Nefolwyrth
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Chapitre 24 – Le poing armé de la justice
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-1-

Ceirios : « Nous touchons au but ! »

L’apprenti chevalier inspectait la salle avant de s’avancer davantage.

De grandes dalles blanches similaires à l’architecture de ce donjon nous donnaient l’impression d’être à l’intérieur d’une sorte de sanctuaire. Néanmoins, le ciel étoilé était toujours tout autour de nous.

Ceirios: « Vous savez, quand j’étais petit, on me racontait souvent des histoires de la Guilde. Et y avait régulièrement un moment où après une grande porte, ils se retrouvaient dans une salle très vaste, et là, un monstre géant apparaissait, et ensuite- »

Ellébore : « On est bons pour y avoir droit maintenant que tu l’as dit. »

Je soupirai. Je n’étais pas encore prête psychologiquement à affronter un adversaire gigantesque.

Ceirios : « Ne vous en faites pas, on va y arriver ! Vous êtes capable de lancer des coups de poings de glace, je veux dire ! Vous n’avez qu’à l’appeler Frigo-poing. »

Je n’étais pas vraiment fière de moi. Il n’avait certainement pas à me féliciter pour cette action.

Ellébore : « Il était déjà mourant quand je l’ai frappé. Et si j’ai recouvert ma main de glace, c’était pour ne pas me faire mal en tapant… »

Il avait encore ce visage consterné, qu’il cachait d’une main.

Ceirios : « Cette fille n’est vraiment pas un symbole d’héroïsme, alors. »

Celle-là fait mal à entendre. Bon, au moins, j’ai plus honte que peur maintenant…

Il vit ma mine déconfite, et rit jaune.

Ceirios : « Ne me dites pas que je l’ai dit à haute voix.. »

Je hochais la tête, démoralisée.

Un bruit d’eau attira mon attention. À l’extrême limite de cette plateforme. Il y avait une fontaine en pierre ronde, dont l’eau ne faisait que monter, et se dispersait dans l’atmosphère. Encore une fois, c’était une vision singulière, mais le plus intriguant restait la silhouette qui flottait dans le vide de l’autre côté des gouttelettes.

Il ressemblait à quelques détails près à un humain, mais son corps semblait contenir un univers entier. Il était d’un bleu clair, presque opaque, comme s’il nous laissait voir le ciel étoilé qu’il contenait en lui. Son regard vide et blanc semblait contempler le futur.

???: Vous êtes deux.

Ceirios et moi ne le quittions pas du regard, stupéfaits. Il venait de nous parler, mais n’avait pas ouvert la bouche ni prononcé un mot. Nous avions juste compris le sens de ce qu’il nous avait transmis. Il n’avait pas de langue à proprement parler. Il insuffla seulement en nous le sens de ses messages.

Ceirios : « Vous êtes perdu, monsieur ? …Ou madame ? »

Mon allié était de retour dans son rôle de chevalier du peuple.

J’aurai plutôt dit monsieur, mais je reconnais que la question est pertinente.

Ellébore : « Ce n’est certainement pas un humain, Ceirios. C’est un Astramar. »

Ceirios : « Je veux bien croire que ce n’est pas un humain. Me dites pas que c’est… ! »

Ellébore : « Oui, je pense que c’est la divinité mineure dont Heraldos nous a parlé. Sur le chemin, il m’a aussi dit qu’il pouvait lire nos désirs. Et que le défi qu’il nous proposerait serait à la hauteur de celui-ci. »

Ceirios : « Autrement dit, plus gros le désir, plus gros le problème. Personnellement, j’aimerai un bon bain. »

Ellébore : « Monsieur Heraldos m’a dit que si l’on demandait quelque chose de trop irraisonnable, on était sûrs de mourir. »

J’attrapai mon menton après m’être aperçue de quelque chose de curieux.

Une seconde, comment pourrait-il savoir une chose pareille ?!

La créature en face de nous me fixait, ce qui était au bas mot terrifiant. Il n’avait pourtant pas l’air hostile du tout, mais la sensation d’être entièrement traversée par son regard me mettait mal à l’aise. Il avait dû comprendre que Ceirios ne faisait que m’accompagner. Je me concentrai pour lui transmettre mon souhait.

Astramar : Je le vois. Ainsi. Ce sera…

Nous étions pendus à ses lèvres, bien qu’elles se refusaient à bouger.

Astramar : Béhémoth.

Un frisson nous parcourut tous les deux.

Ellébore : « Oh, ça ne me dit rien qui vaille… ! »

Ceirios : « Vous n’avez pas du tout demandé un bain, je me trompe ? »

Le sol se mit à trembler, et un vortex s’ouvrit, laissant s’échapper de la poussière d’étoile.

Un quadrupède prenait forme sous nos yeux. Il était massif comme un pachyderme, mais le haut de son corps se profilait comme celui d’un taureau, cornes en avant. Sa longue queue, par contre, était celle d’un reptile. Les muscles gonflés de la bête étaient du même bleu que le corps de son maître, et sa crinière s’agitait au-dessus de lui comme une aurore boréale.

On va devoir affronter cette créature ?! Qu’est-ce qu’on peut faire contre un truc aussi gros ?! …Mais quand même, ce monstre doit être l’être vivant le plus majestueux que j’ai jamais vu.

Je fixai la bête qui ne s’était pas encore tournée vers nous. Sa beauté était saisissante.

Ceirios : « Ellébore ! Et si vous arrêtiez de regarder cette chose comme si vous alliez l’adopter ? Vous devriez plutôt vous mettre à l’abri, y a de l’orage dans l’air ! »

Ellébore : « O-oui ! Pardon ! »

Je me mettais à l’écart de ce qui était devenu une arène. Moi qui caressais l’illusion de pouvoir me rendre utile, je n’avais pu que me rendre compte que ce combat n’était déjà plus le mien. Néanmoins, je souhaitais toujours me rendre utile.

-2-

L’Astramar se tenait debout sur une minuscule plateforme au-dessus de nous. Il observait.

De l’électricité commençait à parcourir le bras de Ceirios. Le monstre posa une de ses pattes en avant, et transféra son poids sur l’arrière de son corps.

Le duel commença quand celui-ci fonça tête baissée en direction du garde en poussant un rugissement qui résonna dans ce ciel de nuit béant.

Ceirios : « À nous deux, mon gros ! »

L’apprenti chevalier bondit au dernier moment pour éviter la charge. Il jugea que la vitesse et les dimensions du monstre ne lui laissaient que peu de marge de manœuvre.

La bête se retourna en dérapant, laissant la trace de ses griffes sur le sol.

Ceirios regarda tout autour de lui en précipitation.

Le béhémoth chargeait de nouveau, et Ceirios passa sous une voûte entre deux colonnes. Mais la bête ne se découragea pas, et sans ralentir, s’apprêtait à renverser tout sur son passage.

Le garçon, qui se tenait juste derrière ces vestiges d’une architecture passée, attendit le dernier instant pour s’écarter, et la structure fut emportée par la force de la créature.

Néanmoins, il fut ralenti par cet impact, et Ceirios, qui eut cette fois-ci le temps de récupérer de son mouvement d’évasion, put serrer son poing et profiter cette fois-ci de l’ouverture.

Ceirios : « Tu es tombé dans le panneau ! Foudro-poing ! »

Il prit le pari d’envoyer une frappe à pleine puissance. Comme si l’éclair frappait, le coup retentit, et fit basculer la bête. Celle-ci réussit néanmoins à retrouver son équilibre et planta ses griffes acérées dans le sol pour ne pas finir au sol.

Ceirios : « C’est la première fois que je rencontre un adversaire aussi robuste ! »

Pour ma part, j’étais aussi épatée par ce béhémoth que par l’apprenti chevalier. Un humain encaisserait difficilement un tel coup.

Néanmoins, j’avais des doutes quant à son affirmation.

Ellébore: « Tu es sûr ? »

Ceirios : « Oui ! Le gars en bronze compte pas ! »

Le monstre perdit patience et prit à nouveau en chasse Ceirios, qui s’esquiva. Avant qu’il ne puisse contre-attaquer, notre adversaire heurta une épaisse colonne qui se rompit à sa base, et chuta sur le garçon pris au dépourvu.

J’utilisais une accélération dans l’espoir de le pousser à temps, et concentrai mon énergie dans un bras pour avoir la force nécessaire de l’éloigner du danger. Néanmoins, il avait été assez réactif et avait décidé de s’esquiver dans la direction d’où j’arrivais.

Nous nous rentrâmes dedans et finîmes tous deux au sol.

Heureusement, en levant les yeux, on se rendit compte que la colonne avait été suffisamment haute pour s’arrêter contre une de ses semblables et ne nous avait ainsi pas écrasés. Mais cette situation était suffisamment embarrassante pour que je me sente à plat.

Ceirios : « Merci de votre aide, Ellébore, mais… »

Il ne savait pas comment me l’annoncer, et de toute façon, j’avais déjà compris le message.

Ellébore : « Je suis désolée, je n’aurai pas dû intervenir… »

Ce soupir le peinait assez pour qu’il ne prenne le temps d’essayer de me remonter le moral.

Ceirios : « Votre soutien m’est important, vous savez ! Grâce à ça, je sais que je peux me battre sur mes deux oreilles ! »

Je souriais, toujours confuse par mon erreur de jugement.

C’est gentil de ta part, mais il faudra que je t’explique comment utiliser cette expression.

Mon regard se tourna machinalement sur ma gauche : il revenait à la charge.

Ellébore : « Ceirios ! »

Criai-je en me reculant.

Le garçon fit un bond en arrière, et chargea l’électricité dans son poing. La bête éjecta la colonne déjà inclinée, et déracina l’autre, mais le garçon ne flanchait pas, et profita à nouveau de la perte d’élan du monstre pour frapper, cette fois-ci, de front.

Ceirios : « Foudro-poing ! »

Le choc fut retentissant et le coup frappa en plein visage de la bête. Cependant, le poids et l’accélération du béhémoth étaient toujours trop à encaisser, et le garçon fut projeté en arrière sur quelques mètres. S’il n’avait pas eu ce bras hors du commun, il aurait été sûr d’avoir perdu ce membre après un impact de cette puissance.

Ceirios : « Aïeaïeaïe ! »

S’exclama t-il en se relevant.

Ellébore : « Tu devrais éviter de rester au milieu quand il charge ! »

Ceirios : « C’est bon, j’ai compris la leçon ! »

Ronchonna-t-il en se frottant le crâne.

Le hurlement du béhémoth nous fit tous deux sursauter. Il rugissait en direction du ciel, et ce qui ressemblait à une pluie de météores s’abattit en longueur jusqu’à Ceirios, qui disparut dans la poussière d’étoile.

Ellébore : « Ceirios ! »

Le garçon finit par réapparaître, toujours debout, mais grimaçant.

Ceirios : « Zut, j’ai oublié de faire un vœu cette fois-ci ! »

Décidément, il ne se laisse pas impressionner…

L’attaque était plus dangereuse que quand elle venait des gargouilles, mais la façon dont les projectiles arrivait lui laissait le temps de se préparer, et leur taille lui permettait de pouvoir les dévier relativement aisément.

Ellébore : « Tu es blessé ? »

Néanmoins, je ne pouvais qu’être inquiète. Il n’avait pas non plus pu en ressortir totalement indemne.

Ceirios : « Tout va bien ! Il doit être en plus sale état que moi après avoir pris une bonne droite dans le museau ! »

Je me retournais vers le béhémoth, sceptique.

Il n’a pas l’air de souffrir tant que ça, si tu veux mon avis… Se pourrait-il que… ?

Ceirios continuait son combat, vaillamment. Hélas pour lui, son adversaire semblait assez intelligent pour apprendre de ses erreurs, et ne lui laissait plus autant d’ouverture qu’au début de l’affrontement.

Après un nouvel hurlement, un nouveau météore plongea sur mon allié, cette fois-ci isolé, mais bien plus massif que les précédents. Je ne pus voir Ceirios l’esquiver. Mais l’explosion qui suivit révéla un large cratère tout proche de la fontaine, et la structure du sol s’était légèrement surélevée aux alentours de ce trou.

Sur la légère pente qui s’était créée, l’apprenti chevalier se relevait péniblement.

Ceirios : « C’est pas passé loin, encore ! »

La créature chargea sans lui laisser de répit. Ceirios n’eut pas le temps d’éviter, et prépara sa contre-attaque précipitamment.

Ceirios : « Foudro-poing ! »

Sans rien pour le freiner, Ceirios se retrouva encore à faire des roulés-boulés sur une longue distance, l’impact n’avait pas été en sa faveur.

Ellébore : « Ceirios… »

Il était encore dans le combat, mais l’écart se creusait. Il était déjà blessé. Mon propre moral en avait pris un coup.

Ellébore : « On dirait qu’il se régénère après quelques minutes. La première blessure que tu lui as faite au visage a déjà disparu. »

Ceirios : « J’ai bien compris. Mais il doit y avoir un moyen de le vaincre ! »

La bête chargeait à nouveau. La tentative d’esquive de Ceirios ne porta pas ses fruits, il fut bousculé par le corps du monstre, et se retrouva une fois de plus à terre.

Cette fois-ci, il mit plus de temps à se relever, comme si le jeune garde avait entrevu sa défaite.

Ceirios : « Je ne peux pas me permettre…de perdre, une fois de plus… »

Sonné, il peinait à garder son équilibre. Il fixait le béhémoth avec sérieux. Il ne pouvait pas l’ignorer, l’affrontement était particulièrement mal engagé.

Ellébore : « … »

Le souffle court, Ceirios accumulait de l’électricité dans son bras, son adversaire s’apprêtait à revenir à la charge.

Ceirios : « Je ne perdrai pas maintenant… Hors de question… ! »

Ellébore : « Ça suffit ! »

Le corps tendu par la frustration qui s’était accumulée en moi, j’avais fini par me décider.

La créature astrale n’attaquait plus.

Mon allié me regardait, incrédule.

Ceirios : « Mais… Que faites-vous, Ellébore ? »

Ellébore : « Ce n’est vraiment pas raisonnable de se mettre davantage en danger… Rentrons… »

L’amère grimace sur mon visage lui fit comprendre que j’étais sérieuse.

Ceirios : « Qu’est-ce que vous racontez ? Comment voulez-vous repartir ?! »

Ellébore : « Les Astramars laissent toujours les aventuriers repartirent s’ils abandonnent. C’est ce que monsieur Heraldos m’a dit. »

Il était bien plus que déçu d’entendre ça. Il aurait préféré être totalement vaincu, plutôt que renoncer aussi tôt.

Ellébore : « Pardonne-moi… Je ne voulais pas te parler de mes objectifs de peur que tu les prennes trop à cœur et que tu ne t’exposes plus que nécessaire. J’ai voulu tenter quelque chose, mais ce n’était qu’une chimère. En aucun cas ça ne valait le coup qu’on ne se blesse dans cette quête, et il est hors de question que quelqu’un meurt pour ça. Je m’en veux de t’avoir emmené ici, que tu te retrouves blessé, et que nous devions rentrer bredouille, malgré tous tes efforts. Mais hors de question que ça ne se passe plus mal encore. »

Astramar : Ainsi vous renoncer à l’épreuve ?

C’était aussi dur pour moi. Néanmoins, je craignais trop pour la vie de mon ami.

Ellébore : « …Ou- »

Ceirios : « Non !! »

Toujours inexpressif, notre hôte s’attendait déjà à ce dénouement. Il semblait être en mesure de lire en nous. Il savait en permanence laquelle de nos volontés était la plus forte.

Je me tournais vers le jeune homme, il était furieux. L’idée que je sois à l’origine du regard qu’il me lançait me chagrinait.

Ellébore : « Ceirios… Pourquoi… ? Tu t’étais engagé à repartir si je te le demandais. »

Ceirios : « Mais enfin, vous ne pouvez pas renoncer maintenant ! Je suis là de mon plein gré ! Vous n’avez certainement pas à vous en faire pour moi ! Si je veux devenir un chevalier digne de ce nom, je ne peux pas continuer d’échouer encore et encore, et je ne peux certainement pas laisser quelqu’un décider d’abandonner à ma place ! Je vous en prie, Ellébore, laissez-moi une chance de prouver ma valeur ! »

Ce cri du cœur me laissa sans voix. Il prenait très au sérieux la fonction de chevalier, c’était certain. Mais sa résolution allait au-delà de ce que ses propos suggéraient. Quelque chose d’extrêmement virulent l’animait.

Ce serait aussi égoïste de ma part de le forcer à partir ou à rester. Ce n’est pas que ma quête après tout. J’ai voulu prendre toute la responsabilité parce que cette expédition est mon propre dessein. Mais même si je me sens responsable de ce qui nous arrive, il a évidemment son mot à dire puisqu’il est celui qui se bat. Et ce n’est certainement pas que pour moi qu’il se bat. S’il est là aujourd’hui, c’est autant sa quête que la mienne.

Je le fixai, l’air grave. Même si la force de ses convictions avait de quoi me persuader, je ne pouvais toujours que conserver des doutes.

Juste le regarder en espérant qu’il gagne, en craignant qu’il ne meurt, c’est intenable. J’aurais dû me douter que ça se passerait ainsi, pourtant… Mais quand même…

Ellébore : « …C’est d’accord. »

Je soupirai, toujours tiraillée par ce dilemme. Cette concession semblait le réjouir.

Ellébore : « Mais si ça tourne vraiment trop mal, je n’hésiterai pas à abandonner, même contre ta volonté. »

Il hochait la tête avec sérieux.

Ellébore : « Alors donne tout, Ceirios ! »

Il prit une grande respiration.

Ceirios : « Merci, Ellébore ! »

Il était à nouveau en position de combat, le béhémoth était prêt à reprendre ses assauts.

J’espère avoir pris la bonne décision…

-3-

Ceirios

Le duel se poursuivait, et j’usais autant que possible l’environnement pour compenser l’écart de force qui nous séparait.

La bête incontrôlable déracinait toute l’architecture présente sur ce champ de bataille, et certaines ruines flottaient à présent dans les cieux, sans vouloir retomber.

J’ai beau tout donner, il paraît toujours en parfaite santé. Un humain normal ne pourrait pas blesser cette créature. Pourtant, il ne peut pas être invincible.

Je me montrai plus déchaîné encore que ce fauve, et réussit à le surprendre.

Ceirios : « Foudro-poing ! »

Je frappais directement dans une de ses défenses, qui se brisa.

Peut-être qu’il n’est capable que de régénérer sa chair. Si c’est le cas, il faut absolument viser des zones particulières.

Le combat avait duré assez longtemps, mais j’en étais encore à tester l’adversaire, car je n’avais pas l’impression d’avoir accompli quoi que ce soit depuis le début.

Le béhémoth hurla, et me projeta contre une colonne dans une ruade furieuse. Je me réceptionnai sur mon bras métallique pour atténuer le choc.

Il est quand même de plus en plus redoutable. Bien sûr, il s’habitue à mon style de combat, ce qui est déjà épatant, mais surtout, il redouble d’effort, comme s’il se sentait menacé. Peut-être que son pouvoir de régénération n’est pas absolu, il a peut-être une limite.

En effet, même si je constatai que la corne se reformait lentement, j’avais l’impression que le corps de la bête était plus opaque qu’en début de combat. Si c’était bien de la magie qu’il utilisait, alors il y avait fort à parier que sa réserve n’aille qu’en s’amenuisant, comme pour les humains. Peut-être était-ce pour cette raison qu’il n’abusait pas des attaques magiques. Il devait avoir compris qu’il avait plus intérêt à utiliser la guérison, puisque mes coups n’étaient pas assez forts pour le menacer aussi longtemps qu’il se régénérait.

J’étais au moins sûr d’une chose : la bête était de plus en plus sauvage et imprévisible. Ne parvenant pas à réussir mon esquive, une fois de plus, je me retrouvais à mordre la poussière.

Le décor se faisait rare, et les opportunités de contre-attaquer aussi. Je me relevais péniblement.

Ceirios : « Je ne peux pas… »

De retour au sol après une énième ruade, je visualisai à nouveau ma défaite.

Je ne veux pas perdre…

Je me relevais, à bout de souffle. Mon endurance physique était à bout, et mon mental commençait à flancher lui aussi. Après m’être envoyé une étincelle à moi-même pour me ressaisir, j’étais de retour plus déterminé encore !

Ceirios : « Ramène-toi ! »

Son corps était de nouveau indemne, et je n’avais toujours pas l’assurance que sa réserve de magie faiblissait. Sa crinière luisait toujours fièrement.

Ceirios : « Je peux faire encore plus ! »

La bête se ruait sur moi, hors de contrôle, et après un bond en arrière pour m’éviter un empalement non consenti, je chargeai mon poing, repoussant encore mes limites.

Ceirios : « Foudro-poing ! »

Je réussis à lui percer un trou dans le museau. Cette technique qui m’était totalement inutile dans ma vie d’apprenti chevalier et de garde, j’avais enfin l’occasion de l’utiliser à pleine puissance. Mais ça ne suffisait pas.

Le béhémoth me chargea une fois de plus, et m’éjecta sans que je ne sache réagir. Je me retrouvais à quelques mètres de lui, au sol. Sentant la paralysie de l’impact, je m’aperçus que me relever devenait un véritable défi.

Oh non… pas comme ça… Pas comme ça… ! Cette fois-ci, elle va vraiment nous faire abandonner ! En me voyant dans cet état, elle va mettre fin au combat. Après tout ce que je lui ai dit… !

Je serrai mon poing de frustration, mais un bruit d’eau attira mon attention.

Ellébore : « Vite Ceirios, venez de mon côté ! »

Je croisais le regard de la jeune fille qui était dans l’étrange fontaine où l’eau coulait vers le haut, à quelques mètres de moi. Je lus dans son regard qu’elle était tout sauf résignée : elle était prête à se battre coûte-que-coûte.

Ceirios : « Ellébore ! »

Ellébore : « Viteuh ! »

En la voyant s’agiter, je me relevais d’un bond. Le béhémoth chargeait déjà dans ma direction.

Si je la rejoins, elle risque de se faire heurter avec moi.

Mon pas hésitait, mais quand je la vis sortir, l’air confiant, un petit sac visiblement bien rempli, je réalisai.

Elle sait exactement ce qu’elle fait ?!

J’accourais à sa rencontre, décidant sur un coup de tête de me fier à son jugement. Quand j’arrivais à son niveau, elle ne faisait que fixer la bête face à nous.

La bête fonçait droit sur nous, mais Ellébore restait immobile, comme si tout cela faisait parti de son plan. Pourtant, je pouvais sentir la peur dans son regard.

Mais le béhémoth chuta sous nos yeux, jusqu’à pratiquement disparaître.

Ce qui me surprit le plus furent les gouttes d’eau qui éclaboussèrent mon visage.

C’est ainsi que je compris. Le béhémoth était tombé dans un piège tendu par Ellébore.

J’avais totalement oublié le cratère creusé par son météore de tout à l’heure. Et pour cause, il a beau être assez large et profond pour contenir le monstre, il passe totalement inaperçu à cause de la façon dont se sont surélevées les dalles de cet endroit. Mais malgré ça, pourquoi… ? Pourquoi il est rempli d’eau ?!

Je me retournais vers mon alliée, elle soulevait la lourde bourse qu’elle détenait après l’avoir ouverte.

Ellébore : « J’ai pu créer de l’eau, et je comprends maintenant comment. L’humidité. L’air ici est celui de la grotte, ce pourquoi il m’est possible de produire un bon débit, surtout grâce à la fontaine qui me permet de convertir l’eau que je touche d’une main directement à l’autre. Grâce au précieux temps que tu m’as fait gagner, j’ai pu remplir suffisamment ce cratère pour que la physique fasse le reste. Il suffisait que la bête tombe comme elle l’a fait, alors qu’elle était lancée dans sa charge, pour se retrouver entièrement mouillée. »

Je venais de me rendre compte qu’il y avait déjà un sac vide à ses pieds. Une poudre blanche se déversait à présent dans l’eau, tandis que le béhémoth se débattait pour se remettre sur pattes. La créature était impressionnante, et très stable grâce aux proportions de son corps, mais cela signifiait qu’à l’inverse, une fois renversée, elle ne pouvait que peiner à se relever. Cet échantillon de détective venait de piéger un béhémoth astral sous mes yeux.

Ellébore : « Je me doute que l’eau perd tous ses minéraux quand je la fais couler depuis ma main, et sans sel, il ne peut pas y avoir de conductivité, voilà pourquoi je sacrifie de précieuses économies pour ce moment, pour cette unique occasion de l’avoir en une seule attaque. Et ce moment, il est pour toi, Ceirios ! »

Une fois le sac vidé, je sus que je n’avais pas le temps d’hésiter. Mon poing s’électrifia, porté par nos deux volontés de vaincre.

La créature se débattait dans l’eau salée sans parvenir à se redresser. La jeune fille étendit son bras et pointa de l’index notre adversaire.

Ellébore : « Foudroie-le ! »

Ceirios : « À vos ordres ! »

Notre ennemi se remit sur ses appuis, mais quand il put relever la tête, c’était déjà trop tard. Je m’étais jeté à corps perdu, le bras étincelant en arrière.

Ceirios : « Foudro-poing ! »

Le choc de la décharge fut anecdotique par rapport à la violence et la vitesse à laquelle se répandait les éclairs sur tout le corps du monstre qui poussa un hurlement à la mort.

Elle a exploité le plus évident point faible de la bête, ses charges inarrêtables, pour le bloquer. Elle a tout misé sur cette solution, et a dû y consacrer un temps fou pour remplir suffisamment le cratère dans le but d’accorder un dernier bain à cette créature. C’était particulièrement bien joué !

Emporté par l’adrénaline du moment, j’ignorai le propre contre-coup de mon attaque et fut éjecté au loin. Je me relevais pour voir mourir les dernières étincelles de mon attaque la plus forte.

-4-

Ellébore : « On l’a…vaincu ? »

La jeune fille jeta un rapide regard vers l’Astramar avant de revenir sur la bête carbonisée. L’air sérieux, elle se tourna vers moi.

Ellébore : « Ceirios, encore un coup, vite ! »

Ses paroles me surprirent, n’était-il pas déjà rôti ?

Ellébore : « Ne prenons pas de risque, achevons-le tant qu’il est à notre merci ! »

Pouvait-il seulement sortir de ce cratère par ses propres moyens s’il avait survécu ?

Je m’étonnais aussi du fait qu’elle agisse ainsi. Je m’attendais à ce qu’elle prenne pitié de la bête, et qu’elle n’ait même pas l’idée de profiter de sa faiblesse pour l’achever.

Ceirios : « Dites-donc, vous avez la tête sur les épaules, Ellébore ! »

Je chargeais mon bras pour un second coup de grâce. Son raisonnement était le bon. S’il n’était pas mort après ça, nous n’aurions plus de-

Alors que j’accourais à nouveau vers lui, je vis la bête sortir du cratère, contre toute attente. Elle aurait dû avoir plus de difficulté à s’en extirper à cause de son gabarit, mais le monstre était allé au-delà de ce à quoi nous pouvions nous attendre.

Ellébore : « I-il lévite ?! »

Il attrapa Ellébore en l’enroulant dans sa queue sans qu’elle ne puisse réagir et la souleva en hauteur.

Ellébore : « Aaah ! »

Ceirios : « E-ellébore ! »

Ce quelque chose qui nous avait échappé était une contradiction avec les précédentes observations de la détective. Contrairement aux éléments propres à ce monde, le béhémoth semblait subir les mêmes contraintes que nous. Il était assujetti à la gravité, et ne pouvait pas flotter dans les cieux comme les gargouilles de tout à l’heure.

Il n’acceptait notre gravité que parce qu’elle lui permettait de pouvoir charger sur nous et nous vaincre sans devoir utiliser de magie. Mais il serait lui aussi capable de léviter comme bon lui semble ?!

Ceirios : « T-tenez bon ! »

A cette hauteur là, mon poing pouvait l’atteindre si je ne perdais pas une seconde. Hélas, mon pas ralentit quand j’en vins à une autre conclusion.

Si je frappe maintenant, pendant qu’il est encore humide, je tuerai Ellébore dans la même attaque.

Un faible gémissement lui échappa alors que le béhémoth resserrait son étreinte.

Elle ne peut plus rien faire… Si ça continue, elle va mourir quoi que je fasse… Elle ne peut même plus demander à abandonner dans son état. Mais moi… J’en suis toujours capable.

Ellébore : « Pas…si prêt… Du but ! »

Elle serra ses deux mains autour de la créature, et un courant les électrisa tous deux.

Ce n’était rien de comparable à ce que mon bras pouvait produire, et la bête n’en mourrait pas. Néanmoins, bien que la créature s’était montrée particulièrement intelligente, rien n’avait démontré qu’elle était capable de faire des réflexions poussées. Le simple fait de ressentir de la douleur dans tout son corps lui faisait comprendre que conserver Ellébore sous son emprise était dangereux, et qu’elle pouvait peut-être lui faire subir ce que je venais de lui infliger.

D’un coup fouetté, elle éjecta la jeune fille vers une des dernières colonnes sur pied, et celle-ci s’y heurta avant de retomber au sol. Elle était à présent immobile.

Ceirios : « Ellébore ! Non ! »

Elle se releva sur un coude tandis que j’arrivais vers elle. Elle leva péniblement le visage vers moi.

Ellébore : « Ne t’occupe pas de moi, tu peux en finir maintenant ! »

Le béhémoth n’était presque plus à portée de mon poing, et d’ici une poignée de seconde, il serait trop haut.

Pourtant, je continuais d’avancer vers Ellébore.

Je me rendais seulement compte maintenant de l’erreur terrible que j’avais commise. Plutôt que d’attaquer le monstre, je fonçais pour rejoindre la blessée.

Je me suis entêté à vouloir devenir le preux chevalier qui ne perd jamais. J’ai pensé que si je gagnais, alors, j’étais digne de lui. Mais je me trompais sur toute la ligne. En tant que garde, en tant qu’aspirant chevalier, en tant qu’ami, ma priorité…

Le béhémoth s’illuminait tout en continuant son ascension. Ce qui signifiait que comme précédemment, il allait faire pleuvoir des météores. A la différence près que cette fois-ci, l’énergie se concentrait au-dessus de lui, et l’attaque qui prenait pour cible Ellébore ne fut pas instantanée. Il était donc en train de la charger, et on pouvait s’attendre à ce que ça soit son ultime sort.

Ellébore : « Ceirios, qu’est-ce que tu fais ?! »

En faisant ce choix, je m’étais retrouvé à temps devant elle, juste avant que le béhémoth ne fasse pleuvoir une pluie d’étoiles incandescentes.

Ceirios : « Pardonne-moi pour tout, Ellébore ! Après ça, rentrons ! »

Elle venait de réaliser quelque chose en entendant mes mots.

Ellébore : « Ceirios ! »

Ma priorité ce n’est pas de vaincre… C’est de protéger !

Le bras de métal noir en avant, je créais un champ magnétique plus gros encore que celui que j’avais discrètement produit pour me protéger de son premier sort.

Quand je vis le déluge de lumière qui s’abattit sur nous, je sus que ce n’était pas suffisant. Mais sans même trembler, cette main qui était devenue le rempart ultime pour défendre Ellébore était résolue à tenir jusqu’au bout.

Dans un fracas assourdissant, les projectiles magiques s’abattirent contre mon bouclier électrique, et les alentours non protégés furent dévastés. Le haut de la colonne derrière nous fut arrachée par la violence de l’éblouissante lumière qui nous assaillait. Comme si le tonnerre rugissait en permanence, cet enfer stellaire ne cessa que quand la poussière d’étoile s’estompa, quelques secondes après le dernier impact.

Ellébore se relevait, indemne parmi les gravats, et titubait pour apercevoir ce qu’il y avait devant elle.

Ellébore : « …Ceirios… ? »

Un corps inerte gisait devant elle.

Ellébore : « Ceirios… ? »

Sa voix était devenue un murmure chargé de douleur. Elle restait pétrifiée, incrédule.

Astramar : Son cœur s’est arrêté. Renoncez-vous ?

Sans état d’âme, la divinité mineure jugeait qu’il n’était plus nécessaire de continuer. Je pivotai la tête de droite à gauche, niant avec terreur la cruauté de ce dénouement.

Ellébore : « Vous devez vous tromper… Il ne peut pas… Il ne peut pas… ! »

La jeune fille tomba à genoux, et prit le pouls du garçon vaincu, comme si cela pouvait la faire échapper à la triste réalité, comme si elle pouvait se prouver que l’irréparable ne s’était pas produit. Cette vaine illusion prit fin quand elle reconnut elle-même que la vie quittait ce corps.

Astramar : Continuez-vous ?

Indifférent de ses pensées, l’Astramar insista. Il ne pouvait plus déduire sa réponse aux travers des réflexions de la jeune fille, car sa confusion était telle qu’elle ignorait totalement sa présence.

Ellébore : « Ceirios… Me fais pas ça… »

Perdue, la demoiselle réalisait que le pire scénario venait d’arriver. Ce qu’elle avait voulu éviter plus que tout, elle n’avait pas pu y échapper. Cette quête qu’elle avait entreprise pour des lendemains meilleurs n’était plus qu’une tragédie de plus à endurer. Le constat était le plus amer qu’elle ait eu à faire.

Ellébore : Je n’ai pas pris la bonne décision… Je n’ai été qu’un fardeau. Mes actions n’ont entraîné qu’une victime de plus, et je n’ai aidé personne.

Ellébore était dans un état second. Elle pouvait provisoirement fuir l’ignoble réalité en cédant à une douce folie.

Ellébore : Je n’aurai rien dû faire. Ç’aurait été mieux pour tout le monde… De toute façon, je ne suis toujours… Qu’une bonne à rien… !

Le corps tremblant, elle ne pouvait détourner son regard horrifié du corps du jeune garde. Pourtant, son attention finit par se porter sur son bras.

-5-

Après avoir été percuté, j’avais ressenti une grande chaleur, suivie d’un froid mordant. Un froid qui m’avait totalement gelé de l’intérieur avant que je ne me sente tomber. Tomber dans l’oubli, le néant total. J’entendais quelques voix indiscernables dans ce brouhaha confus qui concluait mon existence. Et je voyais des images, des images défiler trop vite pour que je puisse les voir. Pourtant, si j’acceptais de me perdre dans ces visions, si je concentrais tout ce qu’il restait de mon esprit sur elles, alors…

Gellygen : « Debout Ceirios ! »

Mon père, Gellygen Dydd, était à mon chevet. Il était tôt, et j’étais dans ma chambre. Le jeune Ceirios de cette époque se fit mon point de vue.

Gellygen : « Aujourd’hui, je forgerai l’épée qui sera la prochaine marche vers la gloire et la richesse de notre nom ! Tu m’as bien entendu ! Bientôt, on vivra dans le luxe, mon fils ! »

Malgré son air sévère et sa coiffure étrange qui rappelait la forme d’une poire, mon père était quelqu’un de profondément gentil. Il riait toujours à mes blagues à s’en décrocher la mâchoire.

Nous étions pauvres, et il passait ses journées dans son atelier, caressant l’espoir de devenir un forgeron reconnu, capable de soutenir sa famille. C’était dans cet espoir que nous nous étions installés au nord-ouest de Lucécie. Ce n’était pas un quartier particulièrement commerçant, en particulier dans la zone extra-muros où l’on vivait. Ce secteur de la ville était pourtant considéré comme les quartiers nobles. La bourgeoisie évitait le sud de la ville, et c’était au nord-ouest de la cité que l’on pouvait trouver l’École de Chevalerie qui était pour certains la promesse d’échapper à la simple bourgeoisie pour s’élever au rang de noble.

Mon père n’était pas si ambitieux, et espérait juste se faire une bonne clientèle. Il travaillait toute la journée sans discontinuer dans la chaleur insoutenable de sa forge qui se faisait la devanture de chez nous. Il ne me demandait que le strict minimum, et me laissait jouer dehors le reste de la journée, en compagnie de mon ami Reynald.

Je m’empressai de sortir dans la rue après m’être habillé. La façade de notre maison était recouverte d’un long toit qui couvrait la partie extérieure de la forge. Certains passants appréciaient voir mon père à l’œuvre. Le bruit à longueur de temps était pénible pour le voisinage, mais les choses étaient bien ainsi. Mon père avait aménagé un large cubilot où fondait du métal à la vue de tous. Cette vision similaire à de la lave émerveillait toujours les enfants. Il avait toutes sortes de moules où il versait le métal en fusion pour faire apparaître des pièces d’armures, ce qui attirait la curiosité de beaucoup.

Cette rue reliait les fortifications de Lucécie aux exploitations agricoles de l’ouest de la ville. Je scrutais l’horizon en direction des champs. Il était déjà là.

Ceirios : « Rey ! »

Je faisais de grands signes de main à mon ami. Nous n’étions que des pré-adolescents à l’époque. Le garçon brun en face de moi prenait toujours de grands airs comme s’il faisait tout pour être un adulte avant son heure. Sa famille était aussi fauché que la mienne, mais il dégageait une certaine prestance que je n’aurai su lui reconnaître.

Reynald : « Qu’ouïe-je ? N’est-ce pas Sieur Ceirios que j’entends ? »

Nous ne faisions que nous moquer l’un de l’autre, mais nous étions inséparables.

Ceirios : « Tu fais le malin, mais t’es encore loin d’avoir la carrure d’un chevalier ! »

Reynald : « Que nenni, mon cher. Je viens aujourd’hui avec une grande nouvelle d’ailleurs ! »

C’était un jour comme tous les autres qui commençait, et pourtant, cette fameuse nouvelle allait tout changer à ce paisible quotidien.

Reynald : « J’ai été accepté. »

Mon sourire retomba. J’étais stupéfait au point de ne plus parler, mais j’attendais. J’attendais qu’il me dise que c’était une blague, et qu’il avait fait exprès de tourner sa phrase ainsi pour me donner un faux-espoir. En vérité, ce qu’il avait à m’annoncer devait être bien moins impressionnant.

Reynald : « J’ai été accepté à l’École de Chevalerie ! »

Il l’avait dit. Et ce cri de joie était si intense que je ne pouvais plus en douter. Mon visage s’allongea de surprise.

Ceirios : « Non ?! »

Reynald : « Si ! »

Des étoiles brillaient dans ses yeux, et à présent dans les miens. On hurla tous les deux à s’en décrocher la mâchoire, ce qui amusa les habitants du coin qui vaquaient déjà à leurs occupations de bon matin.

Reynald : « Reynald Amandier, fils de fermier d’à peine 13 ans, rejoint la prestigieuse école de Chevalerie qui lui permettra de réaliser son plus grand rêve ! Devenir un chevalier-héros ! »

Il s’excitait comme jamais, et moi aussi puisque notre joie se mua en une sorte de danse improvisée.

Ceirios : « J’aimerai te dire que t’es qu’un pouilleux, mais je dois bien reconnaître que le fait que tu aies été accepté n’est que justice ! »

Reynald : « Oui ! Mais, malgré ça, tu n’as pas tort. Je vais devoir redoubler encore plus d’efforts si je veux être sûr de ne pas gâcher l’occasion de ma vie. »

En effet, c’était le moins qu’on puisse dire. Rey avait passé l’examen d’entrées comme beaucoup de gens de notre âge. Je ne savais même pas si ce genre de cas était arrivé auparavant. Inutile de dire que l’on était pas accepté comme ça, et qu’il fallait être soit déjà membre de la noblesse, soit extrêmement prometteur pour intégrer cette école. Un bourgeois talentueux avait ses chances, peut-être même un fils de marchand prodige de l’escrime à la limite, mais un fils de fermier, c’était une toute autre affaire. Qu’importe à quel point cela paraissait impossible, il me rabâchait sans cesse qu’il finirait par y arriver, à tel point que j’avais fini par y croire.

Reynald : « Oh ! Attends deux secondes ! »

Une vieille dame, le dos courbé, rapportait péniblement ses courses. Mon ami intervint à peine l’eût-il vu, et la guida jusqu’à sa maison. Je les suivais de loin en soupirant. C’était tout lui.

Un esprit aussi chevaleresque se mêlant à l’urgence de venir en aide à son prochain à tout moment, c’était du Reynald tout craché.

Des chevaliers, il n’en faudrait que des comme lui.

Un peu plus tard, nous étions dans l’herbe, à l’ombre d’un arbre, tournés vers les plaines de l’ouest de la cité.

Reynald : « Et toi, ma petite cerise, comment se passe ta prodigieuse ascension en tant que forgeron ? »

Ceirios : « Mon père a beaucoup de commandes ces temps-ci, il a dit qu’à ce rythme-là, il allait peut-être me laisser en faire quelques à sa place. »

Je n’avais pas autant d’ambition que lui, et ne souhaitais que donner un coup de main avant de me la couler douce à nouveau. Je faisais déjà assez d’effort en aidant Rey à apprendre à écrire, et à lire, à tel point que j’y arrivais moi aussi.

Il semblait quand même emballé par cette perspective d’avenir.

Reynald : « Oh, c’est trop bien ! Quand je serai devenu chevalier, ce serait le summum d’avoir une épée que tu as faite toi ! »

Je haussais les sourcils, l’air prétentieux.

Ceirios : « Comme si t’avais les moyens de te payer un tel chef-d’œuvre. »

Reynald : « Ah, me fais pas rire ! C’est déjà un honneur que je te fais de prendre un de tes cure-dents de ferraille pour accompagner un futur grand chevalier ! »

Ceirios : « Tu rêves trop grand, Reynaze ! »

Pour une raison ou pour une autre, on finissait toujours par se bagarrer. On n’y allait pas de main morte, mais avec le temps, nous étions devenus particulièrement débrouillards. On se roulait par terre, en se frappant jusqu’à en mourir de rire. C’était ainsi que nous exprimions notre amitié.

-6-

Les jours se suivirent, et des matériaux précieux, que je n’avais jamais vus jusqu’alors, arrivaient à la forge de mon père. Il jubilait comme un enfant en les voyant. Mais je n’assistais pas à cette scène embarrassante plus longtemps. Aujourd’hui, c’était le jour de l’inscription officiel de mon meilleur ami, et il m’avait demandé de l’accompagner dans cette fameuse école.

Reynald : « Nous y voilà ! »

La taille des bâtiments, la sécurité de l’entrée. Ce grand complexe était d’une blancheur éblouissante. Voir chaque parcelle de cet endroit me donnait l’impression que tout ici était trop bien pour nous. Nous n’étions pas à notre place.

Reynald : « Essaye de pas me faire trop honte avec tes cheveux roux ! »

Je lui lançais un regard espiègle. Entre nous, ce genre de remarques était notre façon de s’aimer. Mais cela n’empêchait pas les représailles.

Ceirios : « Et si je te casse le nez, ça te fera honte ? »

On ricanait comme des idiots entre deux bâtiments, puisqu’il n’y avait supposément que nous pour l’instant.

???: « Eh, vous ? Vous êtes-vous perdus ? »

Un grand gaillard, un peu plus âgé que nous, sortit de la tour où devait se faire l’inscription, et dévoilait son sourire charmeur et sa musculature impeccable, accompagné de tout un cortège de ses petits camarades, qui semblaient déjà s’amuser.

Apprenti : « Vous n’êtes pas à la soupe populaire ici, en avez-vous conscience ? Qu’en dites-vous, Weddol ? Regardez-donc leurs accoutrements. »

Ce langage châtié dissimulait à peine la vulgarité de ceux qui l’accompagnaient. Ce Weddol semblait amusé de nous voir ici, et ne devait certainement pas être moins odieux que les autres. Il s’avançait vers nous, bombant le torse.

Weddol : « C’est le moins que l’on puisse dire ? Que faites-vous là, alors ? »

Reynald : « Bonjour. Je suis nouveau dans cette école, et vais de ce pas m’acquitter des formalités d’inscription. Je compte devenir tout comme vous un grand chevalier. Je m’appelle Reynald Amandier ! »

Plutôt que de se présenter en retour, Ce Weddol préférait se retourner vers ses camarades pour se gausser. Reynald avait beau se montrer patient, de mon côté, je ne pouvais déjà plus piffer aucun de ceux-là.

Weddol : « Il s’appelle Amandier ! Ah ! Comme si c’était un véritable nom ! »

Il revint vers nous.

Weddol : « J’ai bien peur que pour devenir élève ici, savoir planter des choux n’est pas suffisant, Monseigneur Amandier. »

Apprenti : « Bien envoyé ! »

Ils semblaient tous passer un excellent moment à se moquer de Rey.

Apprenti 2 : « La chevalerie ne devrait être réservée qu’au sang noble. Je ne puis imaginer que quelqu’un veuille être assisté par un pestiféré comme lui. »

Comment crois-tu que les gens deviennent des nobles, crétin congénital ?

Mon ami ne leur donnait pas le plaisir de le voir s’énerver, mais de mon côté, je bouillonnais de l’intérieur. D’un signe de main, Rey m’invitait à ne pas intervenir. Je n’allais que lui causer des ennuis. C’était à lui de répondre, et il le fit, avec beaucoup de retenue.

Reynald : « Le temps dira si je suis digne d’en être un. Et je vous prouverai que j’en suis capable. »

Il était fier, mais aussi humble. Plutôt que de les provoquer, il s’engageait à ne pas leur faire honte. Son attitude m’épatait.

La langue de Weddol claqua.

Weddol : « Je ne tiens pas à ce que vous vous asseyiez sur les mêmes chaises que moi. Vous feriez mieux de ne plus revenir. »

L’air menaçant, il essayait d’intimider Reynald. Cela n’avait hélas aucun effet.

Reynald : « Après toutes ces années à suer sang et eau, je peux vous dire que je ne partirai de cette école que lorsque je serai adoubé. »

Le comité de soutien de Weddol ricanait toujours comme des primates. Mais lui grimaçait, il n’aimait pas du tout le répondant du petit nouveau.

Sans préavis, il poussa Reynald des deux mains, et le fit tomber au sol. Il n’avait pas supporté qu’on lui tienne tête.

Weddol : « Si j’ai le malheur de vous recroiser, je ne serai pas aussi clément qu’aujourd’hui, culs terreux. »

Le petit groupe s’éloignait en continuant de se payer notre tête. Rey continuait de me faire signe d’en rester là. Quand ils furent hors de notre champ de vision, ma frustration se dirigea contre mon ami.

Ceirios : « Pourquoi tu ne t’es pas défendu ? Tu aurais pu lui mettre une telle raclée que ce serait lui qui n’aurait plus osé revenir. »

Il démentait de la tête. Il avait beau vouloir se comporter comme un adulte au point que c’en devienne puéril, Rey n’en était pas moins devenu quelqu’un de responsable. Plus que moi.

Reynald : « N’aggravons pas les choses. Il vaut mieux que je me fasse petit. Même une fois inscrit, il y a pleins de motifs qui pourraient aboutir à ce que je sois renvoyé de l’école. Pour quelqu’un comme moi, c’est déjà un véritable privilège d’être admis ici. »

Ceirios : « Pas du tout ! »

Mon indignation le surprit.

Ceirios : « C’est pour des voyous dans leur genre que c’est un privilège. Toi, tu es un véritable chevalier dans l’âme, tu as plus ta place ici que n’importe lequel de ces rigolos ! »

La ferveur dans mes mots était inattendue. Il finit néanmoins par sourire.

Reynald : « Tu le penses ? »

Il se relevait et époussetait sa tenue.

Reynald : « Bon, ma petite cerise, le moment est venu de faire un bond de plus vers mon rêve ! Merci de m’avoir accompagné. »

Ceirios : « M’appelle pas comme ça, espèce de chevalier d’étable ! »

On se fit de grands signes de bras avant qu’il ne rentre dans un des bâtiments à l’aspect imposant.

Le lendemain, dès les premières lueurs du matin, je sentis de l’agitation dans le minuscule débarras qui me servait de chambre.

Gellygen : « Eh là ! Bon anniversaire fiston ! »

Mon père paraissait déjà fatigué de bon matin, mais son moral était toujours très bon.

Je me levais, excité comme un gosse à l’idée que mon jour soit venu. J’allais pourtant passer une journée comme les autres, à regarder les nuages et flâner dans les rues.

Ceirios : « Je me demande bien ce que je vais faire aujourd’hui pour fêter ça ! »

Gellygen : « Bah justement, qu’est-ce que tu dirais de forger des armes avec ton vieux père, dans la joie et la bonne humeur ? »

Ceirios : « Non ?! Tu veux dire que je vais vraiment faire des commandes ?! »

J’étais plus content que j’aurai dû l’être à l’idée de travailler pour mon anniversaire.

Gellygen : « Eh oui, c’est la fête ! Hm, bon, c’est surtout parce que je suis un peu trop débordé aujourd’hui, et je sais que tu fais de belles dagues, alors voilà, cette fois-ci, on va vraiment les vendre, alors applique-toi bien ! »

J’appréciais son honnêteté. Nous avions vraiment une relation de confiance.

Ceirios : « D’accord. Mais ce soir, je veux manger comme un roi ! »

Gellygen : « Euh, on verra. »

Il n’en restait pas moins très près de ses sous.

Une fois l’excitation de la première journée de travail passée, j’avais encore l’énergie de profiter de mon temps libre, et partis me rafraîchir loin de la forge.

Homme : « Merci encore de ton aide, petit ! »

Reynald : « Tout le plaisir est pour moi ! »

Reynald saluait un couple qui semblait satisfait, avant de me remarquer.

Ceirios : « Mais qui voilà ? »

Reynald : « Quelle coïncidence ! C’est à croire que je te cherchais ! »

Il dégaina un petit objet rond de tissu tressé qui pendait à un cordon.

Reynald : « Et hop, bon anniversaire, ma petite cerise ! Une fois n’est pas coutume, je t’ai pris un talisman magique ! Mais attention ! Pour de vrai de vrai, celui-là, il marche vraiment ! Et puis comme ça, tu auras toujours un bout de moi avec toi, même quand je serai trop occupé à être le plus grand des chevaliers ! »

Je riais jaune en voyant cette énième curiosité. C’était devenu une tradition chez lui de m’offrir des babioles inutiles recelant d’hypothétiques pouvoirs cachés.

Ceirios : « Eh bien merci. Où est-ce que je vais bien le mettre, hmm ? Je me demande s’il reste de la place dans ma poubelle. »

Quoi qu’il puisse en dire, ma remarque l’avait fait rire. Mais il insista.

Reynald : « C’est pas drôle ! J’ai dû faire un rituel pendant trois heures avec un vieux particulièrement louche. Alors sois reconnaissant un peu ! »

Ceirios : « Le même que l’année dernière ? »

Reynald : « Nan. Mais par contre, mes parents ont dû vendre notre ferme pour que je puisse te l’acheter, alors sois encore plus reconnaissant. »

Ceirios : « J’ai compris, j’en prendrais soin, c’est bon ! Mais dis à tes parents que tu les as arnaqués ! »

Il riait les mains sur les hanches avec beaucoup de classe.

Reynald : « Il n’y a vraiment qu’avec toi que je peux avoir ce genre de discussion. »

Ceirios : « Tu l’as dit. Les gens ici manquent clairement de second degré. »

Il hochait la tête avec satisfaction.

Reynald : « Et cette riche amitié ne fait que commencer. Maintenant que tu as ce pendentif, nous sommes liés pour l’éternité ! »

Ceirios : « Arrête de dire ça comme si on allait se marier. Même quand tu seras de la noblesse je serai toujours trop bien pour toi. »

Reynald : « Comment oses-tu, rouquin présomptueux ? »

Ceirios : « Quoi ? Tu voulais que je t’offre la même chose pour qu’on soit assortis ? »

Reynald : « Non merci. À cause de tes cadeaux débiles, je serai bientôt une boutique d’accessoires ambulante. »

Ceirios : « Tu peux causer ! Imagine un peu toutes les malédictions que j’ai laissé entrer dans ma maison en acceptant tes cadeaux douteux ! »

On se battait à nouveau comme des chiffonniers, et ce, en pleine rue.

Ce soir-là, nous mangions en ville tous les trois. C’était la première fois de nos vies, et mon père avait exceptionnellement accepté. Mais il regretta très vite en constatant nos appétits d’ogres. Au fond de lui, c’était à ce moment-là qu’il prit goût à un certain confort, et se décida à travailler encore plus d’arrache-pied.

Nous fêtions à cette occasion l’inscription officielle de mon ami. Mon père lui rappela de ne pas l’oublier une fois qu’il deviendrait chevalier. Ces deux-là étaient en train de réaliser leurs rêves, et moi, sans même m’en rendre compte, j’avais déjà à ma table tout ce dont j’avais besoin.

Les jours passèrent et le travail ne manquait pas. Il n’était plus rare que mon père me fasse faire les commandes classiques. Faire une dizaine de plastrons pour une armurerie, parfois une vingtaine d’épées courtes. On ne demandait de moi que des articles décents à proposer. Tous les produits plus raffinés revenaient évidemment à l’expert.

En principe, il ne réquisitionnait mes services que dans la matinée, et de temps en temps dans l’après-midi. De toute façon, mon unique ami était dans son école toute la journée.

Reynald : « En retard ! »

S’exclamait l’apprenti chevalier assis dans la végétation non loin du complexe où il passait le plus clair de son temps.

Ceirios : « Navré, c’est ça la rançon de la gloire ! »

Je haussai les épaules d’un air suffisant.

Reynald : « Tu sais pas de quoi tu parles ! Si tu veux un modèle de ce qu’est la gloire, regarde-moi bien ! J’arrête pas de me faire remarquer ces temps-ci. J’ai les meilleurs résultats parmi les nouveaux ! J’ai même appris d’un instructeur que ç’avait aussi été le cas à l’examen, et que c’est à ça que c’est joué mon acceptation ! »

Ceirios : « Tu m’étonnes, regarde-moi ce champion né ! »

Il était tellement content que je n’osais pas le taquiner. Il avait tellement mérité tout ce qui lui arrivait.

Reynald : « Dire que ça va bientôt être les récoltes… Mes parents ont difficilement accepté que je sois pas là pendant le plus clair de la journée, mais je vais devoir donner un coup de main le reste du temps, ça va être dur à gérer. »

Le garçon soupira.

Reynald : « Mes parents ne comprennent absolument pas mon obsession. Ils pensent que je vais finir par retourner à la ferme quoi qu’il arrive, comme si j’étais obligé de prendre leur suite… »

Ceirios : « Tu les connais, ils te soutiennent à leur manière… »

Je riais jaune. Ses parents n’avaient pas mauvais fond, mais ils ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez.

Reynald : « Maintenant que je commence à être connu, j’ai de plus en plus de chances de rester jusqu’au bout ! Il faut que je mette le paquet, même pendant cet été ! »

Il ne se laissait pas abattre, c’était le moins qu’on puisse dire. Pourtant, le regard que je lui lançais était empli d’inquiétude.

Ceirios : « Ces gars t’ont encore frappé ? »

Un silence s’ensuivit. Il m’était difficile de ne pas remarquer les bleus qu’il rapportait régulièrement de ses journées. Aucun autre apprenti ne se faisait de telles blessures pendant les entraînements, et, de ce que Rey me disait, il dominait toujours ses adversaires. Probablement n’avait-il pas encore été touché en combat une seule fois.

Reynald : « Bah, ça finira par leur passer. Ce n’est pas si rare ce genre de choses. D’autres élèves y ont aussi droit. »

Il ne s’en préoccupait pas assez pour me rassurer.

Ceirios : « Ces types là n’en ont rien à faire de ce que tu vaux, ils ne le verront jamais. Si tu leur laisses l’occasion de t’écraser et de mettre un terme à ton rêve, ils le feront sans hésiter ! »

Reynald : « Si je commence à me rebeller, et à entrer dans leur jeu, je donnerai un motif légitime à l’école de me renvoyer. Tant que je ne fais rien de répréhensible de mon côté, ils ne peuvent rien contre moi. »

Je secouais la tête avec désapprobation, mais finis quand même par lâcher l’éponge.

Ceirios : « Quelle tête de mule. Mais cette abnégation débile, c’est tout toi ! »

Je pris un air contrarié pour dissimuler le fait qu’il s’agissait d’un compliment, mais il me souriait en retour.

Reynald : « Oh, fais pas cette tête, enfin ! »

Des bruits de pas approchaient. Un comité bruyant et clinquant vint à notre rencontre.

Weddol : « Mais ne serait-ce pas Nanald ? »

Ils ne semblaient pas s’être rendus ici par hasard. Leurs airs réjouis et supérieurs me donnaient la nausée.

Ceirios : « Vous… »

Apprenti : « Vous êtes un peu trop sûr de vous pour un péquenaud, Nanald. Je pense que pour votre bien, il faudrait qu’on vous remette à votre place.

Apprenti 2 : « Vous avez bafoué l’honneur de mon petit frère lors de l’entraînement d’aujourd’hui, ai-je ouïe dire. C’est inacceptable. Une correction s’impose. »

Celui autour duquel tous ces moucherons tournaient leur fit signe de s’en arrêter là.

Weddol : « Très bien. Allez, un coup chacun. »

Rey me retint par le bras après avoir entendu le verdict de son tortionnaire.

Ceirios : « Lâche-moi… »

Baragouinai-je, furieux.

Reynald : « Rappelle-toi ce que je t’ai dit. »

Je comprenais bien son point de vue, mais comment pouvait-il rester aussi calme ?

Pourquoi je dois rester planté là… ?

Mon ami s’avança et reçut un premier coup sans préavis. Les autres n’y allèrent pas de main morte. L’idée de se limiter à un coup les forçait à frapper aussi fort qu’ils le pouvaient. C’en était devenu une compétition, mais la moitié d’entre eux n’eurent d’autres choix que de le frapper au sol.

J’étais resté immobile tout le long, les poings et les dents serrés. Rey n’avait pas arrêté de se retourner vers moi, m’implorant presque de ne pas céder à ma rage. Je ne voulais pas lui causer de tort en m’en mêlant. Mais c’est ce que j’aurai dû faire… !

À ma place, il ne serait pas resté les bras croisés !

Weddol : « Vous avez un problème, vous ? Ne me faites pas pas m’approcher, je ne voudrais pas que votre odeur infâme de rouquin me reste sur les mains. »

Il me poussa du pied, comme pour frotter ses bottes sans risquer d’être trop près de moi. Ses camarades derrière lui n’attendaient qu’une chose : que je réagisse pour qu’ils aient une raison de me passer à tabac.

Je ne pouvais même pas faire mine que j’avais du sang-froid. Je contenais tout juste cette fureur en moi, près à lui bondir au visage d’une seconde à l’autre.

Je réussis pourtant l’exploit de garder le silence jusqu’à ce qu’ils se lassent et décident de partir. Notamment parce qu’un passant arrivait sur ce chemin.

Une fois partis, Reynald tentait de détendre l’atmosphère, mais c’était peine perdu. J’étais toujours hors de moi, et rien ne pouvait me calmer.

-7-

Le lendemain, comme les jours qui suivirent, je passais encore plus de temps à la forge. Ma charge de travail était devenue celle de mon père il y a deux mois seulement. Une fois qu’on commençait à être connus parmi les grands organismes guerriers de la ville, le commerce prospérait. C’était très bon signe, même si l’excitation de participer officiellement au travail de mon père était déjà bien loin.

De son côté, il était tellement demandé que je devais me réveiller moi-même le matin, et seule une liste de mes tâches quotidiennes m’attendait à mon chevet. Nous ne parlions que quand nous nous retrouvions à travailler côte-à-côte, pour des tâches qui ne demandaient pas beaucoup de concentration. Je ne le voyais pas du tout le reste du temps.

Gellygen : « Devine quoi, fiston ! Je vais forger une épée pour un chevalier aujourd’hui ! Rien que ça ! C’est pas incroyable ? »

La simple mention du titre de chevalier me faisait grimacer.

Ceirios : « Si si… »

Gellygen : « D’ailleurs, nous avons pu un peu discuter, il m’a parlé d’un roturier qui faisait beaucoup parler de lui à l’école. Un première année de l’âge d’un de ses fils dont les résultats concurrençaient même ceux des dernières années. Quand j’ai entendu ça, je me suis dit que c’était forcément du Reynald, tout ça ! Je me trompe ? »

L’entrée à l’école se faisait dès 13 ans, mais il fallait au moins valider cinq années pour devenir écuyer. S’en suivait alors deux ans en tant que tel. De cette façon, même un prodige ne pouvait être adoubé avant ses vingt ans. C’était un déshonneur chez les nobles de rater l’examen annuel et de devoir refaire une année. Il n’était pourtant pas si rare que certains ne restent plus que cinq ans. Le talent n’était pas toujours héréditaire. Mais il était déjà arrivé que des gens d’influence démontrant un don puissent finir leur cursus en seulement quatre ans, voire trois. Si c’était le cas pour Reynald, ce serait un exploit qui ébranlerait toute l’institution.

J’étais amer à l’idée de parler de lui ces temps-ci, mais de voir que certains nobles s’intéressaient quand même à lui me soulageait.

Ceirios : « Oh que oui. Il n’y a vraiment que lui pour se faire une telle réputation en si peu de temps. »

Gellygen : « Ah bah ça ! Ses parents peuvent être fiers de lui ! »

Ce fut une des rares discussions que nous ayons de la semaine. La plupart du temps, il était trop stressé pour m’adresser la parole.

Quand j’avais la force de sortir en fin de journée, je me baladais en espérant croiser Rey dans les endroits où on traînait habituellement.

Je finis par le repérer alors que le soleil disparaissait. Je ressentais une gêne quand j’allais vers lui. Quelque chose n’était plus comme avant.

Ceirios : « C’est pas en regardant les nuages que tu deviendras chevalier, Rey. »

Il se redressa en entendant ma voix.

Reynald : « Et toi, ce n’est pas en côtoyant un futur chevalier que tu bénéficieras des privilèges que j’aurai quand je serai noble. »

Je riais exagérément fort.

Ceirios : « Tu t’y crois un peu trop, là ! Monsieur-je-fais-parler-de-moi-parmi-les-chevaliers. »

Reynald : « Demain… Je vais rencontrer le directeur de l’école. C’est lui-même un chevalier de l’Ordre ! Il veut me voir ! C’est vraiment le rêve ! »

Faire la connaissance personnelle d’un membre de l’Ordre, le cercle des chevaliers le plus influent et le plus fort du royaume, c’était en effet presque trop beau pour être vrai. Mais il n’avait pas l’air de s’en réjouir autant que ce à quoi je m’attendais.

Ceirios : « Si c’est si bien que ça, pourquoi tu fais cette tête ? »

Reynald : « Détrompe-toi, je suis l’apprenti le plus heureux du monde. Mais… Je suis juste un peu inquiet. C’est plutôt angoissant l’idée de se retrouver face à un homme de son rang. »

J’étirai les lèvres, perplexe.

Ceirios : « Ce ne serait pas plutôt à cause de Weddol et sa bande de bouffons consanguins que tu n’arrives pas à te réjouir ? »

Reynald : « … »

Il n’osait plus me regarder dans les yeux.

Ceirios : « Parle-moi, enfin ! »

Rouspétai-je.

Reynald : « Il m’a donné rendez-vous demain, tôt dans la matinée, avant mon entrevue. »

Ma frustration ne faisait que croître.

Reynald : « Il a dit que si je ne venais pas, il pouvait s’arranger pour faire annuler mon rendez-vous avec le directeur. Je ne sais pas si c’est vrai, mais je ne veux pas prendre de risque, je vais y aller. »

Ceirios : « Hors de question ! »

Tout mon corps s’échauffait tant j’étais furieux contre eux.

Ceirios : « Y aller revient à entrer dans leur jeu ! C’est évidemment un piège ! S’ils pouvaient annuler ta rencontre avec le directeur, ces déchets l’auraient déjà fait ! Ils vont forcément tout faire pour qu’elle n’ait pas lieu, ce qui veut dire que même s’ils étaient vraiment capable de pouvoir l’annuler, ils ont préféré te menacer avec parce qu’ils comptent te faire subir pire encore, et tu es sûr qu’ils te laisseront dans un état si minable que tu n’auras plus le cran d’y aller ! »

Mon ami serrait les dents. D’une certaine façon, j’étais aussi furieux contre lui.

Ceirios : « Ne cède pas à leur chantage, enfin ! Tu vois bien que si tu restes sous leur joug, ils continueront à t’en faire baver ! Tu leur laisses les moyens de te faire du mal, là ! Parles-en autour de toi ! Ils finiront bien par être coincés ! Ce n’est pas comme si tout le monde s’était ligué contre toi, alors ne te laisse pas faire, et parles-en ! »

J’avais raison. Plus je parlais, et plus je sentais que j’avais raison. Alors pourquoi mes mots ne semblaient pas l’atteindre ?

Reynald : « C’est probablement ce que j’aurais dit si tu avais été dans mon cas… »

Je me réjouissais presque de cette concession, mais il ne paraissait pas convaincu pour autant.

Reynald : « Mais c’est dur… »

Le voir manifester de la faiblesse ne m’était jamais arrivé jusqu’à ce jour.

Ceirios : « Alors je viendrai avec toi ! »

Il écarquilla les yeux.

Ceirios : « Je viendrai, et au moindre problème, je hurlerai si fort que toute la ville m’entendra ! »

Cette déclaration le contrariait davantage.

Reynald : « S’il te plaît… Non… »

Je n’avais aucune raison de céder.

Ceirios : « C’est comme ça, et c’est tout… C’est soit ça, soit tu ne vas pas les voir. »

Reynald : « Je ne veux plus que tu sois mêlé à ça ! »

Il avait fini par craquer. Ce cri du cœur était le premier, mais il n’en avait pas fini.

Reynald : « Tu vas te faire blesser par ma faute ! Alors que c’est mon problème ! Je vais faire comme d’habitude ! Attendre que ça passe, puis j’irai comme prévu au rendez-vous ! Après avoir rencontré ce chevalier, je n’aurai sûrement plus rien à craindre d’eux ! »

Ceirios : « Que tu crois ! »

Son attitude illogique me révoltait.

Reynald : « C’est quoi ton problème, à la fin ! Je peux bien supporter une brimade de plus ! Je t’ai déjà dit que ce genre de choses se faisait ! »

Ceirios : « C’est bon, t’as gagné ! »

Là où nous aurions dû nous battre en tant normal, je décidais de partir.

Ceirios : « Fais ce que tu veux. »

Il me fixait tandis que je m’éloignais, aussi énervé que moi. Il finit par baisser la tête.

Je me remuais dans mon lit toute la nuit. Je n’allais pas vraiment le laisser faire. C’en était trop. J’aurai même dû réagir avant. Il n’avait pas besoin que je sache que j’étais là, il suffisait que je guette le moment d’appeler la garde pour qu’il aient la leçon qu’ils méritent.

Après avoir peiné à m’endormir, je me réveillais plus tard que ce que j’espérais, et m’empressai de me préparer. Je n’étais pas sûr de l’endroit où ils s’étaient donné rendez-vous, mais je pouvais suivre Rey sur son trajet habituel.

Hélas en sortant de ma chambre :

Gellygen : « Où tu vas comme ça ? Enfile ton tablier, on a du pain sur la planche ! »

Mon père était déjà à l’ouvrage depuis quelque temps, à en juger par son visage huilé par la transpiration.

Ceirios : « Désolé ! J’ai un truc vraiment important à faire ! Je reviendrai au plus tôt ! »

Gellygen : « Par truc important, tu veux dire forger des armes ? Parce que là, il faut qu’on honore toutes nos commandes fissa. Je vais être occupé avec les finitions de l’arme du chevalier, et demain, on a la commande d’un encore plus illustre personnage à faire. Le client va m’apporter lui-même un matériau très précieux pour que je puisse lui faire une arme enchantable. C’est du très sérieux ! Alors mets ton tablier, bon sang ! »

Il n’était pas du tout amusé. Il n’imaginait même pas de scénario où je refuse.

Ceirios : « Non… Tu ne comprends pas ! »

Le ton montait rapidement.

Gellygen : « C’est toi qui ne comprend pas ! L’avenir de notre entreprise familiale se joue cette semaine. On est en train de voir le bout du tunnel ! Le chevalier de renom qui vient demain pourrait encore se désister s’il constate que nous ne sommes pas à la hauteur ! »

Ceirios : « Trop bien, on sera moins pauvres ! J’ai compris le message ! Mais tu penses pas qu’y a plus important ?! »

Gellygen : « Je fais ça pour toi, espèce de crétin ! Je ne veux pas que tu aies une vie comme la mienne ! J’ai tout fait pour que tu aies une enfance où tu pourrais t’amuser, parce que moi j’ai pas pu en avoir ! Mais là, je te demande un peu de ton aide pour une fois ! »

Ceirios : « Tu ne sais même pas ce que je souhaite, moi ! Et puis, je sais tout ça ! Mais Reynald… Reynald… ! »

Gellygen : « Quoi Reynald ?! Lui il se démène comme un fou pour réaliser son rêve et- »

Ceirios : « Il est en danger de mort !! »

Cet hurlement interrompit cette escalade aux décibels. Mon père me fixait, surpris.

Gellygen : « Que dis-tu… ? »

Tout mon corps tremblait.

Ceirios : « Il se fait harceler par des élèves plus âgés. C’est très sérieux… ! Il m’a demandé de ne rien dire, mais c’en est trop ! Et puis, ce matin, ils lui ont donné rendez-vous… »

Gellygen : « Aaaah, c’est pour ça, alors. »

Il avait l’air quelque peu rassuré.

Gellygen : « Pourquoi tu te biles ? On parle de Reynald, il sait se défendre ! Tout ira bien pour lui ! »

D’un geste de main, il balayait mes inquiétudes comme si elles étaient infondées.

Ceirios : « Mais… »

Gellygen : « Allez viens. Ce n’est pas comme si ces fils à papa allaient vraiment mordre. Ils font juste les malins. Je suis sûr que ton copain est au-dessus de ça. »

Quand ça venait de lui, ça paraissait tout naturel. En écoutant ce point de vue extérieur, je voyais les choses différemment.

Peut-être que c’est vraiment moi qui abuse. Il n’a pas vraiment tort. Je devrais faire plus confiance à Reynald. S’il endure ça, c’est pour garder sa place à tout prix. Il ne va pas se laisser faire si c’est son avenir qui est en jeu.

Ceirios : « J’arrive… »

Bien entendu, je comptais malgré tout aller le rejoindre au plus tôt. Et je ne pus que bâcler le travail.

-8-

À l’heure où je finis, je ne pouvais qu’espérer le retrouver à la sortie de ses cours. Sur le chemin, les apprentis qui ne logeaient pas dans l’internat de cet établissement rentraient chez eux. J’allais à contre-courant, mais, avant d’apercevoir le complexe, je remarquai que certaines personnes s’éloignaient du chemin pavé, et se rapprochaient d’un petit bois à l’écart de cette route.

Il y avait là-bas un attroupement bruyant. Plus je m’approchais, plus infernal était le brouhaha. Des hommes en armure essayaient de délimiter un périmètre, et repoussaient les badauds.

Au fond de moi, je savais déjà ce qu’il se passait.

Ceirios : « Rey… ? »

Il y avait quelqu’un couché à terre. Cette personne était dans un état innommable. Je ne pouvais d’ailleurs pas être sûr de son identité. Je ne pouvais identifier le garçon qui s’était fait massacrer qu’à un accessoire que je lui avais offert.

Ceirios : « Rey… C’est bien toi… ? »

En m’entendant l’appeler, et en voyant mon visage déformé par les déchirantes émotions qui sévissaient en moi, les gardes me laissèrent passer sans dire un mot.

Ceirios : « Dis quelque chose… ! »

La gorge nouée, je m’effondrai sur les genoux à côté de lui. Je n’osais même pas le regarder dans son état. Même sans ça, je ne pouvais plus le regarder en face. Je le savais, à présent. Je l’avais abandonné.

Ceirios : « … »

Je n’avais absolument rien pu faire pour lui. Non, je n’avais absolument rien fait, voilà tout. Mon meilleur ami était parti pour de bon, bien avant que je n’arrive.

Je pleurais toutes les larmes de mon corps, et même après que son corps ne soit déplacé, même après que tous les curieux se soient dispersés, je restais là, comme si je n’avais plus nulle part où aller.

Les responsables ne furent pas retrouvés. Mais n’en étais-je pas un ?

Je n’étais plus qu’une coquille vide, m’accrochant à ce pendentif comme si je ne tiendrais plus que ça pour le reste de ma vie. Comme si le tenir fermement dans ma main m’empêcherait de tomber dans le désespoir. J’y étais pourtant déjà.

Il disait que ce pendentif signifiait que notre amitié serait éternelle. Mais j’aurai préféré qu’il me déteste si ça pouvait lui permettre de réaliser son rêve.

Je l’avais imaginé tant de fois devenir chevalier. Je ne me projetais que très rarement dans mon futur, mais, quand il m’arrivait de l’imaginer, Rey n’était jamais loin.

Pourtant, aujourd’hui, il avait tout sacrifié pour son rêve. Il avait trop sacrifié pour l’atteindre. Peut-être que son rêve était plus simple que ça. Peut-être qu’il voulait un parcours exemplaire, sans recourir à la violence, ni la crainte. Peut-être qu’il ne concevait pas de devenir chevalier s’il devait renier ses principes. Je n’étais pas capable de me mettre dans ses bottes. Je ne pouvais pas imaginer ce que ça faisait d’avoir été dans sa situation.

Et je ne le saurai jamais. Car la dernière fois où j’avais pu voir Rey, j’étais parti sans un au revoir. Je l’avais laissé seul, au moment où il avait le plus besoin de moi.

Il avait pourtant tout pour devenir le plus grand chevalier de l’Histoire de Lucécie. Personne n’était aussi serviable et dévoué. Personne ne le serait jamais plus. Si le chagrin avait pu me tuer à lui seul, il s’accompagna malgré tout d’une culpabilité à laquelle je me refusais d’échapper.

Je haïssais ses bourreaux du plus profond de mon être, mais, je me sentais comme un de leurs complices, car je n’avais jamais eu la force de les empêcher. Je le savais pourtant depuis le début. J’aurais dû pulvériser ces meurtriers quand j’en avais l’occasion.

Toute ma haine n’était dirigée que contre moi-même pour cette première nuit de deuil. Mais le lendemain…

En sortant de ma chambre, mon regard vide se perdit sur le cubilot qui était déjà à l’ouvrage. Le métal à l’intérieur était déjà liquide et dépassait facilement les 700 degrés. Ce n’était pas un métal ferreux comme j’avais l’habitude d’en manier, celui-ci ne tournait pas au rouge à haute température. Il était, et restait, parfaitement noir.

Mon père discutait à l’extérieur avec le client qui lui avait apporté cet étrange métal. Pour qu’il s’interrompt ainsi, nul doute qu’il s’agissait d’un client important. Et même sans rien savoir, l’armure bien trop polie et criarde de l’homme en face de lui en disait assez. C’était un chevalier qui provenait d’une lignée plus noble que la plupart.

Il était accompagné de son fils. Quand je reconnus le visage de celui-ci, mes esprits me revinrent. La haine qui ne m’avait jamais quittée me fit trembler.

Chevalier : « Mon ami est satisfait de ce que vous lui avez fait. Néanmoins, je ne sais pas si je pourrais en dire autant. Je ne sais pas si j’ai bien fait de faire appel à vous. Peut-être bien que je vous ai surestimés. Inutile de vous dire que si ça n’est pas fini dans les temps, vous ne serez pas payé. Je vous ai fourni gracieusement tout ce matériel, alors ne me décevez pas. »

L’air supérieur du père de famille ne laissait pas mon père indifférent, mais il avait la sagesse de ne pas le montrer.

Gellygen : « Bien sûr… Vous avez ma parole. »

Ceirios : « Weddol… »

Comme un crachat, le nom qui venait d’être prononcé attira l’attention des trois personnes présentes. Le jeune homme avait sursauté en entendant son nom. Il n’était pas tranquille. Il s’était tourné vers moi paniqué, mais restait en retrait, visiblement mal à l’aise. Il était loin de l’attitude qu’il montrait en présence de ses camarades.

Je n’avais pas de voix tant le tumulte en moi semblait tout aspirer. Je ne pus produire qu’un murmure.

Ceirios : « Qu’est-ce que tu lui as fait ? »

Le regard révulsé par la haine que je lui lançais le laissa pantois.

Weddol : « … »

Gellygen : « Pas de temps à perdre, Ceirios, enfile ton tablier ! »

Je ne savais pas s’il m’avait entendu. Il était sûrement terrifié à l’idée de ne pas finir l’arme à temps. Mais peut-être qu’il avait aussi peur que la colère que j’avais conservée en moi finisse par exploser sur ce prestigieux client.

Ceirios : « … »

Ce visage grave se tournait alors vers mon géniteur, qui m’implorait du regard de ne pas faire d’esclandre, et de me préparer sagement pour réaliser des commandes. N’y prêtant aucun crédit, je continuais de fixer Weddol d’un air meurtrier, en attendant qu’il ne daigne répondre.

Gellygen : « …Je t’en prie… »

C’est parce que je me suis laissé prendre à ce jeu cruel que Rey est mort. Je ne laisserai plus jamais ces monstres avoir une influence sur moi, ou sur la dernière personne qui me reste.

Gellygen : « Dépêche-toi ! »

Chevalier : « Allons-y mon fils. »

Avec beaucoup de dégoût, l’homme en tenue clinquante commençait à repartir, ne voulant pas s’acoquiner davantage avec des roturiers.

Son fils restait là, il peinait à se libérer du regard noir qui le dévorait.

Weddol : « O-oui, père. »

Je serrai plus fermement encore le talisman dans ma main.

Mon père m’attrapa par le bras, comprenant que je ne comptais pas coopérer. Il était désespéré.

Gellygen : « Ça suffit, maintenant ! »

J’avais beau résister, en me tirant d’un coup sec, le dernier cadeau de mon ami m’échappa, s’envola sous mes yeux, en direction de la lave métallique.

Ceirios : « Noooon !!! »

Je poussais mon père qui se heurta contre l’établi. Je n’avais aucun espoir de réussir, mais dans un accès de folie, j’élançai tout mon corps sans hésitation dans l’espoir de le rattraper à temps.

Les deux nobles, mon père, et tous les passants de la rue ne purent détourner les yeux de ce qui arriva.

Porté par mon élan, je plongeais le bras entier dans le métal en fusion.

Ceirios : « AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHH !! »

Un hurlement de douleur les firent tous frissonner. Ce supplice allait au-delà de leur compréhension.

Gellygen : « Ceirios !! »

Mon père était encore plus épouvanté par cette scène que par la présence du chevalier. Il ne comprenait pas comment j’avais pu en arriver là, tout comme je ne comprenais pas comment lui en était venu à devenir un tel père.

Il ne pouvait maintenant que me fixer, impuissant, tandis que je me débattais vainement contre une douleur sans pareille. Son client revint sur ses pas, agacé.

Chevalier : « Avez-vous une idée du prix de ce métal ? Plus question de vous laisser notre commande ! À part si vous nous faites la meilleure arme qui n’ait jamais été faite avec ce matériau, vous allez devoir nous rembourser tout ce que vous avez gâché ! »

Mon père avait entendu l’homme, même si mes cris avaient partiellement couvert sa voix. Gellygen Dydd regardait son fils le bras extrait du cubilot, encore flambant. Le métal noir coulait encore gouttes à gouttes. Cette vision était douloureuse pour tous les badauds de la rue.

Mon père, les yeux ronds, fixait à présent le chevalier.

Gellygen : « Vous, allez au diable ! »

Les deux nobles n’en revenaient pas. Toutes les personnes présentes réalisaient la gravité des propos du forgeron.

Weddol : « V-vous ne pouvez pas nous parler ainsi ! »

Chevalier : « Laisse, mon fils. »

Son père lui fit signe de se taire, et se servit de son autre main pour dégainer une épée.

Chevalier : « Moi, Litucien de Clédon, noble chevalier de Lucécie, je laverai cet affront… Dans le sang. »

Il exhiba vulgairement son arme pour attirer l’attention de la foule qui s’était rassemblée.

Litucien : « Que la mort t’emporte, vermine ! »

Plutôt que par rage, une certaine gaieté l’animait lorsqu’il brandit son arme. Il plongea sa lame dans l’espoir de pouvoir assister aux premières loges à la mort pathétique de son adversaire.

Mais son épée s’arrêta entre deux doigts d’une main qui se resserrait autour de l’acier. Cette main aussi était de métal, et fumait comme si elle laissait échapper la rage infinie de son propriétaire.

La douleur avait cessé d’un coup, sans que je comprenne pourquoi, mon bras ne sentait plus le métal qui l’entourait. C’était une sensation indescriptible. Ce matériau était soudain devenu une partie de moi. Mais au creux de ma main, je pouvais encore ressentir le bout de tissu qui y demeurerait pour l’éternité.

Ceirios : « Tu n’es chevalier que de titre… ! »

L’homme en face de moi ne réalisait pas ce qui était en train de se passer. Mon père restait aussi immobile, peinant à comprendre. La fureur incandescente qui brûlait dans mes yeux ne quittait plus Litucien du regard.

Ceirios : « …Mais tu n’es rien qu’un vulgaire assassin ! »

Sur la froideur de mes mots, des éclairs jaillirent de mon bras et foudroyèrent l’homme qui s’écroula au sol en convulsant, paralysé par le choc électrique.

Weddol : « Père ! »

Weddol se rua vers le grand blessé, paniqué. Il ne pouvait pas s’empêcher de me fixer, me pensant prêt à bondir sur l’occasion pour le tuer.

Ceirios : « Ne t’en fais pas. Il n’y a que les moins que rien dans votre genre qui volent la vie aux autres. Si tu n’es pas prêt à avouer tes crimes, alors disparais de ma vue à tout jamais, toi et ton père. Et assure-toi de le regretter pour tout le reste de ta médiocre existence. »

Terrorisé, il ne put qu’acquiescer de la tête. Il avait lu dans mes yeux une haine qui ne tarirait jamais.

-9-

Après ces événements, mon père dut quitter la ville. Notre relation était devenue compliquée, et je décidai de le laisser partir sans moi. À mon âge, je n’eus pas beaucoup de choix, mais pus bénéficier d’un statut particulier qui me permettait de vivre dans la caserne de la Garde de Lucécie. Ce statut m’autorisait, après avoir réussi l’examen d’entrée, à suivre les cours de l’École de Chevalerie, pratiquement au même titre que les autres apprentis. J’eus une dérogation pour travailler en tant que garde pour payer mes frais d’inscriptions, bien que je n’étais encore qu’un mineur. Mes résultats et mon sérieux me permirent ce petit miracle au prix de ma tranquillité. Quand je n’étais pas à l’école, je patrouillais, debout pendant des heures, pour revenir le soir dans mon dortoir, avant de passer à la journée suivante.

J’avais beau avoir commencé le cursus à 14 ans, je devins l’un des premiers roturiers externes à la bourgeoisie à sauter une année. Je reçus bien des louanges pour ça, des louanges que j’aurai préféré ne pas entendre. La personne qui les méritait vraiment n’était plus là. Je n’étais qu’un imposteur. Mais cette prouesse était le minimum de ce que j’exigeais de moi-même.

Je serai le chevalier que tu n’as pas pu être. Celui qui agit toujours pour le bien des autres, sans condition, sans sacrifice. Je serai utile aux autres, sans rien abandonner. Je protégerai, je sauverai. Mais je ne mourrai pas.

Mes yeux se rouvrirent.

J’aperçus le visage larmoyant d’une jeune fille.

Ellébore : « Ça a marché… ? »

Sa voix emplit de tristesse me rappela à la réalité.

Ceirios : « Ellébore… »

Ellébore : « Ceirios, tu es vivant… »

La jeune fille continuait de sangloter.

Mon énergie me revenait, j’étais pourtant mort pendant un bout de temps. C’était du moins l’impression que j’avais.

Je me relevais, au grand étonnement de la demoiselle.

Ellébore : « Qu-qu’est-ce que tu fais, enfin ?! Tu ne peux pas te lever comme ça ! »

Elle venait de réaliser que j’en étais capable. Pour une raison que seul moi comprenais, je bouillonnais encore à l’intérieur.

Ellébore : « Comment… ? »

Ceirios : « Je vais en finir. Maintenant. Je vais gagner. »

Elle se releva et tendit la main vers moi. Je me rendais compte que celle-ci étaient brûlées comme si elle avait prolongé le contact avec de l’électricité.

Ellébore : « Tu es fou ! Rentrons ! Pas question de continuer… Ton cœur… Il s’est arrêté de battre pendant plus d’une minute ! Tu ne devrais même pas pouvoir tenir debout ! »

Ceirios : « Qu’importe. »

Ma mémoire revenait lentement. Je me souvenais à présent du dernier coup que j’avais encaissé. Je regardais l’Astramar et le béhémoth. Ce dernier s’était régénéré, mais il ne brillait pratiquement plus.

Ce jour-là, j’ai promis de devenir le meilleur chevalier de tous les temps. S’il avait été à ma place, il n’aurait jamais reculé.

Une étincelle parcourut mon bras.

Ellébore : « Ceirios, je- »

Ceirios : « Écarte-toi, s’il te plaît. »

Elle ne reconnaissait plus le Ceirios face à elle, et décida de s’exécuter.

Astramar : Continuez-vous ?

Indifférent au phénomène surprenant qui s’était passé sous ses yeux, l’Astramar ne montrait aucune compassion.

Après avoir entendu la question, la détective se tourna vers moi.

Ceirios : « Plus de parole en l’air. Cette fois-ci, je l’extermine, et on repart avec ce que tu cherches, en un éclair. »

Mon bras se chargea en foudre jusqu’à en trembler, et devint d’un bleu aussi clair que celui de mes yeux.

Ellébore soupira, et s’essuya les yeux encore rouges d’avoir trop pleuré. Elle se tournait ensuite vers la divinité mineure, et lui sourit.

Ellébore : « On va faire comme il dit. »

Le béhémoth n’attendait que le signal pour charger une dernière fois sur son adversaire. Il n’avait pas la jugeote d’Ellébore qui avait reconnu dans mon regard une force inaltérable.

L’électricité azur qui émanait de mon bras brûlait celui-ci, et frappait tout autour de moi dans une cacophonie terrible. Ellébore choisit de s’éloigner davantage, comprenant que je n’avais quasiment plus de contrôle sur ma puissance.

Je mis mon poing en arrière avec difficulté, comme s’il pesait une tonne. La bête s’était rendue compte de la quantité folle d’énergie qui s’accumulait dans mon bras, et fonça, de plus en plus furieusement, défenses en avant.

Nos regards se croisèrent, et le temps s’arrêta.

Ceirios : « Celle-là est pour toi, mon ami. »

Je poussais ensuite un hurlement.

Ceirios : « Catastrofoudre !!! »

Ellébore contemplait les éclairs qui frappaient aléatoirement tout autour de moi. Des trombes de foudre se succédaient, et déchiraient la terre jusqu’au firmament étoilé, en deux rangées alignées, comme pour délimiter un chemin entre le béhémoth et moi. En un instant, j’étais face à lui, au milieu du chaos que j’avais provoqué, le poing en avant. La scène disparut dans un flash lumineux, le rugissement du tonnerre emporta tout avec lui.

Quand l’éblouissement prit fin, elle put voir le sol face à moi, entièrement ravagé et calciné. Un cratère d’une toute autre envergure s’était formé. Il ne restait plus rien du monstre, il avait été instantanément désintégré par la force de l’attaque.

La mâchoire de la jeune fille se décrocha.

De mon bras émanait une fumée identique à celle de ce jour fatidique, comme si le métal était entré en fusion. Ce fut ma dernière vision avant de m’évanouir.

-10-

Quand j’ouvris à nouveau les yeux, je n’étais ni dans le passé, ni dans l’autre monde. Le craquement du bois au-dessus de ma tête m’était déjà familier. Il me fallut un rapide regard autour de moi pour constater que j’étais de retour chez le docteur Ystyr.

Moi qui tenais absolument à voir le dénouement de tout ça. J’ai perdu conscience avant de pouvoir savourer ma victoire.

Réalisai-je à mesure que les souvenirs me revinrent. Je me redressai lentement, laissant retomber les draps pour révéler un corps couvert de bandages.

Je n’ai pas encore le niveau pour lancer cette attaque. Mais je n’avais pas d’autres choix.

Je tâtais mon épaule, et retirai ma main aussitôt. Mon torse avait été grièvement brûlé. Nul doute que je ne pouvais pas me permettre ce déferlement de puissance trop souvent. Je ne tenais pas à rendre mon corps difforme.

D’où m’est venue une telle idée d’ailleurs ? Je n’étais pas dans mon état normal à la fin du combat… Pourquoi donc… ?

Il y avait encore quelque chose de trouble dans ma mémoire. Un élément manquant. Que s’était-il passé avant cette ultime attaque ?

J’entendais à présent le lourd craquement des marches de l’escalier. Vu le calme ambiant, je me doutais qu’il était tard, ou très tôt. Quand je vis Ellébore arriver de ce côté du rideau, je constatais qu’elle était dans sa chemise de nuit, et que ses cheveux étaient en pagaille. Vu leur état, je pariais sur le fait que nous étions au petit matin.

Ellébore : « Ceirios, tu es réveillé ? »

La jeune demoiselle qui m’avait accompagné dans ce donjon était là. Bien vivante, et souriante, comme à son habitude, même si elle ne paraissait pas encore alerte.

Ellébore : « J’ai entendu du bruit en bas, je me suis levée d’un bond ! Tu dois mourir de faim ! Comment tu te sens ? »

Une partie d’elle était encore inquiète. Ces quelques mètres de bandages n’y étaient pas pour rien.

Je levais le bras pour lui montrer que j’avais la grande forme, puis regrettais cette décision.

Ellébore : « Ne bouge pas, enfin ! »

Je ruminais ma douleur, tandis que la jeune fille gesticulait en paniquant.

Ceirios : « Pas de souci ! Ce n’est pas une première pour moi. Je savais déjà à quoi m’attendre en utilisant autant de foudre. »

Je me souvins à présent avoir vu ma vie défiler. Après un moment de calme, pendant lequel la détective m’avait inspecté, je baissais la tête, coupable.

Ceirios : « Je n’ai pas arrêté de t’inquiéter, ce n’est vraiment pas digne d’un chevalier de causer du tort à une demoiselle. »

Elle démentit aussitôt de la tête, et me gratifia de son plus grand sourire.

Ellébore : « Je peux difficilement imaginer quelqu’un de plus chevaleresque que toi, Ceirios ! Merci pour tout ! Cette opération a été un succès total, et c’est entièrement grâce à toi ! »

Je restais silencieux quelques instants après ça. Mes pensées ne m’échappèrent pas. Je détournai le regard, mais ne put cacher ma fierté.

Ellébore : « Dire que sans toi tout cela aurait été impossible, et que je ne t’ai toujours pas dit pourquoi tu as dû mettre ta vie en danger. Si tu le veux, je te raconterai tout ! »

Je ne pouvais que me réjouir de cette proposition. J’espérais au fond de moi que le monsieur spatial qu’on avait rencontré avait été bluffé par mon attaque.

Ceirios : « Tu sais, on y serait jamais arrivé sans ton ingéniosité, sans compter ta détermination. Tu m’as fait confiance, et ç’a vraiment été important pour moi. Ah, ça me ressemble pas de dire des trucs comme ça. »

Mes pensées venaient de se mêler à ma confession. Je levai les sourcils en réalisant autre chose.

Ceirios : « D’ailleurs, maintenant que j’y pense. Quand j’étais à moitié conscient après avoir encaissé la grosse attaque, j’aurais juré t’avoir entendu parler d’être un fardeau, et de regretter tes décisions, ce genre de trucs. »

En tant normal, la jeune fille aurait été terriblement embarrassée par ma remarque. C’était d’ailleurs le cas. Mais son visage se bloqua, comme si je venais de dire quelque chose de particulièrement surprenant.

Ellébore : « Ah… Hmm, je me souviens bien de quelque chose comme ça, oui… Mais, je ne me souviens pas avoir dit ça à haute voix… »

Ellébore se montrait perplexe, et, sans plus attendre, je serrai les poings devant moi, et haussa le ton.

Ceirios : « Tu ne devrais pas penser une telle chose ! Tu n’as rien à te reprocher ! Je suis aussi fautif que toi si tu pars du principe que- »

Ellébore : « Oh ! Oh ! Du calme ! Du calme, Ceirios ! »

Elle m’interrompit en s’agitant encore plus que moi. La douleur dans tout mon corps me persuada de la laisser parler.

Ellébore : « C’est vrai que j’ai un peu perdu mes moyens, hier… Mais j’étais sûre que tu étais mort. Je ne pouvais que me dire que je devrais porter cette culpabilité tout le reste de ma vie. Je me suis sentie très mal, j’ai vraiment pensé tout ça, je veux bien le reconnaître… »

Ce souvenir était particulièrement dur pour elle.

Ceirios : « Alors ça ne fait qu’un jour… J’avais peur d’avoir comaté pendant plus d’une semaine. »

Cette réflexion l’amusa assez pour qu’elle retrouve le sourire.

Ellébore : « Mais ce n’était que sur le moment. Je me rends compte que ce n’était pas rationnel. »

Elle puisait dans ses souvenirs et semblait apaisée.

Ellébore : « Sur le chemin du retour, Heraldos t’a porté sur son épaule, et je lui ai raconté tout ce qu’il s’est passé… »

-11-

Ellébore

Heraldos : « Tu penses que c’est ainsi que les choses se sont passées ? Tu penses que s’il était mort, tu aurais dû renoncer à te rendre utile ? À venir en aide aux autres ? »

La façon presque agressive avec laquelle il posait la question n’augurait rien de bon. Je gardais la tête basse. Déjà à ce moment, je n’étais plus aussi catégorique que face aux cruelles conséquences qu’auraient pu engendrer ma faiblesse.

Ellébore : « Je ne sais pas. Tout ce que j’entreprends ne vaut pas le coup si ça fait souffrir les autres. Encore pire s’ils en meurent. »

Heraldos : « C’est donc la morale de cette histoire ? Te convient-elle ? »

L’air dubitatif, je considérai son étrange question.

Ellébore : « Vous parlez comme mon père parfois… Et je ne comprends pas. »

Heraldos : « Ce n’est pas bien compliqué, pourtant. »

Son air impitoyable m’avait pris pour cible.

Heraldos : « Quel genre de personne vas-tu devenir si tu en viens à ce genre de conclusion ? »

Mes sourcils se collèrent entre eux. Toute sa thèse était de plus en plus cryptique à mes yeux.

Ellébore : « Je resterai probablement chez moi, sans rien entreprendre de risqué, sans exposer qui que ce soit au moindre danger. »

Heraldos : « Tu seras la bonne à rien que tu penses être. »

La violence de ses propos ne manqua pas de me surprendre. Je le fixai, les yeux ronds.

Ellébore : « Mais… Ce n’est pas du tout… »

Il était plutôt extrême, mais le fond de sa pensée commençait aussi à m’apparaître.

Ellébore : « Que voulez-vous dire, à la fin ? »

L’air solennel, il préférait toujours regarder au loin.

Heraldos : « Ce que je n’ai pas arrêté de répéter à ton ami, encore, et encore, à chaque fois qu’il se laissait influencer par ses sentiments les plus sombres : »

J’attendais la suite avec impatience. Il finit par s’arrêter, et se tourner vers moi.

Heraldos : « Cesse de tirer les mauvaises leçons de tes mauvaises expériences. »

Il n’y allait pas de main morte.

Heraldos : « Tout ce qui t’arrive n’est pas une raison pour justifier ce comportement auto-destructeur ridicule. Que gagnes-tu à trouver un tel sens à tous les obstacles que tu rencontres ? »

Je n’avais pas l’impression d’avoir fait une telle chose, mais je ne pouvais que baisser la tête en entendant des remontrances aussi sévères.

Ellébore : « Ce n’était pas du tout mon intention… Qu’auriez-vous fait à ma place ? »

Heraldos : « Tes expériences sont censées te faire grandir, Eléonore. Sinon, elles n’ont aucun sens. Si tu te sers de ce qui t’arrive pour justifier que tu n’empires ton cas, ou que tu acceptes ton impuissance, tu ne fais rien de plus que de t’amoindrir, et tout ce qui t’arrivera par la suite ne fera que te conforter dans ta médiocrité. Qu’est-ce que tu pourras apporter aux autres si tu te convaincs toi-même que tu es bonne à rien ? »

Je ne me souvenais pas avoir fait quelque chose d’aussi terrible, mais la façon dont il le disait ne me permettait que de culpabiliser.

Ellébore : « Je… Je… »

Heraldos : « As-tu la moindre idée du nombre de tragédies qui ont été rendues possible par de simples réflexions comme les tiennes ? Peux-tu imaginer tous ceux qui sont devenus des émissaires du mal à cause des résolutions qu’ils ont tirés de leur expérience personnelle ? »

Je dois dire que ça va un peu loin. Je ne pense pas être devenue une “émissaire du mal” pour si peu…

Heraldos : « Les gens ne naissent pas mauvais. Ils ne le deviennent que par leur vécu. Mais si tu prends le temps de prendre les décisions qui te font grandir, alors tu n’as pas à t’en soucier. »

Je soupirai.

Ellébore : « Quelque chose comme : “Bon Ceirios est mort, la prochaine fois, je serai plus forte, et je réussirai tout ce que j’entreprends, haut les cœurs !” ? »

Ironisai-je.

Heraldos : « Bien sûr. »

Ma perplexité prenait forme dans le râle qui s’échappa de ma gorge.

Ellébore : « J’aurai des raisons de m’inquiéter si j’en venais à fonctionner ainsi. »

Heraldos : « Tu n’es ni obligée de nier la gravité des choses, ni d’accepter les conséquences aussi facilement. Tu peux penser ce que tu veux quand le malheur te frappe. Mais quand vient le moment où tu cherches à trouver un sens à ce qui est arrivé, assure-toi d’en tirer les bonnes leçons. »

Un homme aussi âgé que lui devait avoir ses raisons pour penser ainsi. Je ne pouvais pas les percevoir à travers ses yeux, mais, à présent, je comprenais ce qu’il y avait de bien-fondé dans ce raisonnement.

Ellébore : « Tirer les bonnes leçons… »

Ellébore : « Finalement, il n’a pas totalement tort. Comment quoi que ce soit pourrait s’arranger si je ne faisais que m’apitoyer sur mon sort ? »

Le garçon brûlé par sa foudre se tenait le menton, il réfléchissait profondément à ce que je venais de lui raconter.

Ceirios : « Dans mon cas, c’était la bonne décision, non ? »

Dans sa façon de parler, je reconnaissais qu’il ne s’adressait pas à moi, mais bien à lui-même. J’hésitais à lui demander quel genre de mauvaise expérience l’avait poussé à prendre une décision. En voyant cet air mélancolique, quelque chose me vint à l’esprit.

Ellébore : « Ton bras, c’est vraiment quelque chose, quand même. »

Lui souris-je.

Ceirios : « Tu parles. Il y a tellement de cas où il est encombrant. Y a vraiment que pour les rares combats que je fais que je peux en être fier. »

Ellébore : « Ce n’est pas ce que je voulais dire. »

Je venais d’attiser sa curiosité. Je continuai de fixer ce revêtement métallique tout de noir.

Ellébore : « Quand ton cœur s’est arrêté, il s’est mis à produire des décharges électriques par lui-même. C’est grâce à ça que j’ai pu te réanimer. »

Affirmai-je, en serrant mes mains, brûlées elles aussi par l’électricité.

Sa réaction était bien loin de ce que j’attendais. L’apprenti chevalier avait les larmes aux yeux, et soulevait son poing sombre devant lui.

Quelque chose venait de lui apparaître. Cette vérité était à présent si limpide que tout ce qu’il avait vécu ces dernières années prit un sens. La voix nouée par le sanglot, il finit par murmurer :

Ceirios : « Alors c’était ça, la plus grande de toutes les magies… ? »

Même après que son cœur l’eut lâché, l’électricité dans son bras ne s’était pas arrêtée. De simples étincelles l’avaient parcouru. Mon attention avait été retenue par cet étrange phénomène. En le posant contre son torse, il avait pu produire des décharges, frénétiquement, comme s’il était animé par sa propre volonté, jusqu’à ce que le pouls du jeune homme revienne.

Au creux de la paume du jeune homme, le talisman n’avait pas bougé. Il s’était tellement habitué à lui qu’il ne le sentait plus. Cet objet faisait partie de lui pour l’éternité.

Il repensa au moment où il l’avait obtenu, se souvint de chacun des mots de Reynald. Il pleurait sans pouvoir s’arrêter.

Je n’osais pas interrompre Ceirios. Il regardait son bras comme s’il s’agissait de son ami le plus précieux. Quelque chose avait changé chez lui, à tout jamais.

Ellébore : « Ceirios… »

Ceirios : « …J’ai une de ses fringales ! »

Le visage dégoulinant, il se tourna vers moi. Je ne m’attendais pas à ce commentaire anticlimatique.

Ellébore : « J-je vais vite te préparer quelque chose ! »

Ceirios : « Un instant ! »

À peine m’étais-je retournée qu’il me somma de rester encore.

Ellébore : « Roh, mais qu’est-ce qu’il t’arrive ? »

M’amusai-je. Le garçon souriait à son tour après s’être essuyé les larmes.

Ceirios : « Merci de lui avoir donné “un coup de main”. »

Ellébore : « … »

Mon regard se fit sévère après avoir entendu ce jeu de mot. Cependant, les intentions qui transpiraient de ses mots me poussèrent à lui rendre un sourire encore plus chaleureux.

Je cachais mes mains blessées derrière moi, et m’enfuis sur la pointe des pieds pour rejoindre la cuisine. Ceirios était à présent seul, ou presque.

Il poussa un long soupir.

Ceirios : Maintenant que je sais que tu es toujours avec moi, je n’échouerai plus jamais !

Quand je revins avec un petit déjeuner improvisé pour le blessé, il semblait apaisé. Il mangea goulûment tandis que je lui racontai toute l’histoire.

Finalement, un bruit attira notre attention du côté de l’autre chambre improvisée.



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