Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 93 – L’Évêque géant
Le soir venu, Klein s’installa sur un fauteuil inclinable et à la chaleur du feu de cheminée, prit connaissance des informations que l’assistant d’Isengard venait de lui apporter.
Son idée ayant reçu les éloges du grand détective ce matin-là, Kaslana avait aussitôt affirmé avoir besoin des mêmes informations. Stuart, pour sa part, disait avoir bien vu que Klein était un excellent détective à voir son calme et son sang-froid face au cas d’Adol, mais il n’aurait jamais pensé qu’il fût aussi exceptionnel.
En même temps, il avait fait savoir au jeune homme qu’en cas de besoin, il pourrait venir le trouver. Il connaissait beaucoup de monde parmi les détectives de Backlund.
Isengard Stanton avait également promis de contacter immédiatement la police et de faire son possible pour fournir les informations nécessaires aux détectives avant la tombée de la nuit.
Il était vraiment digne de confiance.
A la prochaine réunion du Club de Tarot, il faudra que je demande à Petit Soleil par le biais du Monde quelles sont les caractéristiques de la Séquence 6 du Diable et quels pouvoirs possèdent les Transcendants appartenant à cette Séquence… Comme je n’avais pas prévu de m’impliquer, je n’ai pas pensé à rassembler les informations à ce sujet mais puisque j’ai décidé de leur apporter mon assistance, il est préférable que je sois préparé. Au moins, je saurais ce qui se passe quand le danger pointera le bout de son nez…
Klein réfléchit quelques secondes, puis, baissant la tête, se mit à parcourir la liste des meurtres en série non résolus au cours des vingt dernières années dans le Royaume de Loen.
Ils étaient moins nombreux que ce à quoi il s’attendait : neuf au total, soit quatre à Backlund et cinq dans d’autres villes.
Bien que ce monde ne connaisse pas encore le concept de l’ADN et manque de nombreuses compétences indispensables à un détective, il existe quand même, grâce au dynamisme de l’Empereur, une forme rudimentaire d’étude des empreintes digitales. De plus, il y a la médiumnité, la divination, l’accès aux rêves et autres méthodes Transcendantes ! En général, la police ne fait pas appel aux équipes de Transcendants relevant des trois grandes Églises pour des meurtres isolés n’impliquant pas de nobles, de riches ou de fonctionnaires. Mais un tueur en série a des répercussions très négatives et sème facilement la panique, aussi prennent-ils certainement la décision la plus judicieuse…Il est donc logique qu’il y ait si peu de meurtres en série non résolus au cours des vingt dernières années.
Laissant de côté ces réflexions, notre détective prit connaissance des cas.
En l’absence d’informations suffisantes pour effectuer une divination, il retint deux séries de meurtres susceptibles d’être liées à ce qui se passait présentement avec l’intention de les utiliser comme point de départ.
Le premier remontait à quatre ans. Il y avait eu cinq victimes, toutes des prostituées célibataires avec un enfant. Si elles avaient été maltraitées avant de mourir, rien n’indiquait qu’il y ait eu rapport sexuel.
Selon la police en charge de l’affaire à l’époque, le meurtrier connaissait ces femmes sans quoi il lui aurait été impossible de sélectionner précisément celles qui avaient un enfant. S’ils avaient identifié quelques suspects parmi les gens qui vivaient à proximité et les clients réguliers de plusieurs de ces prostituées, jamais ils n’avaient pu mettre la main sur le véritable meurtrier.
Bien que le dossier ne comportât qu’une brève note à ce sujet, il était évident que la police avait sollicité l’aide de Transcendants relevant des trois grandes Églises. Malheureusement, cela n’avait pas permis de résoudre l’affaire.
Pour un Transcendant doté des pouvoirs de l’Abîme, il n’est pas contraire aux lois occultes de pouvoir déceler qu’une femme était autrefois une dégénérée ou de l’identifier comme une prostituée. Mais de là à savoir qu’elle est célibataire et mère d’un unique enfant, ce n’est pas logique… La police avait raison. Où était le problème ? Le véritable meurtrier était-il, comme moi, en capacité de résister aux rêves, à la divination, à la médiumnité et d’échapper aux investigations des Faucons de Nuit et Punisseurs Mandatés de Moyenne-Séquence ?
C’est possible. Même si les Églises ne sont pas en manque d’informations sur les tueurs en série, le meurtrier pourrait très bien avoir fait des rencontres fortuites ! Se dit Klein qui, de son point de vue, avait relevé quelques problèmes.
Je les analyse comme si j’étais des leurs… Vraiment, je n’ai pas failli au nom de Moriarty… Se dit-il avec ironie, bien décidé à commencer par les quatre cas de Backlund.
Il élabora rapidement un plan :
Bon, je vais demander à M. Stanton de se renseigner auprès de la police sur l’adresse et la situation présente des suspects, puis j’irai trouver Stuart pour qu’il me procure de l’aide. Je préfère ne pas me montrer personnellement de crainte de tomber sur des Transcendants officiels. Une fois la situation clarifiée, je récupèrerai les affaires des suspects et les emporterai au-dessus du brouillard pour procéder à des déductions métaphysiques.
La seconde affaire remontait à onze ans et concernait la découverte successive de quatre cadavres démembrés. A l’origine, ces cas étaient considérés comme isolés jusqu’à ce que la police se mette à avoir des soupçons sur la façon dont les corps étaient traités et acquière la certitude qu’il s’agissait de meurtres en série. Les victimes étaient des hommes et des femmes qui avaient travaillé tard le soir et rentraient chez eux. On ne leur avait rien volé et ils n’avaient aucun lien les uns avec les autres.
En raison des délais – le temps est très précieux lorsqu’un crime vient d’être commis – aucun indice n’avait permis d’identifier un suspect.
Ils ont mal géré cette affaire. S’ils avaient immédiatement sollicité l’aide d’un Médium Spirite, le spectre du défunt aurait même pu se rassembler autour du meurtrier… Bien sûr, il est également possible que l’esprit de la victime ait été “tué” par le meurtrier, tout comme dans l’affaire qui nous préoccupe… Ces victimes ne sont probablement plus que cendres, ce qui ne va pas faciliter les recherches…
Klein se massa les tempes et voyant que la nuit tombait, il laissa de côté l’affaire et se leva pour sortir.
Il avait quelque chose à faire ce soir-là !
Il avait l’intention de se rendre à l’Église de la Moisson, rue de la Rose, dans le quartier situé au sud du pont et d’aller trouver l’Évêque Utravsky pour tenter de se procurer la formule de l’Apothicaire. Pour savoir s’il courait ou non un danger, il avait préalablement effectué une divination.
Avoir à ses ordres un Apothicaire qu’il puisse joindre à tout moment lui serait extrêmement utile.
Il pouvait se blesser ou tomber malade. Il pouvait avoir à affronter des ennemis capables de lui faire du mal. Ce serait alors un précieux soutien.
Après un détour par le Quartier Est, Klein, déguisé, prit le métro pour traverser la rivière Tussock et arriva dans le quartier situé au sud du pont.
Les lampes à gaz qui brillaient dans l’obscurité tout au long de la ligne de métro offraient une scène inoubliable.
Le jeune homme prit ensuite une voiture publique jusqu’à la Rue de la Rose et trouva sans peine la petite Église de la Moisson. Toute dorée, avec son spectaculaire clocher et l’Emblème Sacré de la Vie gravé sur son mur – un bébé entouré de symboles tels que le blé, les fleurs et l’eau de source – celle-ci était facilement reconnaissable.
Peu éclairé, l’édifice était désert à cette heure.
Klein s’y faufila par le côté et se passa de la peinture sur le visage, préférant ne pas se fier uniquement à son pouvoir de créer des illusions.
A l’intérieur de la cathédrale, tout au bout des rangées de bancs soigneusement disposés, se dressait un grand Emblème Sacré de la Vie de chaque côté duquel brûlaient des bougies.
Au premier rang était assis un homme de grande taille qui devait avoir entre quarante et cinquante ans, vêtu d’une tenue d’ecclésiastique de couleur brune.
On aurait dit une petite montagne tant il se dégageait de lui un sentiment d’oppression.
Coiffé d’un bonnet d’évêque, l’homme avait les sourcils clairs et fins, et des rides bien visibles au coin des yeux, de la bouche et sur les joues. Il avait les yeux fermés et le menton appuyé sur ses mains jointes. On aurait dit qu’il se confessait de la façon la plus fervente qui soit.
Soudain, il ouvrit les yeux, révélant une touche de bleu clair.
– « L’Église de la Terre Mère ne rejette personne », dit-il d’une voix douce sans lever la tête. « Pourquoi n’avez-vous pas pris l’entrée principale ? »
– « Êtes-vous l’Évêque Utravsky ? » S’enquit Klein en sortant de l’ombre.
– « Je préfère que l’on m’appelle Père. Père Utravsky », répondit l’homme.
– « Très bien, Votre Excellence », dit délibérément Klein avec un sourire. « D’après votre nom et votre taille, vous êtes de Feysac. Comment se fait-il que vous croyiez en la Terre Mère ? »
L’Évêque leva légèrement la tête et fixa l’Emblème Sacré de la Vie.
– « Je suis né à Indaw, sur les côtes du Comté de Midsea », répondit-il, de l’émotion dans la voix. « J’étais un passionné de combat et de meurtre. »
Indaw ? Il est donc bien de l’Empire de Feysac… Se dit Klein en hochant imperceptiblement la tête.
Le Comté de Midsea était la frontière naturelle entre Loen, Intis et Feysac. La côte Est appartenait à Loen, la majorité de la côte Ouest à Intis et au Nord se trouvaient les célèbres villes portuaires de l’Empire de Feysac, parmi lesquelles Indaw.
En outre, le Comté de Midsea s’étendait vers le nord-est, pénétrait le territoire de l’Empire de Feysac et débouchait sur la Mer du Nord. Là, de nombreuses îles abritaient ours polaires et otaries dont la chasse était une fête traditionnelle chez les habitants de Feysac.
Alors que ses pensées s’égaraient légèrement, l’Évêque Utravsky, regardant toujours devant lui, poursuivit :
– « Après avoir commis un grave crime, je me suis enfui vers la Mer de Sonia où je suis devenu un pirate impitoyable.
« Mais avant de tomber dans le véritable enfer de l’âme, j’ai eu la chance de rencontrer un missionnaire de la Terre Mère.
« Depuis ce jour, j’ai compris la valeur de la vie, j’ai pris conscience du charme de tous les êtres vivants et acquis la joie qui découle purement et simplement de la vie. J’ai juré devant l’Emblème Sacré de la Terre Mère que je répandrai cette foi dans d’autres pays pour me faire pardonner mon passé sanglant.
« Alors me voici. Je suis arrivé ici. »
Tout en parlant d’une voix calme, plein d’émotion, l’Évêque se leva. Il mesurait plus de 2,2 mètres et avec sa carrure robuste, sa tunique étroite, ressemblait à un géant du Continent Nord tel que les légendes le décrivaient.
Un vrai géant mesure entre trois et cinq mètres et n’a qu’un œil vertical… Les citoyens de l’Empire de Feysac sont généralement grands… Rien d’étonnant à ce qu’ils aient toujours prétendu être ce qui restait des géants, persuadés qu’ils étaient de leur sang… Pensa Klein, contraint de lever le cou pour voir le visage du prêtre.
– « Que faites-vous ici ? » Demanda Utravsky en baissant la tête.
Le jeune homme alla droit au but :
– « J’ai entendu dire que vous aviez une mission à confier en contrepartie de la formule de l’Apothicaire ? »
L’évêque Utravsky garda le silence quelques secondes.
– « Oui. J’ignore d’où vous tenez cela mais c’est vrai. »
– « Dans ce cas, quelle est cette mission ? » S’enquit Klein avec un sourire.
Utravsky le dévisagea gravement :
– « Je ne pense pas que vous fassiez l’affaire. »
Le jeune homme fronça les sourcils.
– « Qui sait ? J’ai besoin d’en connaître les détails pour pouvoir faire une évaluation. »
Debout devant lui tel un pilier géant, Utravsky répondit après quelques secondes de silence :
– « Cette mission consiste à… » Il ferma les yeux : « me tuer. »