoua la tête et me répondit qu’il l’ignorait. Mais il le savait compétent. Pointant son menton en direction de la main de Poker-Face, il me dit :
― Regarde, combien d’années penses-tu qu’il faille pour acquérir une main comme celle-là ?
Je n’avais pas vraiment fait attention à la main de cet homme jusqu’ici, mais en y regardant de plus près, je la trouvai très inhabituelle.
Son majeur et son index étaient particulièrement longs, ce qui me fit immédiatement penser à l’ancienne technique d’examen à deux doigts du Faqiu Zhonglang Jiang (1) dont il était question dans les notes de mon grand-père. Les experts dans cette pratique utilisaient ces deux doigts ̶ qu’ils avaient aussi solides et puissants que le mont Tai ̶ pour désactiver facilement les petits pièges présents dans les tombes. Mais pour pouvoir pratiquer cette compétence, il fallait commencer très jeune et le processus devait être particulièrement pénible.
Je me demandais ce qu’il était capable de faire de ces doigts lorsque je le vis lever sa main droite qu’il plongea et ressortit de l’eau à la vitesse de l’éclair. Un mouvement si rapide qu’on aurait dit un flash de lumière blanche. Il tenait entre ses deux doigts un insecte noir qu’il jeta sur le plancher du bateau en disant :
― Voilà ce que nous venons de voir.
Je baissai les yeux et soupirai de soulagement.
― N’est-ce pas un scarabée plongeur ? La grande ombre que nous avons vue tout à l’heure n’était donc qu’une masse de coléoptères qui passaient à la nage ?
― Tout à fait, répondit le jeune homme en s’essuyant les mains sur ses vêtements.
Même si nous n’étions pas totalement convaincus, nous nous sentions soulagés. C’est alors que Poids-lourd écrasa l’insecte du pied.
― Merde, j’ai failli mourir de peur.
Mais en y réfléchissant, je me dis que quelque chose clochait. Comment pouvait-il y avoir autant de scarabées plongeurs pour se déplacer simultanément ? Et celui-ci, en particulier, était beaucoup trop gros !
Poker-Face, qui n’avait pas l’air particulièrement tranquille lui non plus, semblait considérer la question.
Poids-lourd piétinait toujours le corps de l’insecte déjà réduit en bouillie. Sans doute était-ce une façon pour lui de sauver l’honneur pour avoir perdu son sang-froid quelques minutes plus tôt.
Oncle San ramassa l’une des pattes brisées du scarabée, la mit sous son nez et la renifla :
― Ceci n’est pas un scarabée plongeur, c’est un mangeur de cadavres.
Nous le regardâmes fixement. Cette information n’était pas très rassurante, le nom de la créature n’augurant rien de bon.
― Merde, ce truc mange des charognes. On en trouve beaucoup partout où il y a des cadavres et plus ils mangent, plus ils grossissent. Il semblerait qu’il y ait, plus en amont, un endroit où les cadavres s’accumulent. Et c’est un vaste site, expliqua Oncle San en regardant la sombre grotte qui s’étendait devant lui.
― Est-ce que ce genre de chose mord les vivants ? Demanda timidement Poids-lourd.
― Pas si elle est de taille normale mais regardez celle-ci. Je ne sais pas vraiment, répondit Oncle San, visiblement perplexe. En principe, ces insectes restent là où il y a beaucoup de cadavres et il est rare qu’ils se déplacent à la nage. Comment se fait-il que nous en ayons vu passer autant ?
Poker-Face tourna tout à coup la tête vers les profondeurs de la grotte.
― J’ai bien peur qu’ils ne fuient pour sauver leur peau.
― Quoi ? s’exclama Poids-lourd. Alors cet endroit…
Poker-Face hocha la tête.
― J’ai constamment l’impression que quelque chose remonte la grotte dans notre direction. Et quoi que cela puisse être, ce n’est pas petit.