Livre 4, Chapitre 1 – Le Ploutocrate
Skycloud City, dans le manoir de la famille Lunae. Plusieurs hommes en doublets de coton finement battus – le visage pâle et dégoulinant de sueur – remettaient un rapport de renseignement à un homme corpulent.
Celui devant lequel ils rampaient était le chef de famille, patriarche de la famille Lunae. C’était aussi l’homme le plus riche de tout Skycloud, Garuda Lunae.
Les hommes avec leurs vêtements étincelants étaient des membres de la chambre de commerce de la famille. Chacun d’entre eux était incroyablement riche, mais leurs visages tristes n’auraient pas pu être plus pâles si c’était la fin du monde. Pour eux, ça l’était presque.
La destruction du mur était une attaque sans précédent sur le royaume, et la famille Lunae était parmi les premiers à la ressentir. La moitié de leurs navires marchands furent détruits en un clin d’œil, paralysant leur réseau commercial. L’empire marchand de Skycloud, auparavant bien organisé, était plongé dans le désarroi.
Quelle était l’ampleur du choc ? Pour faire simple, cette catastrophe avait ramené la famille plusieurs centaines d’années en arrière !
Des siècles d’efforts étaient partis en fumée, et qui savait combien de temps les effets néfastes sur l’économie allaient durer ? Qui pouvait dire quand le danger serait passé et que les choses pourraient revenir à la normale ? Si elles allaient revenir à la normale ? Leur famille survivrait-elle même ?
Les doigts incrustés de pierres précieuses de Garuda pincent l’anse d’une délicate tasse à thé, mais le thé à l’intérieur était froid depuis longtemps. Alors que les rapports sinistres étaient livrés, il restait assis dans un silence lugubre, le visage sans expression tandis qu’il examinait les chiffres.
« Patriarche, nous avons été volés. Pillés ! » Un conseiller gémissait pitoyablement. « Notre famille souffre. Comment suggérez-vous que nous gérions cette calamité ? »
Garuda jeta un coup d’œil à l’homme avec ses yeux de fouine. Ce fut bref mais suffisant pour que le conseiller sache qu’il parlait à tort et à travers. Les yeux durs de Garuda volèrent sa voix.
« Nous perdons quelques vaisseaux et subissons un revers commercial, et c’est ainsi que vous réagissez ? Vous êtes tous une déception. »
Les autres hommes se regardèrent les uns les autres. « Perdre quelques navires ? » La quasi-totalité de leur flotte était en ruines ! Leurs contacts commerciaux étaient en lambeaux ! L’industrie commerciale de la famille Lunae était répandue dans le monde entier, avec d’innombrables vies qu’elle était censée soutenir. Comment quelqu’un pourrait-il regarder ces chiffres et penser que c’était autre chose qu’un désastre sans précédent pour leur famille ?
« Si nous perdons de l’argent, nous trouvons un moyen de le récupérer. Lorsque les affaires faiblissent, il y a un moyen de construire de nouveaux ponts. L’argent et les affaires sont comme la marée, et il y aura des moments où elle reflue et coule comme une rivière en période de sécheresse et de pluie. Tout ce que nous devons faire est de nous assurer que nous sommes bien situés et la richesse – comme l’eau – continuera à couler. » Le ploutocrate ultime de Skycloud mit la tasse de thé de côté. « Cela étant dit, les troubles auxquels nous sommes confrontés sont comme un tremblement de terre. Il a déplacé le terrain, et nous ne nous tenons plus sur un précipice convenable. Cependant, il est important de se rappeler que les catastrophes et les opportunités vont de pair. Vous vous concentrez tous stupidement sur les problèmes qui se présentent à vous, et cela vous a rendu aveugle à la fortune qui se cache derrière. Courir à bout de souffle dans la panique vous prive de vision, vous laissant myope et mal équipé pour réagir au moment opportun. »
Un homme, fronçant les sourcils, demanda : « Le patriarche veut-il dire qu’il y a un moyen de tourner cette tragédie à notre avantage ? »
L’homme riche tendit ses doigts incrustés de pierres précieuses et parla sans hâte. « Les problèmes qui ont surgi ont affecté tout Skycloud, pas seulement la famille Lunae. Chaque entreprise et organisation marchande a les yeux rivés sur des chiffres comme ceux-là. Seuls les partis les plus tenaces et les plus étendus persisteront. »
Une fois de plus, les hommes se regardèrent les uns les autres. Ces magnats des affaires étaient intelligents et semblaient comprendre où il voulait en venir.
« Aussi mauvais que cela puisse paraître sur le papier, vous pouvez être certain que d’autres groupes de marchands s’en sortent encore plus mal. Nous sommes forts et intelligents. Nous allons persévérer. Pendant ce temps, d’autres familles vont plier sous la pression. Si nous jouons bien nos cartes, nous pouvons transformer cette accalmie en une aubaine. Une douleur temporaire pourrait présager une grande bénédiction pour les Lunae. » Il continua à parler d’un ton tranquille. « Les gens auront toujours besoin de plus de vêtements et de nourriture pour se nourrir. Tant qu’il y a une demande et un pays à servir, il y a de la place pour nous. Qu’y a-t-il à craindre ? »
Les yeux des autres membres du conseil s’éclairèrent. Il avait raison !
« De plus, avec la chute du mur et l’afflux des habitants des terres incultes, nous avons un marché plus large. Même si on en arrive à une guerre totale, une opportunité nous attend, une opportunité formidable donnée à la famille Lunae par les dieux eux-mêmes. Et si quelqu’un ose répandre plus de bêtises pour semer la discorde, je m’assurerai qu’il soit tenu pour responsable ! »
« Oui, monsieur. Bien sûr ! »
« C’est une belle leçon, Patriarche. Vous nous avez tous éclairés. »
« Louons tous les dieux pour leur générosité. Comment pourraient-ils nous égarer ? »
Tous les membres de la chambre de commerce de Lunae essuyèrent la sueur de leurs fronts et cessèrent leur discours de malheur.
Pour être honnête, cette pensée ne leur était pas venue à l’esprit. Dans leur esprit, c’était une tragédie dont les Lunae n’avaient jamais vu l’équivalent. Comment pourrait-on en tirer quelque chose de bon ? Mais leur patriarche considérait ce coût astronomique comme le prix des affaires, un acompte sur le succès et un levier pour les richesses futures. C’était un vrai homme d’affaires, un digne chef de famille.
Le chef d’une des familles dérivées prit la parole avec enthousiasme : « Nous pouvons saisir cette chance pour racheter d’autres familles et prendre le contrôle de leurs chaînes de production ! Tant que nous traversons cette période difficile, nous en sortirons plus fort que jamais ! »
« Vous ne comprenez toujours pas complètement ». Les yeux du ploutocrate étaient de plus en plus brillants. « Il ne s’agit pas de savoir combien d’argent il y a dans nos coffres ou de marchandises sur nos étagères. Le chaos signifie la restructuration. Pendant des années, la famille Lunae a été considérée comme le cochon trop gras, mûr pour l’abattage. Les familles de marchands ne reçoivent qu’un service de pure forme et aucun véritable respect. Ne voyez-vous pas que c’est notre chance de changer cela ? »
Ah ? Changer ?
Un préposé au manoir se précipita et se pencha vers le patriarche pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Le seigneur marchand répondit par, « Appelle Claudia immédiatement. »
L’intendant acquiesça et s’éloigna en courant.
Un sourire se répandit sur le visage du grand homme. « L’opportunité frappe à la porte. Regardez bien. »
Plusieurs des conseillers qui servaient de colonne vertébrale à la chambre savaient que leur patriarche était rusé et astucieux. Pourtant, tout cela disparut en un instant, remplacé par une façade honnête et presque simple d’esprit. Seuls les confidents de Garuda savaient que c’était une comédie.
C’était un visage qu’il ne montrait qu’aux étrangers.
Les Lunae étaient la famille la plus riche de Skycloud, mais les marchands étaient toujours méprisés par les Élyséens. L’habile ruse de Garuda, qui se montrait suppliant et non menaçant, avait donné à la famille l’espace dont elle avait besoin pour se développer.
Une silhouette apparut sur le seuil de la porte et entra à l’intérieur.
« Bienvenue noble et puissant envoyé ! »
Un large sourire flatteur se dessina sur le visage rondouillard de Garuda. Il se leva d’un bond de sa chaise, vacillant comme une énorme boulette de viande, et trébucha maladroitement en avant, manquant de tomber comme un clown.
Son visiteur était un homme à la peau claire, d’âge moyen, maigre, et bien que beau, il lui manquait ostensiblement un bras entier. Son visage était quelque peu tiré et faible. Peu de gens à Skycloud le connaissaient, mais c’était un homme à retenir. Roc Polaris.
« S’il vous plaît monsieur, prenez un siège. » Le riche marchand se pâmait devant Roc comme un hôte absurde, bien que généreux. Le sourire narquois ne quittait jamais son visage. « Vous savez, ça m’a toujours paru être une coïncidence. Roc… Garuda… Similaire, vous ne pensez pas ? Seul votre humble hôte est comme une mésange d’or devant l’aigle puissant de l’envoyé de Polaris. J’ai longtemps admiré votre travail en tant que commandant militaire. »
Roc faisait preuve d’une certaine humilité en s’adressant à l’homme. Il sourit avec autodérision. « Assez, vous pourriez en trouver une douzaine comme moi dans la famille Cloude. Je n’ai aucune qualification pour occuper ce poste. C’est juste le résultat du manque de vivier de talents de ma famille. Quoi qu’il en soit, je quitte ce poste. Je suis envoyé spécial pour le corps expéditionnaire du Général Skye maintenant. »
« Talons de Dieu ou corps expéditionnaire, les deux sont les fondements de notre illustre royaume et méritent le respect de ce petit homme. J’ai toujours admiré votre force et votre modestie. »
Roc ne put réprimer un sourire. En tant que patriarche, les frasques de ce gros homme étaient une démonstration embarrassante. « Ta réputation de nature philanthropique est largement connue, Garuda. Pourquoi m’avoir fait venir ici ? »
« Oh, je n’ai vraiment pas gagné la réputation d’un philanthrope. Je suis juste un Élyséen, l’un des deux millions de citoyens de notre beau pays. Je suis vraiment seulement intéressé à faire mon devoir envers le royaume. Comment dit-on ? Oh, oui : les pauvres sont moralement riches, et les riches sont universellement responsables. Cet humble homme devant vous a été béni par les dieux avec la richesse. En attendant, je pense aux soldats du corps expéditionnaire qui marchent pour se battre et saigner pour la prospérité de nous tous. Malheureusement, je ne suis qu’un simple homme d’affaires. Sinon, je serais fier de lever une épée et de me battre au coude à coude avec vous, braves gens. »
Roc agita la main qui lui restait. « Dis ce que tu as à dire, Garuda. »
« Bien sûr. J’ai longuement réfléchi à la façon de rendre service à notre royaume. Donc, la famille Lunae est prête à offrir à la force expéditionnaire toutes ses économies et ses fournitures militaires. »
L’offre de Garuda coupa immédiatement le souffle des vieux membres de la chambre qui se tenaient encore à proximité. Roc était également stupéfait par cette offre gracieuse.
La famille Lunae n’était pas une entreprise marchande typique. La plupart des services de restauration et de fabrication dans tout Skycloud étaient liés à eux d’une manière ou d’une autre. Après tout, Garuda n’était pas connu comme l’homme le plus riche du royaume sans raison. S’il décidait d’être un mécène pour le corps expéditionnaire, cela signifierait beaucoup.
La nouvelle allait certainement ravir le général Skye !
Cependant, Roc n’accepta pas immédiatement. Bien sûr, ça n’allait pas être aussi facile. Garuda était un homme d’affaires. Tout ce qu’il faisait était une mesure du coût par rapport au bénéfice.
Le ploutocrate poursuivit : « De plus, il y a plusieurs jeunes membres de notre famille qui, malgré notre statut inférieur, visent la grandeur. Des guerriers entraînés qui, je l’espère, pourront rejoindre l’armée dans sa juste mission. Eux, et moi, sommes impatients d’apporter la gloire à Skycloud. »
Roc le regarda d’un air sceptique. « C’est tout ? »
Un gloussement ironique jaillit de la gorge du gros homme. Il était presque désolé quand il dit, « Et encore une chose. »
À ce moment-là, une belle jeune fille aux cheveux d’or entra dans la chambre. Garuda s’empressa de la présenter. « Voici Claudia Lunae, membre de la Ligue des Chasseurs de Démons. Elle a gagné les honneurs et le commandement d’une petite escouade, et si c’est possible, je serais honoré que l’envoyé lui permette de voyager avec lui pendant un certain temps. Pour servir Skycloud à sa façon. »
Roc avait du mal à lire les intentions du gros homme. Y avait-il quelque chose qui n’allait pas dans son cerveau ? Roc n’était pas le seul à penser ainsi, car beaucoup d’autres ne comprenaient pas les offres d’aide généreuses du patriarche.
Garuda tapota légèrement la sueur de son visage corpulent. « La vie d’un homme humble comme moi a peu de perspectives. J’espère seulement contribuer à ce que nos hommes et femmes en uniforme se battent pour notre avenir. Peut-être pourriez-vous faire comprendre au Général Skye combien la famille Lunae est désireuse de rendre service. »
Après un moment de réflexion, Roc ne trouva rien à redire à cette offre. Il jeta un bref coup d’œil à la jeune femme qui se tenait silencieusement à proximité et finit par acquiescer. « Je ne suis pas en service militaire actif, donc je crains qu’il n’y ait pas beaucoup d’occasions pour cette jeune femme de faire ses preuves. Mais je peux lui recommander quelqu’un. Si elle lui proposait ses services, elle pourrait y trouver son compte. »
Garuda ouvrit de grands yeux. « Qui ? »
« Un jeune homme mais en qui le général a placé de grands espoirs. Il est certain qu’il sera un pilier des forces de notre armée. Bien que peu connaissent son nom jusqu’à présent, il se prépare déjà à reprendre mon poste de gardien des Talons de Dieu. Ils travaillent toujours indépendamment du corps expéditionnaire et accomplissent des missions secrètes au service de notre pays. » Roc marqua une pause pendant un moment. « Les Talons ont subi de nombreuses pertes dans les Blisterpeaks. Si cette jeune femme fait ses preuves, je ne vois pas comment il pourrait refuser son aide. »
Garuda immédiatement répondit, « Excellent ! Très bien. Merci, milord émissaire – du fond de mon simple cœur ! ».
Roc tourna ensuite son regard vers Claudia. « Il se trouve que je dois le trouver maintenant afin de lui transmettre officiellement le commandement. Si la jeune fille n’a pas d’objection, nous pouvons partir immédiatement, et je peux faire les présentations. »
Le visage de bois de Claudia se transforma en un froncement de sourcils.
Une force expéditionnaire ? L’idée ne l’enchantait pas. Elle avait vu assez de vérité et de cruauté pendant ses trois ans dans l’armée des enfers.
Ces derniers temps, Claudia avait envie de se cultiver. Elle s’était échappée de ce vilain monde des affaires pour servir d’instructeur à l’Académie des Chasseurs de Démons. Cependant, bien qu’elle ne soit pas satisfaite de l’accord, elle n’avait pas d’autre choix que de capituler sous le regard pressant de son père. « Très bien. »
Elle n’avait pas le choix. Elle était la fille du patriarche et était tenue d’obéir.
Le but de son père était de transformer les Lunae en une force dominante. Son rêve était de pouvoir garder la tête haute parmi les autres nobles et de joindre sa voix à la leur dans la salle d’audience du Temple. Il n’y avait rien qu’il n’aurait pas sacrifié pour atteindre ce but, y compris sa propre fille.