-1-
“Cette fois-ci encore, ç’aurait pu être Miléna”
Ces mots résonnaient encore dans ma tête sur le chemin du retour.
Je ne pouvais que me sentir mal après ce qui venait de se passer, mais je n’avais pas à remettre en question ma décision. J’avais bien fait de l’en empêcher, quoi qu’il puisse en penser.
Quelle réflexion simpliste… Si ç’avait été Miléna, hein… ? Si tout le monde était Miléna, je n’y survivrais pas, c’est certain. Heureusement pour moi, je n’ai pas à faire ce genre de démarche suicidaire pour le premier inconnu.
Bien sûr, j’étais désolé pour ces pauvres vieillards, et sous-entendre qu’ils n’avaient pas d’importance pour moi me laissait un goût amer. Si ç’avait été possible, j’aurais essayé de les sauver.
Ce qui compte pour l’instant, c’est de m’assurer que t’aies pas trop d’ennuis pour t’en être pris à moi.
Comme pour expier quelque chose, je mettais un point d’honneur à ce que Lucéard ne paye pas le prix fort pour avoir agi ainsi. Pourtant, même après m’être assuré qu’il ne lui arriverait rien, je ne parvenais toujours pas à retrouver mon calme. Quelque chose me rongeait encore.
Je me trouvais face à ce bâtiment où il était retenu captif. Je continuais de fixer l’entrée, sans un mouvement, pendant quelques secondes.
Fang : « N’y va pas, tu vas t’attirer des ennuis. »
Sans chercher à me commander, Fang me mit en garde d’un ton monotone. Il ne semblait cependant pas se soucier que je suive ou non ses conseils.
Léonce : « … »
Notre aîné s’en était visiblement rendu compte. Cet incident m’avait rendu quelque peu soucieux. C’était bien là le moins qu’on puisse dire. Je sentais un poids au plus profond de moi. C’était une sensation discrète, mais violente.
Le soir venu, nous nous retrouvions tous deux dans la tente. Le silence était plus pesant encore que la veille. Fang fixait son bracelet d’un visage grave et empli de dépit.
C’était un accessoire bien trop coquet pour lui, mais il ne semblait pas non plus avoir de la valeur. Je ne pus cependant m’empêcher de penser qu’il avait suffisamment confiance en moi pour l’exhiber ainsi. D’autres auraient pu abuser de la valeur sentimentale que cet objet devait représenter.
Léonce : « Tu as l’air d’y tenir. »
Lançai-je sans grande curiosité. Je n’avais pas trop la tête à discuter, mais une partie de moi voulait savoir ce que quelqu’un comme Fang pouvait affectionner.
Léonce : « C’est un cadeau ? »
On entendait le feu crépir, et, sans même se tourner dans ma direction, il finit par me répondre, et ce, avec un certain détachement.
Fang : « Je l’ai juste ramassé… »
J’étais incapable de cerner sa réaction, et particulièrement déçu de sa réponse.
Je jaugeais une fois de plus le jeune chasseur. N’était-ce pas temps de l’interroger sur les contacts des Corneille d’ambre ?
Je préférai m’abstenir pour le moment. Je n’avais pas envie de converser davantage.
Je me tournais vers ces couvertures sous lesquelles aurait dû dormir Lucéard.
Mes dernières pensées de la journée furent plus douloureuses encore. Prêt à basculer dans le sommeil, je voyais encore le visage qui m’était le plus cher.
-2-
Je me levais, plongé dans un monde sans couleur. Un monde de simples sensations, ni matériel, ni tangible. Il y avait pourtant bien des murs, des silhouettes, et des visages indistincts.
N’avais-je pourtant pas les yeux ouverts ? Après tout, je savais qu’une des deux personnes en face de moi pleurait, l’autre me hurlait dessus. Je pensais les entendre, sans en avoir la certitude.
J’étais entouré de cordes. Elles s’étiraient autour de moi, et chaque nouvelle corde s’ajoutait, comme de nouveaux barreaux dans cette prison de fibres. Je sentais cette douleur, cette fatigue, et cette faim comme si elles étaient miennes. Ces sensations demeuraient en moi quoi que je fasse, sans que leurs intensités ne changent. Elles me collaient à la peau.
Je reconnus l’extérieur, plongé dans la nuit, à travers ses teintes grisées. Il y avait quelqu’un, devant moi. Elle ne semblait pas appartenir à cette fresque abstraite, c’était la seule source de lumière de cet étrange univers.
Nous échangions un regard, aussi fugace soit-il. C’était tout.
Dans l’instant d’après, elle était traînée chez elle de force par ce que j’identifiai comme son père. Je devinais ses cris en moi. Je fixais les murs opaques, vainement. Et pourtant, j’avais bien conscience de ce qui se passait à l’intérieur.
Le jour qui suivit était particulièrement long, peut-être était-il un mois ou une année entière. Quand le soir fut venu, j’étais encore au même endroit. Et elle aussi était là.
Un autre homme se tenait à ses côtés, qu’avait-il de différent de son père ? Peut-être que ça ne tenait qu’à une chose : elle l’aimait.
Il n’y avait que deux choses réelles en ce monde : Elle, et ce poids dans mon cœur qui m’immobilisait.
Les prochaines journées n’eurent pas non plus de début, ni de fin. Il y avait pourtant un après. C’était elle. Jamais elle n’avait été aussi près de moi.
“Je m’enfuirai avec lui” “Je ne supporte plus la vie ici”
Quoi qu’elle ait pu dire, je n’avais pas entendu. Je m’étais contenté de savoir.
Izia. C’était le nom que je n’entendais pas. Le nom de celle qui brillait en ce monde.
Je n’entendais rien que des sons lointains, mais les jours qui suivirent, je lui avais parlé. Elle m’avait parlé. Et rien ne pouvait plus me suffire.
Me suffire ? Loin de là, ce n’était pas qu’un simple contentement.
Pourtant, j’en souffrais. Tout comme lui la faisait souffrir. Et elle souffra jusqu’à ce qu’elle ne soit plus grand chose. Mais même s’il ne restait plus qu’une infime lueur en elle, c’était toujours la seule de mon monde.
Son père aussi lui avait dérobé plus qu’elle n’avait à donner. Et quand un jour les flammes grises recouvrirent le village, si la mort de mes parents me laissa indifférent, la mort de son père, elle, m’apaisa. L’autre homme parvint à s’enfuir, abandonnant Izia derrière lui.
Ce monde d’esquisses impalpables se consumait sous les cris des pillards.
Et finalement, sous mes propres yeux, à la merci de ces démons, elle subit une fois de plus ce même châtiment qu’on lui avait réservé toute sa vie.
Quand la dernière flamme finit par s’éteindre, il n’y avait sur cette page blanche plus qu’un bracelet, qui gisait là où elle se tenait il y a encore quelques heures.
À présent, il était sur mon bras, et je partis, sans me retourner, loin de ces ruines sans couleur. …Mais sans jamais vraiment leur réchapper.
-3-
Je me réveillais d’un bond, confus, et m’assurai en premier lieu que j’étais toujours Léonce Dru.
C’était quoi ça ?! C’est de loin le rêve le plus glauque que j’ai jamais fait !
Je me frottai le crâne, reprenant mes esprits. Je me tournais ensuite vers Fang, encore couché, qui me tournait le dos.
C’est pas possible…
Avant même l’aube, je me retrouvais dans le froid de cette fin de nuit, et marchais dans les bois.
C’est pas possible…
Je me débarbouillai le visage dans la rivière la plus proche, enfin éclairé par les premières lueurs du matin.
Ça fait du bien ! Mais tout de même…
Toujours incrédule, je m’attrapai le visage.
C’est pas possible !
Plus j’y pensais, et moins il pouvait s’agir d’un simple rêve. Je ne savais pas comment l’expliquer, mais c’était Fang. C’était lui, le garçon au milieu des cordes.
Plus j’y pensais, et plus perplexe j’étais. Qu’est-ce que tout ça signifiait ?
Je finis par me rendre dans la grande ruine, et y découvris le prince, collé à l’angle de sa cage, comme un animal acculé. Il dormait, et avant d’oser le réveiller, je repartis.
Mes pensées habituelles se trouvaient parasitées. Plutôt que de penser à la demoiselle de Sendeuil, mon esprit se noyait dans cette abysse morose.
Ce songe énigmatique n’avait que contribué à mon désespoir. Je n’avais plus la force de lutter contre ce monde, et, sans même en avoir conscience, j’avais trouvé qu’il serait plus facile de lutter contre moi-même. Si je tuais à petit feu celui que j’étais, je n’aurais plus à affronter ce monde, et ce nouveau Léonce serait taillé pour y vivre.
Ce n’était pourtant pas ce que je pensais en venant ici. Mais la réalité était là. Je n’arrivais plus à m’extirper de cette vie.
Et cette vie de bandit reprit aussitôt que Fang fut levé. Aujourd’hui, j’avais moi aussi un arc, mais la flèche tremblait toujours autant.
Je me disais qu’en rapportant de belles prises, la journée serait plus supportable. C’était un beau mensonge.
Le lapin prit la fuite, alerté non pas par le chasseur, mais par des cris tout proches.
Fang : « La poisse. Des ennemis. »
Sans s’alarmer, Fang soupira à l’idée d’avoir raté notre proie.
Je reconnaissais déjà mieux les voix de nos complices, et compris que nous avions le dessus sur l’adversaire.
Quand nous les rejoignîmes, l’issue du combat était déjà certaine. Ceux que j’identifiais comme des bandits d’un autre groupe avaient déjà mordus la poussière, et les plus chanceux d’entre eux poussaient encore des cris d’agonie.
Paralysé par cette vision, je me contentai de fixer le dernier d’entre eux, qui s’approchait de moi, en rampant.
Il était couvert de sang et tendait la main vers moi.
Bandit : « P-pitié ! J-je ferai ce que vous voulez ! »
Le triste bougre niait qu’il n’y avait plus d’échappatoire. Un des hommes de Taflen me fit signe d’en finir avec lui. Ce n’était pas pour partager la gloire avec eux, ni pour me laisser gracieusement avoir le plaisir de l’achever, mais bien par méfiance. Il me regardait d’un air mauvais, soucieux de savoir ce que j’allais faire, et il n’était pas le seul. L’incident de la veille faisait planer le doute sur nos intentions. Sous le regard d’une dizaine d’entre nous, je ne pouvais pas me permettre d’aggraver notre cas.
Je bandai l’arc, visant la tête de l’homme qui m’implorait.
Je n’ai pas le choix.
Ils doutaient de ma fiabilité. Et si j’étais comme Lucéard ? Quel sort nous réserveraient-ils ?
Si je ne fais rien, nous sommes tous les deux condamnés.
La main moite qui tenait la corde n’osait pas la relâcher.
Quoi qu’il arrive, si ce n’est pas moi, quelqu’un d’autre abattra ce pauvre type.
La terreur dans mes yeux était plus virulente encore dans les siens. Ma gorge était si sèche que j’aurais pu m’asphyxier.
C’est toi ou moi, j’espère que tu le comprends.
Le regard humide, le cœur bondissant, je tendais encore davantage.
Au moins, moi, je t’éviterai davantage de souffrance.
Je déglutis une dernière fois, et fermai les yeux.
Une flèche transperça le crâne du malheureux, il retomba sur ses genoux, comme s’il continuait de supplier pour sa vie. Il se vida entièrement de son sang, la tête en arrière, son regard vide s’était tourné une dernière fois vers les nuages.
Mon visage devait être blafard, et ma respiration saccadée.
Je me retournais, nauséeux, la flèche toujours au bout de mes doigts, en direction de Fang, qui venait d’abaisser son arme.
Déçus du résultat, les autres hommes s’affairèrent à dépouiller les victimes.
Léonce : « … »
Je laissai enfin tomber mon arme, vidé de mes forces.
Fang : « Tu ne ramèneras jamais à manger si tu es aussi lent. »
Sans aucun état d’âme, il rengaina son arc.
Après avoir pris mes distances avec les autres, je m’appuyai d’une main sur un arbre, et je mis l’autre devant ma bouche. J’étais pris de sueurs froides et de vertiges.
Qu’est-ce que j’allais faire… ?
Plutôt que d’être soulagé de ne pas l’avoir fait, je vacillais à l’idée d’avoir pu lâcher cette flèche fatale à chaque instant.
Moi qui n’avais que participé à des cambriolages, je découvrais une réalité que je n’avais que jusque là effleurée. Je chassais ce dégoût en moi à grand renfort de maussaderie.
-4-
Je rentrais finalement le soir, plus abattu que jamais.
Après avoir subi les moqueries des autres hommes, qui avaient un talent inné pour tuer sans sourciller, je décidai de me rendre auprès du chef.
Taflen : « Un différend ? Qu’est-ce que ça peut me foutre ? Si la carriole nous avait filé entre les doigts à cause de ton pote, je te jure qu’il serait déjà six pieds sous terre. »
Même après m’être expliqué, il refusa de laisser Lucéard dehors.
Taflen : « On verra plus tard pour son cas. Mais demain, il va pas falloir se foirer. C’est le grand jour, et on peut pas se permettre qu’un des nôtres gâche tout avec son attitude. Mais toi, tu seras de la partie, par contre. Fang m’a dit que t’étais particulièrement débrouillard. »
Le grand jour… ?
Le voir aussi réjoui me fit pâlir.
Taflen : « Pour certains d’entre nous, c’est le point culminant de la vie. La liberté la plus parfaite, ainsi que notre revanche sur ce monde. La journée où rien n’est interdit, dans un terrain de jeu bien trop grand pour des amateurs. Demain, nous allons mettre à sac un village entier ! »
Mon sang ne fit qu’un tour. Des souvenirs qui ne m’appartenaient pas me revinrent.
Taflen : « Après tous ces préparatifs, on va pouvoir s’en donner à cœur joie. Si tout se passe comme prévu, nous aurons plus de deux heures pour nous défouler comme il se doit. »
Je l’entendais enfin rire, lui qui n’appréciait jamais les plaisanteries de ses sbires, il riait à gorge déployée. Il exultait à ne plus se rendre compte de la terreur qu’il m’inspirait.
Je ressortis de cette entrevue plus chamboulé encore que je ne l’étais.
Il ne faut pas que Lucéard entende parler de ça. S’il est mis au courant, le connaissant, il va briser sa cage, et faire je-ne-sais-quoi de totalement insensé pour contrecarrer les plans de Taflen.
Bien évidemment, il en mourrait, et probablement moi aussi en essayant de l’aider.
D’ailleurs, pourquoi ne s’est-il pas déjà enfui… ?
Je réalisais à présent l’étrangeté de son comportement. La seule explication qui me vint était qu’il comptait sur moi pour obtenir l’information avant de prendre la poudre d’escampette.
Il me laisse encore une occasion de réussir notre mission…
Quand le jour se mourait, je rentrais dans ma tente. C’était devenu une habitude. Plus que ça, c’était devenu mon quotidien. Ça ne faisait pourtant pas une semaine que nous étions ici.
Assis sur ce qui était devenu mon lit, je sentais que mon sourire avait quitté mes lèvres à tout jamais. Anxieux, j’attrapais à ma jambe le souvenir de ma plus proche amie, puis soupirai, rassuré de voir qu’il n’avait pas bougé. C’était la seule preuve que j’avais d’une vie meilleure. Je faisais de mon passé un refuge, comme chaque jour.
Miléna…
Faussement préoccupé, Fang me fixait. Il ne semblait pas s’en rendre compte.
Léonce : « Euh, merci encore pour tout à l’heure, Fang. »
Fang : « Remercie plutôt ce type, il avait tout le temps qu’il voulait pour te couper la gorge, et il l’a pas fait. »
Je m’étonnais qu’il voie les choses ainsi, et je me sentais plus mal encore.
Fang : « Taflen m’a parlé. Toi et moi, et Roodbruin s’il est libéré d’ici là, on a été choisis pour l’accompagner chez les Sangliers mutilés. À cause de ce qui s’est passé aujourd’hui, on va les rencontrer et espérer pouvoir négocier avec eux. »
J’étais surtout surpris d’entendre le nom de ce groupe avec qui nous avions manifestement un pacte de non-agression. Dans la bouche de Fang, ce nom avait une consonance particulière, comme s’il était lui-même étonné de prononcer ces deux mots.
Léonce : « Je vois, on va faire de la diplomatie. »
Fang : « Quelque chose comme ça, oui. »
Il était vraiment plus perturbé par cette rencontre entre groupes que par le pillage de demain. Le voir ainsi m’inspira une question.
Léonce : « Dis… Ils ont… Des femmes esclaves chez les Sangliers mutilés ? »
Il avait senti mon hésitation, et après m’avoir infligé un regard insistant, réalisa que ce qu’il venait de trouver suspect ne pouvait qu’être le fruit de son imagination.
Fang : « Oui… »
Sa réponse amère me confortait dans ce que je pensais avoir compris de la situation. Je n’en revenais toujours pas, et cette confirmation n’avait pas de quoi me réjouir. Bien au contraire.
Certains hors-la-loi s’organisaient pour avoir des femmes dans leurs rangs, dépouillées de leur liberté et de leur dignité. Dans une société où tous ses membres abhorraient l’ordre, et les règles établies, une contrainte supplémentaire n’était pas toujours la bienvenue. De ce qu’on disait, ce système de femmes esclaves était indispensable pour un groupe un tant soit peu ambitieux, mais était souvent la cause de beaucoup de conflits internes. Constater qu’il y avait bien pire encore que les Corneille d’ambres me dégoûtait plus encore.
Fang était perdu dans ses pensées. J’avais à présent la conviction qu’il ne ressentait plus aucune douleur au fond de lui. Son cœur s’était figé, engourdi par tout ce qu’il avait traversé. D’une certaine façon, c’était la pire chose qu’un humain pouvait endurer.
Fang : « Allez, dormons. Demain va être une journée éprouvante, et quoi qu’en dise Taflen, ce qu’on va faire est très risqué. »
Une fois de plus, je remarquai qu’il savait être, à sa façon, plutôt bienveillant. Cependant, toutes mes élucubrations n’allaient que dans une seule direction.
Attaquer et piller un village… Le mettre à feu et à sang ? C’est ça qui m’attend demain ?
C’était quelque chose que je ne pouvais empêcher, et quelque chose qui serait arrivé quoi qu’il arrive, même si je n’avais pas été ici. Je ne pouvais rien faire d’autre que de poursuivre notre mission. Gagner leur confiance à tout prix, pour qu’un jour, une menace plus grande qu’un simple groupe de bandits ne soit éradiquée.
Je serrai les dents.
Ce que j’anticipais de l’opération de demain me renvoyait à un livre que j’avais lu. Un livre que j’avais lu à Miléna. Nous étions encore très jeune, c’était à l’époque où, grâce à toutes les lectures qu’elle me faisait faire, j’étais devenu capable de lire à peu près n’importe quel ouvrage.
…
À la fin du chapitre, je tournais une page, prêt à poursuivre nonchalamment ce récit. Néanmoins, le visage peinée de ma seule amie m’alarma.
Léonce : « Bah… Qu’est-ce qui te prend ? Tu t’es faite piquée par une guêpe ? »
C’était une douce après-midi sur ce banc que nous affectionnions tant. Assise à ma gauche, elle me fixait tout le long de ma lecture.
Miléna : « C-ce n’est rien… Continue. Tu te débrouilles très bien ! »
Elle avait beau montrer son sourire d’ange, sa peau était si pâle qu’il était difficile de ne pas remarquer que le contour de ses yeux, ainsi que ses joues, avaient sensiblement rougis sous le coup de l’émotion.
Léonce : « Mais enfin, dis-moi ! Je vais pas continuer de lire alors que tu me fais cette tête ! »
Mon attitude de rentre-dedans lui plaisait toujours autant. Elle n’avait pas souvent l’occasion de fréquenter des gens aussi brutalement honnêtes. Sans laisser derrière elle ce chagrin, elle se résolut à m’expliquer.
Miléna : « Je suis désolée, c’est juste que… Ce moment où le village est attaqué, j’ai beau l’avoir déjà lu, je ne comprends toujours pas… C’est si cruel… »
Poussé par l’envie de la consoler, je cherchai quoi lui dire. Hélas, rien ne m’avait affecté dans ce passage, et je n’étais pas prêt à reconnaître que je ne comprenais pas ce qu’elle ressentait.
Léonce : « Bah, les bandits sont des méchants, c’est normal qu’ils attaquent des villages. Ils aiment faire des trucs cruels. »
J’avais raté une superbe occasion de me taire.
Miléna : « Pourquoi les gens voudraient ce qui est mal ? »
Me demanda-t-elle avec plus de ferveur qu’à l’accoutumée. Son regard s’était fait plus insistant encore, elle cherchait tant bien que mal à comprendre.
Miléna : « Personne ne s’amuse à faire de telles choses. …Ils ont tué toute sa famille sans la moindre raison… »
Voir ses yeux aussi humides me faisait perdre tous mes moyens.
Léonce : « M-mais ne pleure pas pour ça, c’est qu’une histoire, Miléna ! »
Ses longs cheveux ondulaient avec le vent, devant son regard brillant.
Miléna : « Cela arrive pourtant dans la vraie vie, non ? »
Je n’avais jamais poussé la réflexion jusque là, et honnêtement, je pensais à titre personnel que ce genre de chose n’avait pas besoin d’avoir de sens.
Léonce : « …Il n’y a vraiment pas d’explication, tu sais… Ce sont des méchants, ils font des trucs horribles parce que ça leur plaît. »
Comme j’aurais dû y attendre, elle était visiblement déçue de ma réponse.
Miléna : « Je ne comprends toujours pas ce que ça signifie d’être méchant… »
…
Je me réveillai le cœur lourd. Dès les premières lueurs du jour, il y avait une telle effervescence dans notre camp, cela ne pouvait signifier qu’une chose.
C’était le grand jour.
-5-
Tandis que tout le monde se préparait pour le départ, j’avançais au milieu des rires tonitruants et des accolades, puis m’arrêtai devant la vieille maison de pierre où était retenu Lucéard.
Tous mes muscles se contractèrent. J’étais bloqué. Je m’étais mis moi-même dans cette impasse.
La seule chose qui compte à présent, c’est qu’on puisse au moins rentrer tous les deux en vie.
Ce n’est qu’après avoir défini ce nouveau but que je trouvais la force de tourner le dos à ces ruines.
J’étais armé, et fin prêt à partir. Qu’allais-je affronter là-bas, si ce n’est des innocents qui ne sauraient répondre à cet assaut ?
Allais-je vraiment réussir à ne pas me mêler à cette tuerie ? Si j’avais été choisi pour venir, c’était certainement une autre épreuve visant à déterminer que j’étais bien des leurs.
Sous le paisible chant matinal des oiseaux, nous arrivâmes au village.
Je m’étais embourbé dans ce dilemme durant tout le trajet, à tel point qu’il me sembla bien trop court. Quand j’entendis les premières voix au loin, mon cœur s’emballa.
De là où nous étions, personne ne pouvait nous voir. Entre les arbres, nous attendions le signal. Taflen et son second venaient à cheval par l’étroite route qui menait à la civilisation. Ces montures m’étaient d’ailleurs tristement familières.
Cet endroit dont je n’avais jamais entendu parler, et dont j’ignorai encore le nom, était tout proche. Perdues au milieu de la végétation, une vingtaine d’habitations étaient disséminées dans une clairière assez vaste pour qu’on y cultive de quoi vivre. Il ne devait s’agir que d’une étape entre deux villages plus conséquents.
Pour une raison tout à fait différente des autres bandits, j’essayais d’apercevoir ce qui se passait dans ces quelques ruelles terreuses. Hélas, nous étions encore trop loin.
Au signal, je m’approchais encore davantage. Le village s’éveillait à peine. J’espérais qu’une partie des habitants travaillait dans une commune plus active, et s’en était allé à l’aube.
Néanmoins, je reconnus grâce au vent les cris des enfants qui s’amusaient déjà à courir d’un endroit à l’autre. La tragédie était inévitable.
Les boutiques ouvraient déjà leurs portes. Celles-ci devaient être dans le prolongement des demeures de leurs propriétaires, ou de simples étals, recouverts de marchandises. Tous semblaient se connaître ici.
Certains d’entre eux, je l’espérais, avaient la tâche cruciale de rapporter ce qui manquait au village, mais la plupart des locaux ne quittaient jamais leur chez-soi, et produisaient par eux-même ce qui leur était nécessaire pour vivre.
Maintenant que j’apercevais certains détails, que ce soit des fleurs, des ornements de tous types, ainsi que des jardinets, je me rendis compte que la vie n’avait rien de précaire ici. Qu’un petit hameau aussi coquet puisse exister au fin fond de la forêt était surprenant.
Je me rappelais avoir entendu parler de ce phénomène. Des aristocrates, ou des gens de la petite noblesse parfois, se faisaient seigneurs locaux pour échapper à la ville et à ses contraintes. Ils vivaient dans un petit manoir, légèrement à l’écart d’autres petites habitations, où des membres de la bourgeoisie, sacrifiant le confort de leur vie, venaient se perdre dans ces contrées sauvages. Au bout d’une seule génération, ils n’étaient plus de la haute société, ni même du tiers-état. Ils représentaient un mode de vie alternatif. Peut-être était-ce le cas ici.
Mes lèvres tremblaient. Il n’y avait rien que je puisse dire pour sauver tous ces gens. C’était bien trop tard.
Un homme de la cinquantaine guettait la route depuis qu’il avait entendu les sabots au loin. Bien que les étrangers qu’il vit n’étaient pas ceux qu’il attendait, cette aimable personne vint accueillir Taflen et celui qui l’accompagnait.
Villageois: « Bonjour, messieurs ! »
Notre chef siffla un coup, nonchalamment. Et celui qui se trouvait à notre avant-garde nous fit signe du pouce que le moment était venu.
Les bandits avaient peiné à se contenir aussi longtemps, et chargèrent aussitôt, comme des bêtes affamées.
Villageois : « Mais qui êtes vous donc ?! »
S’inquiéta l’homme qui entendit le bois à sa droite s’agiter. Avant qu’il ne puisse pleinement réaliser, il fut décapité d’un coup de sabre par le premier visiteur.
Taflen : « Allez ! Pas de quartier ! »
Les regards se tournèrent vers les hurlements démoniaques qui se multipliaient à la lisière de cette forêt.
Villageoise : « Qu’est-ce qu’il se passe ?! »
Quand cette dame vit ces monstres à l’apparence d’humains, toutes armes dehors, fonçant vers la rue qui coupait ce hameau en deux parties, elle comprit.
Elle ne put que crier, et alerta ceux qui ne s’étaient pas encore rendu compte de ce qui les attendait.
Enfants et vieillards aperçurent les Corneilles d’ambre déferler sur leur hameau. Ils ne représentaient qu’un quart de la population de ce village, et c’était déjà bien plus qu’ils ne pouvaient affronter.
Il n’y eut d’ailleurs pas d’affrontement à proprement parler. Ceux qui eurent le temps de trouver une arme et de contre-attaquer furent éradiqués dès les premières minutes.
Certains eurent la jugeote de fuir, mais s’ils avaient eu le malheur d’avoir été vus, quelqu’un était sûrement déjà à leur trousses.
Abasourdi, j’errais sur la ruelle principale, au milieu de l’incompréhension, les hurlements, et la violence inouïe.
Je ne pouvais que détourner le regard, encore et encore. Pris de violents hauts-le-cœur, je me retrouvais à perdre l’équilibre, et me posai contre un muret, déjà couvert de sang.
Villageoise : « Aaaaah ! »
Malgré moi, je ne pus m’empêcher de regarder dans la direction de ce cri. Cette femme était traînée dans la poussière par les cheveux. Le bandit aux multiples balafres qui lui infligeait ça, je l’avais vu tous les jours. Il souriait à s’en déchirer les lèvres. Il ferma derrière eux la porte de la première maison qu’il trouva, et quand celle-ci fut close, les cris devinrent lointains, puis se turent.
Ma nausée n’en fut que plus sévère.
Je titubais au rythme de cette cacophonie infernale. Tout le charme de ce havre de paix s’en était parti, et la terreur sans nom qui avait souillé ce hameau ne disparaîtrait sûrement jamais.
-6-
Me raccrochant à chaque paroi, je parvenais à m’éloigner de la ruelle où la plupart des nôtres se déchaînaient.
J’aperçus alors une maison, légèrement en retrait, cachée par d’autres jusqu’alors, dont la décoration extérieure était assez remarquable pour qu’elle se dénote des autres habitations.
La porte était encore close, et ce n’était plus qu’une question de secondes avant que quelqu’un ne vienne voir ce qu’il se passait dehors.
Bandit : « Eh toi, le gamin ! Montre-nous donc ce que tu vaux ! »
Me hurla un des nôtres qui venait déjà d’en finir avec ses premières victimes.
Une dizaine d’entre eux l’avait entendu. Ils se tournèrent vers moi.
Taflen arriva au trot, et fit halte à côté de ses sbires. Il me lançait un regard froid. Ses vêtements, tout comme ce cheval qui n’était pas le sien, étaient teints d’un rouge macabre.
Les quelques meurtriers qui avaient la patience de rester m’indiquaient du visage cette maison. J’étais à quelques pas de son entrée, et bien qu’ils étaient à une dizaine de mètres de moi, je me sentais encerclé.
J’eus soudain le sentiment que si je n’obtempérais pas, j’allais être une victime de plus dans ce village. Peut-être même était-ce pour ça que certains ne s’empressaient pas d’aller massacrer des habitants tant qu’il y en avait. Si je n’étais pas à la hauteur, ils pourraient se battre contre quelqu’un qui saurait leur répondre. Et c’est ce qu’ils souhaitaient.
J’avançais lentement, cachant autant que je le pouvais le tressaillement de chacun de mes membres.
Quand la porte s’ouvrit soudain, j’étais à son pas, et mon sang ne fit qu’un tour.
Une jeune fille venait de sortir précipitamment, elle devait avoir mon âge. Ses longs cheveux noirs n’avaient pas eu le temps d’être coiffés, et un drôle d’épi les surmontaient.
Ses yeux encore embrumés, teints d’un rose magnolia, constatèrent l’agitation, tous ces visages patibulaires attroupés autour d’elle, le sang, les larmes, les cadavres qui s’amoncelaient déjà. Finalement, son regard croisait le mien, et, sans parvenir à trouver ses mots, la frêle adolescente délia lentement ses lèvres tremblantes.
Ce qu’elle avait vu venait de lui glacer le sang. Le garçon en face d’elle approchait sans qu’elle ne puisse bouger.
Mon cœur battait à tout rompre, et le sien aussi, sans l’ombre d’un doute, lorsqu’elle aperçut ce que je tenais au bout du bras.
Avant même de réussir à parler, elle trouva la force de poser sa main contre l’encadrure de la porte. C’était une façon discrète de nous dire qu’elle ne nous laisserait pas entrer.
J’entendais les sifflements lubriques, et les rires gras de ceux autour de moi. Ils regrettaient presque de m’avoir forcé à m’occuper de cette maison.
Tout mon corps se raidissait, comme s’il refusait de faire un pas de plus. C’était bien trop tard. Leurs regards m’avaient poussé à avancer jusqu’à elle. Même si elle en avait eu l’intention, elle ne pouvait plus fuir par l’extérieur.
Le soleil projetait mon ombre sur elle. L’effroi dans ses yeux, j’en étais la cause.
???: « Ne reste pas là, Myrthi !! »
Ce cri nous fit frissonner tous deux. Derrière elle venait de s’élever cette mise en garde. C’était probablement son père, il avait été le premier à comprendre. On entendit alors les pleurs d’un très jeune enfant, qui avait été surpris par ce soudain éclat de voix.
Cette fille qu’il venait d’appeler Myrthi n’osait pas se retourner dans sa direction, elle n’osait pas bouger, ni même parler.
Taflen : « Quoi que tu fasses, laisse au moins celle-là en vie ! »
Je déglutis douloureusement en entendant cet ordre.
Taflen : « Elle sera à moi après ! »
Affirma t-il avec un sourire torve.
Incapable de regarder cette ordure en face, je continuais de dévisager la jeune fille. Elle devait penser que toute la haine dans mes yeux lui était destinée. Ce n’était pas le cas. Je détestais tous ceux qui saccageaient la vie de ces villageois. Moi compris.
Car je savais que j’étais totalement coincé. Tous mes choix m’avaient conduit à celui-ci, et je ne pouvais plus envisager d’autre option. Cette fois-ci, plus personne ne pouvait me sauver. J’allais commettre l’irréparable.
Elle était à portée de ma lame, sans la moindre défense. Toute sa famille, également pétrifiée, ne parviendrait pas à profiter du temps qu’elle pouvait leur faire gagner. Rester en travers de mon chemin était tout simplement vain.
Je voyais enfin, derrière son épaule, l’intérieur de ce charmant foyer. Rien qu’au premier coup d’œil, je pouvais m’assurer qu’ils coulaient des jours heureux ici. Ce coquet salon était presque encombré par toutes ces décorations, mais il y faisait si bon vivre.
La mère tenait fermement cet enfant, dont je peinais à identifier le genre, dans ses bras, et quelques pas devant elle, son mari demeurait immobile. Il était lui-même tiraillé par une décision que personne ne devrait avoir à faire.
Mes dents, comme ma poigne, se serraient à en éclater.
Je n’ai vraiment pas le choix…!
Un bruit de métal tremblant se fit entendre. Ma lame pointait à présent vers ce beau ciel matinal.
Si ce n’est pas toi, ce sera nous deux…!
Myrthi ramenait son autre main contre sa poitrine, et rentrait légèrement son épaule en avant, comme si elle se préparait à encaisser le coup. Elle n’avait pas encore eu le temps d’exprimer de la tristesse, ou de la rage. Elle était simplement terrorisée.
C’est encore le sort le plus doux qu’on puisse te réserver…
J’essayais tant bien que mal de trouver un sens à tout cela. Il n’était pas trop tard pour abandonner la conscience qui retenait mon arme.
Quand mon bras sera baissé, je serai sauvé. Je n’ai qu’un mouvement à faire.
Une odeur parvint à mes narines. Une fragrance sucrée dans l’air. Elle émanait de l’intérieur. C’était une odeur de cuisine. Le four de cette maison, que je ne parvenais pas à apercevoir, disséminait ce parfum caractéristique qui annonçait le petit-déjeuner. Je n’avais jamais eu le privilège de sentir cette odeur dans ma propre maison, mais Miléna gardait toujours de ces pâtisseries de côté pour m’en donner. Parfois même, elle me les emportait encore chauds, et c’était cette odeur, précisément cette odeur là que je sentais dans ces moments.
L’espace d’un instant, je considérai prendre ma propre vie sur le champ. Je ne voulais plus supporter pareil supplice.
Pourquoi… Pourquoi dois-je leur prendre leur bonheur ?!
Myrthi : « Je vous en prie… »
Ce murmure n’était même pas audible de son père, ni de qui que ce soit d’autre. J’étais le seul à recueillir ses ultimes supplications. J’entendais sa douce voix pour la première fois. Mais le cri qui suivit transperça mon âme.
Myrthi : « Je vous en supplie… ! »
Cette enfant qui venait à peine de se réveiller dans la chaleur de son chez-elle, se retrouvait la victime d’un sort bien trop soudain, bien trop cruel. Et même si elle ne réalisait pas encore pleinement, les larmes étaient enfin montées à ses yeux.
Elle devait pourtant savoir d’instinct que des monstres comme nous n’allaient pas s’arrêter pour ces quelques mots. Nous étions les méchants de cette histoire, et personne ne pouvait nous raisonner.
Mon humanité était poussée à bout. Mais je savais que me trancher la gorge serait vain. Je ne pouvais pas sauver qui que ce soit, et ce qu’il y avait de plus humain à faire était de les abattre sans qu’ils ne souffrent, et s’il le fallait, me donner la mort juste après.
Quelques hommes s’approchèrent, et Taflen les retint d’un signe de main. Ils ne me pensaient pas à la hauteur, et le chef me donnait une dernière chance. Ils tendaient malgré tout le cou, pour apercevoir, si j’en étais capable, le plus cruel des dénouements.
Léonce : « … »
Je plongeais mon regard profondément dans celui de Myrthi. Elle vit tout de moi. Elle vit le sanglot qui restait contenu dans chaque parcelle de mon corps. Me voir ainsi semblait la calmer.
Il n’y avait plus aucun espoir pour tous ceux qu’elle avait connus, alors d’où lui venait cet étrange soulagement ? Apercevoir à la toute fin le jeune garçon qui se cachait derrière le criminel n’était certainement pas une consolation suffisante.
Myrthi : « Vous n’êtes pas obligé de faire ça… »
Murmura-t-elle à nouveau, par compassion peut-être. Mais ses mots ne pouvaient plus rien changer. Je ne m’inventais même plus d’excuse. Je savais ce que j’allais faire, et rien ne pouvait atténuer l’horreur que j’allais commettre.
La preuve de ma faiblesse finit par couler le long de ma joue, et elle fut la seule à pouvoir la remarquer.
Léonce : « Je t’en prie… »
Ma voix, étranglée par le chagrin et le remord, lui parvint, et je pus voir une dernière fois sa stupéfaction.
Léonce : « …Ne me pardonne jamais… »
Sur ces mots, j’abattis la lame. Cette fois-ci, c’était bien mon bras qui avait porté le coup fatal.
Dans un jet de sang, la jeune fille s’écroula en arrière, repoussée par la force et la violence de cette frappe. Dans sa chute, qui me parut durer une éternité, elle ne me quitta jamais des yeux, même après que toute émotion ait disparu de ceux-ci.
Toute sa famille observait impuissante leur fille heurtant le plancher dans un torrent écarlate. Quelques secondes après ce choc, les paupières de Myrthi se fermèrent malgré elle.
Les autres bandits ne parvenaient pas non plus à quitter du regard cette scène hideuse.
La chaleur que je sentais sur mon visage, sur mon cou, ainsi que sur mon bras, me répugnait au plus haut point. Ce n’était pas ma chaleur, mais celle que je venais de lui dérober.
Dans l’instant d’après, comme si j’étais en transe, les yeux écarquillés, j’enjambais le corps, et, profitant du choc que j’avais causé à cette famille, je frappais, et frappais encore, sans même qu’ils ne puissent réagir, jusqu’à être à mon tour couvert de sang.
Je haletais dans ce salon devenu macabre.
Taflen se mit à rire, et rire plus fort encore. Ma folie lui était devenue contagieuse. Ce spectacle pitoyable était si drôle qu’il en avait oublié l’ordre qu’il venait de me donner.
Fang venait à peine d’arriver, et avant même qu’il n’ait pu sortir son arc, le drame avait eu lieu. Il s’était contenté de regarder au loin, l’air grave.
Je refermais finalement la porte d’entrée, choisissant de rester à l’intérieur, leur signifiant aussi quelle part du “butin” me revenait.
Les badauds s’éloignèrent, et vaquèrent à leurs occupations.
J’étais maintenant seul, et après m’en être assuré, je me laissais glisser contre un des murs de ce beau salon. Je pus enfin pleurer et hurler tout mon soûl. Si fort, et si intensément que mon âme aurait pu s’extraire de mon corps.
Quelques minutes plus tard, le village entier s’était tu. Et la prochaine personne à faire halte dans ce hameau découvrit avec horreur qu’il ne restait plus rien que des corps mutilés et des maisons flambantes.
-7-
Le soir, dans notre camp, il y eut une grande fête. La moitié d’entre nous étaient toujours follement excités et racontaient avec une passion déplacée toutes les horreurs qu’ils avaient commises.
D’autres, qu’ils aient participé ou non à cette tuerie, se contentaient de boire, sans montrer la moindre joie, comme à leur habitude.
J’étais là, moi aussi. Je n’avais pas prononcé mot de tout le reste de cette journée cauchemardesque. Assis à l’écart de toute cette mascarade, je fixais éperdument la terre à mes pieds.
Fang vint finalement s’asseoir avec moi, il n’avait pas eu à se changer après cette boucherie, et portait toujours ses vieilles fripes sombres qu’il avait au matin.
Fang : « Tu t’y habitueras, crois-moi. »
Il avait mieux compris que quiconque ce que j’avais traversé. Mais, aussi louable que fût son intention, je méprisais sa façon de concevoir les choses.
Le faible sourire que je lui montrais remplaçait un cinglant “Je n’ai aucune intention de m’y habituer.” que je gardais pour moi.
Il constatait néanmoins que j’étais calme, bien trop calme, considérant l’enfer que j’avais vécu. Mon esprit ne pouvait peut-être pas assimiler autant de traumatismes en une seule journée.
Mais les faits étaient là : la tension avait fini par redescendre, et je n’avais plus la force de me faire violence.
Léonce : « Pourquoi sommes-nous de chasse tous les jours ? »
Cette paisible voix lui parut plus incongrue encore que le contenu de ma question. Dubitatif, il prit son temps avant de considérer sa réponse.
Fang : « J’ai rapidement montré au chef que je pouvais ramener plus de nourritures que n’importe qui d’autre en une seule journée, c’est uniquement pour ça, je pense. »
Il ne cherchait pas à se vanter, mais me donnait l’impression qu’il voulait me montrer comment fonctionnait ce groupe. Peut-être avait-il déduit que je m’intéressais au rôle que je tiendrais un jour parmi ces bandits.
Léonce : « Je n’ai pas vu beaucoup de chasseurs dans ma vie, mais je peux quand même affirmer que tu es exceptionnellement doué. J’ai même l’impression qu’on en ramène trop à chaque fois. Mais c’est fou, au final, le garde-manger ne se remplit pas tant que ça. »
Remarquai-je, d’un air faussement crédule.
Fang : « … »
Ce constat lui avait manifestement déplu, et quand je vis son visage se faire sévère, j’eus l’assurance d’avoir vu juste.
Quelques minutes plus tard, j’étais devant la cage de Lucéard, et cherchait la bonne clé sur ce vieux trousseau.
Lucéard : « Comment l’as-tu eu ? »
Même dans la pénombre, je pouvais voir la rancœur du prince dans son expression, et d’un froncement de sourcil, il me signifiait qu’il était suspicieux.
Léonce : « Taflen a fini par céder, tu peux partir. »
Le renseignai-je, tout en déverrouillant la serrure.
Lucéard : « … »
Il se doutait que j’avais gagné la confiance du chef de la pire manière qui soit, mais il n’insista pas.
Je repartais déjà sous la lumière falote de la lune, et m’arrêta quelques mètres plus loin, ne laissant voir à mon ami que mon dos.
Léonce : « Quoi qu’il arrive, demain soir, nous partons. »
Cet ajout l’étonnait. Mon air grave ne laissait pas présager ce qui m’animait. Mais s’il avait pu voir mon visage, il aurait su.
L’horreur que j’avais subie, l’horreur que j’avais fait subir, elle ravageait mes traits en une douloureuse grimace.
La nuit venue, je ne pouvais évidemment pas trouver le sommeil. Ces mêmes images hantaient toujours mes yeux. Je touchais du bout des doigts le bracelet à mes pieds. Il était toujours là. J’étais moi-même toujours là, et la raison pour laquelle j’étais ici n’avait finalement pas disparu.