Livre 3, Chapitre Épilogue – Rentrer à la maison
Le jour suivant, un dirigeable était en route pour la ville de Skycloud. C’était la dernière restructuration de l’armée sur ordre du général Skye.
Après la chute du mur, l’armée frontalière de Skycloud était intégrée à son corps expéditionnaire. Les forces défensives du royaume devenaient ainsi une branche de son attaque.
En intégrant les ressources personnelles de la famille Polaris, le général Skye prit le commandement personnel de l’armée expéditionnaire. C’était un pari. Le commandant mettait, en fait, tous ses œufs dans le même panier et partait en guerre contre toutes les terres désolées.
La nouvelle armée était massive. Drake Thane, ancien lieutenant-commandant de l’armée des frontières, et l’ancien chef de son avant-garde se voyaient chacun attribuer un corps à part entière. Sur le papier, cela ressemblait à une rétrogradation, mais en réalité, ils recevaient un commandement indépendant qui s’accompagnait de plus de responsabilités et de pouvoir.
Et qui s’en tirait le mieux ? Hammont, bien sûr.
L’ancien magistrat de Sandbar, un officier de base à qui on ne donnait guère de respect, avait attiré l’attention du général Skye après une série d’actes impressionnants. Il avait été élevé par le général et avait reçu un poste de commandant logistique du corps de Drake. Ses nouvelles fonctions consistaient à offrir un soutien arrière à leur force expéditionnaire.
C’était une promotion de quatre ou cinq rangs ! D’un officier subalterne à un commandant !
Bien que son champ d’action se situe derrière les lignes de front, il s’agit néanmoins d’une position d’autorité. Il voyait cela comme une bénédiction d’en haut, et soudain, c’était presque trop pour lui.
Il l’avait fait. Il avait accompli le rêve qui l’animait depuis qu’il était enfant. La joie et l’enthousiasme se répandaient en lui, et la première chose qu’il voulait faire était de retourner dans sa petite ville natale pour annoncer à tout le monde l’heureuse nouvelle.
Il pensait à sa mère, une honnête villageoise. Après la mort de son père à un jeune âge, elle avait subvenu aux besoins de la famille grâce à ses talents de tailleur et avait élevé Hammont toute seule. Elle avait travaillé nuit et jour pour s’assurer qu’il puisse suivre une formation de soldat. Pour s’assurer qu’il devienne fort, elle ne prenait que les restes et s’assurait que tout ce qu’ils pouvaient s’offrir de mieux allait à son fils. Il se souvenait qu’elle s’était évanouie plus d’une fois parce qu’elle n’avait pas assez mangé.
Maintenant, il voulait s’assurer qu’elle pouvait garder la tête haute. Son fils avait apporté l’honneur à leur famille. Il était commandant d’armée ! Le premier de son village depuis des centaines d’années !
Hammont ne put retenir quelques larmes chaudes et excitées de rouler sur ses grosses joues. Il avait pris soin d’emmener Cloudhawk avec lui, car il était à l’origine de toute sa bonne fortune récente. Il n’était pas exagéré de dire qu’il était son grand bienfaiteur, l’homme qui avait changé la vie d’un petit soldat.
Il voulait que sa mère et les autres villageois reconnaissent la grandeur de cet homme.
Cloudhawk hésitait, bien sûr – ce n’était pas son genre. Mais lorsque l’ordre vint du Général Skye lui-même d’escorter Hammont chez lui, il n’eut d’autre choix que d’obtempérer.
Aurore ne savait pas quoi faire une fois qu’elle aurait perdu son titre de Templier, alors elle décida de rester avec lui. De toute façon, ce n’était pas trop loin. Ça ferait une bonne distraction.
Hammont bavardait sans fin sur sa vie d’enfant. Il aimait particulièrement décrire combien les choses avaient été difficiles pour sa pauvre mère. C’était une nouvelle histoire pour Aurore, qui avait grandi avec tous ses besoins satisfaits. Cloudhawk, quant à lui, n’était pas affecté par les paroles piteuses du gros homme, il s’était plutôt promené sur le pont du dirigeable et avait apprécié la vue.
C’était la première fois qu’il voyait les terres élyséennes d’en haut après la chute du mur. Pour la première fois, il saisissait vraiment l’ampleur de la catastrophe que Skycloud avait subie.
D’en haut, il pouvait voir que de nombreux bâtiments magnifiques et délicats de la ville avaient été endommagés. De nombreux secteurs de la ville étaient marqués par les tragédies qui avaient frappé les uns après les autres. S’il ne le savait pas, il dirait que cela ressemblait aux séquelles d’une guerre.
Là où les quais étaient autrefois un bourdonnement d’activité, il n’y avait maintenant presque rien. Seuls les vaisseaux militaires flottaient dans les airs ces jours-ci. La plupart des vaisseaux civils étaient détruits. Depuis la perte d’une grande partie de l’énergie illimitée du royaume, les secteurs du commerce et du transport avaient cessé de fonctionner.
La cascade miraculeuse qui se déversait des cieux sur la ville avait disparu. Il ne restait plus rien pour montrer qu’elle avait existé. La pléthore de miracles qui avait autrefois attiré l’attention avait disparu. Des chaînes de montagnes spectaculaires avaient commencé à jaunir. Les lacs émeraude s’asséchaient. Tout était touché, aussi loin que l’on pouvait voir. Et ceux qui souffraient le plus étaient le peuple élyséen.
Le long de son chemin, le dirigeable survola plusieurs communes, dont beaucoup étaient détruites. Leurs citoyens étaient devenus des indigents, des sans-abri. Sans la protection du mur, ces colonies plus éloignées avaient commencé à subir les attaques de bandes errantes de “sauvages”. De belles et tranquilles villes avaient été saccagées, et leurs populations assassinées.
Des endroits qui avaient connu la sécurité et la tranquillité pendant des générations avaient succombé au chaos en une nuit. Cloudhawk a été frappé par la fragilité d’une vie de paix et de prospérité. Il y pensait tout en réfléchissant aux paroles du Général.
À mesure que la guerre éclatait, les monceaux de cadavres et les rivières de sang ne faisaient que croître. Tôt ou tard, le monde entier deviendrait un mausolée.
Il ne pouvait pas changer le monde. Il n’avait pas ce genre de pouvoir ou d’autorité. Mais, et s’il était comme le Général Skye ? Et s’il était un homme comme Arcturus Cloude ? Que pourrait-il faire alors ?
Mais, en gagnant quelque chose, on perd autre chose. Comment choisir le bon chemin ?
Le navire de guerre finit par atteindre sa destination, un petit village indescriptible au milieu de nulle part.
Hammont, le visage rougeaud et rayonnant de fierté, criait des ordres à ses hommes : « Vite ! Déchargez les marchandises. Tout va à ma mère et aux autres villageois. Je suis un homme de moyens maintenant. Je ne peux pas laisser mon peuple penser que je suis devenu avare. »
Aurore ne put s’empêcher de se renfrogner intérieurement. Le gros homme se souciait beaucoup de son apparence. Il avait donné des années de tout ce qu’il avait pu rassembler, demandant même une année d’avance sur son salaire militaire pour pouvoir jouer les gros bonnets dans sa ville natale.
Cloudhawk lui jeta un regard en coin comme pour dire : « Ce n’était pas facile pour ce gros lard. Ne lui fais pas passer un mauvais moment. »
On aurait dit qu’une tempête de sable était passée par là récemment. Le sable et le gravier recouvraient tout, des cultures aux toits. Plusieurs des humbles habitations semblaient prêtes à s’effondrer. Les villageois s’affairaient à nettoyer et réparer ce qu’ils pouvaient quand ils virent le vaisseau de guerre approcher. Hammont et ses soldats furent accueillis par de larges sourires à leur approche.
L’un d’entre eux, un vieil homme, avança en boitant, soutenu par deux hommes qui le soutenaient de chaque côté. Il ne reconnut pas Hammont immédiatement, mais il reconnut l’insigne d’officier sur son armure et l’épée à sa hanche. Il se laissa soigneusement tomber au sol, se prosternant respectueusement. « Cet humble homme est ravi de saluer notre illustre officier. »
Ce qui valut un petit rire à Hammont. « Qu’est-ce que c’est que tout ça, l’ancien ? Tu ne te souviens pas de moi ? Hammy ? Tu me poursuivais avec une canne quand je volais des fruits dans tes champs. »
Le vieil homme leva les yeux, fixant le visage rondouillard à moitié caché derrière un casque. Une expression d’incrédulité se dessina lentement sur son visage ridé. « Hammy ? Tu es Hammont ? T-tu… tu es un commandant maintenant ! »
Les autres villageois entendirent et se rassemblèrent. Ils restèrent bouche bée quand ils virent qui c’était. Il était un célèbre fauteur de troubles à l’époque. Beaucoup doutaient qu’il arrive à quelque chose.
Hammont se tenait debout, la tête haute et les épaules en arrière. Faisant claquer son armure fraîchement polie, il parla d’une voix forte et digne. « Je l’ai dit quand j’ai quitté le village, je ne reviendrais pas avant d’être un commandant de mes propres forces. J’ai tenu ma promesse. Où est Mère ? J’ai préparé beaucoup de choses pour elle, des produits de qualité venus de la ville de Skycloud. Elle va être tellement surprise. Enfin, un peu de réconfort après une longue vie de dur labeur. »
Immédiatement, l’atmosphère changea. Cloudhawk le ressentit. L’aîné et les autres villageois avaient un air étrange lorsqu’il fit sa demande à haute voix, et aucun ne répondit immédiatement.
Hammont sentit lui aussi le changement. Il demanda à nouveau : « Pourquoi ne dites-vous rien ? Où est ma mère ? »
Le vieil homme laissa échapper un long soupir prolongé. « Tu arrives trop tard, je le crains. »
Le visage du gros homme se décomposa. « Quoi ? »
« Il y a quelques jours, quand le mur est tombé, une tempête est passée. Un rocher a frappé sa maison. Quand nous sommes arrivés chez ta mère, son état était déjà très mauvais. Elle criait ton nom quand elle est morte… Oh, Hammont. Si tu étais venu il y a quelques jours… elle aurait été si fière de te voir maintenant. »
Morte ? Elle ne peut pas l’être. Il ne pouvait pas croire qu’elle était morte juste parce que cet homme l’avait dit !
Cloudhawk et Aurore échangèrent un regard silencieux. Le retour glorieux de Hammont ne s’était pas déroulé comme il l’avait espéré.
« Non ! C’est impossible ! Je ne le crois pas ! » Comment le pourrait-il ? Il jeta son brillant casque d’officier dans la poussière et le fixa de ses yeux rouges et humides. « Ne me mens pas ! Où est ma mère ? ! Emmène-moi la voir tout de suite ! »
Ils le firent, et il apprit que ce qu’ils avaient dit était vrai. Elle était morte, enterrée derrière une église voisine.
Hammont fixa la pierre tombale froide comme si c’était lui qui était enterré là. Il se mit à genoux et ne dit rien. Là, le gros homme resta un jour entier.
Le destin prenait une telle joie dans le traitement cruel de l’homme.
La mère de Hammont avait travaillé dur toute sa vie pour subvenir aux besoins de son fils. Elle avait mis de côté tous ses espoirs et ses rêves pour qu’il puisse réaliser les siens, pour qu’un jour, il puisse se distinguer de la masse.
Et il avait réussi. Hammont était devenu la fierté de son village, son représentant le plus accompli. Il était rentré à la maison pour offrir à sa mère la vie noble qu’elle avait toujours méritée.
Mais elle ne connaîtrait jamais sa grande réussite et ne vivrait pas comme il le souhaitait. Elle reposerait tranquillement dans sa tombe pour toujours. Hammont n’avait même pas eu la chance de lui dire au revoir.
Cloudhawk ne savait pas trop quoi dire. Le désastre soudain et le regret écrasant… il n’y avait pas de mots pour les changer.
« Maman… tu as toujours aimé prier ici. Maintenant, tu en fais partie. Tu peux écouter les beaux hymnes toute la journée. » Hammont se leva et tendit la main pour caresser doucement la pierre tombale. « Tu as toujours aimé les fleurs, alors j’ai apporté des graines de Skycloud. La gloire de Dieu. Je vais les faire planter tout autour du cimetière pour qu’elles soient avec toi quand je ne suis pas là. Pour que tu ne te sentes pas seule. »
Cloudhawk s’avança et tapota l’épaule de Hammont. Il voulait partager quelques mots de réconfort mais ne savait pas quoi dire. Il n’avait jamais eu de père ou de mère, et il avait vu tellement de morts au fil des ans. Alors à la place, il se tenait à ses côtés, offrant du réconfort par sa proximité.
« Maître Cloudhawk… Je vais bien. Ne vous inquiétez pas pour moi. » Hammont esquissa un sourire. « Ma mère était une femme de foi. Son âme est certainement avec les dieux sur le mont Sumeru. C’est juste que… toute sa vie, son espoir était que je réussisse. Maintenant que c’est fait, je suis devant elle, et elle ne le voit pas. Je ne comprends pas pourquoi les dieux ont choisi de la prendre. Pourquoi n’ont-ils pas pu attendre deux jours ? Je suis sûr qu’elle aurait été heureuse de partir après avoir vu ce que son dur labeur avait donné. »
« Oui… Je vois ce que tu veux dire. »
« Un commandant n’est plus assez bon. Je dois être un général ! Je deviendrai le plus grand soldat de l’histoire de Skycloud, et on criera mon nom si fort que Mère l’entendra du sommet de la montagne céleste ! »
Hammont arracha son casque du sol. Ses yeux de fouine brûlaient de détermination.
« Oui ! C’est ce que je vais faire ! Mère, attends. Je te rendrai fière ! »
Aurore le regarda brûler avec une ferveur renouvelée et, après un moment de surprise, ne put s’empêcher de partager ses pensées avec Cloudhawk qui avait laissé le gros homme à lui-même. « Général ? Lui ? Allons, ne sois pas ridicule ! A-t-il perdu la tête à la mort de sa mère ? »
« Il n’y a rien d’impossible. Tout est possible dans ce monde. Comment peut-il le savoir s’il n’essaie jamais ? » Cloudhawk se retourna vers l’homme ordinaire mais résolu qui se tenait toujours au-dessus de la tombe. « Aide-moi à envoyer un message au Général. »
« Quoi, tu ne vas pas y retourner ? Que veux-tu dire ? »
« Dis-lui que j’ai pensé à ce qu’il a dit, et que j’accepte. »
Cloudhawk leva les yeux vers les nuages qui flottaient vers l’horizon, et son regard devint résolu. Aurore observa son profil et ne put empêcher le sourire de se dessiner sur ses lèvres. Il y avait une rare tendresse dans son visage.