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Chapitre 10 – Un interminable déjeuner
Chapitre 9 – Supplice aux Hospices Menu à suivre...

Alors que je m’apprêtai à traverser une large avenue grouillante de véhicules, Vasilka agrippa ma manche et me retint. N’affectionnant guère ce genre de geste, je me tournai vers lui et le dardai d’un œil noir.

— Arrête de tirer sur ma veste s’il te plaît ! maugréai-je poliment. Tu vas la froisser et me la salir avec tes mains pleines de doigts.

— Pardon monsieur, s’excusa-t-il en me tendant sa main, mais faut que je vous donne la main pour traverser. Maman veut pas que je traverse sans donner la main à un adulte.

À cette justification je manquai de m’étouffer et le regardai avec stupeur, les yeux grandement écarquillés. Mais qu’est-ce donc ce spécimen étrange ! Ma parole je rêve encore, je dois encore être dans mon lit, en train de décuver de la veille et tout ce que je vis depuis ce matin n’est que purs songes ! Je vérifierais bien cela en me jetant sous un fiacre mais si mon intuition se révélait fausse alors je ne jugerais pas cher de mon état après avoir été écrasé par le poids des sabots et celui des roues… Je n’y survivrais pas et voir ma tête affichée dans la gazette locale accompagnée d’un petit résumé de l’affaire ne me réjouissait pas le moins du monde ; un moment de gloire, mais à quel prix ! Le grand Charles Darwin se moquerait bien de moi avec une mort aussi ridicule.

Conscient qu’il fallait que je me montre aimable avec hurluberlu pour espérer empocher une coquette somme à la sortie, je pris une profonde inspiration et soupirai. Puis, je lui tendis ma paume qu’il pressa de sa main moite. Tout en ayant un haut-le-cœur à ce contact, j’examinai la route et patientai le moment opportun pour la traverser. Je ne savais pas pourquoi, peut-être était-ce la gêne de cette situation cocasse, mais je voyais le regard des riverains se poser sur moi avec condescendance ou amusement.

Je ravalai ma fierté et, une fois de l’autre côté, lâchai prestement sa main, essuyant la mienne avec panache sur mon veston comme si elle venait d’être contaminée.

Après une minute de marche, le restaurant la Belle Époque se dessinait devant nous avec sa belle façade en pierre écrue et aux portes cernées de marqueterie noire ; un chic, une élégance.

Avant d’entrer, je me tournai vers mon étrange compagnon et le dévisageai avec un certain dédain, espérant ne pas essuyer de brimade publique à cause de lui.

— J’espère que ta chère maman t’a bien éduquée et que tu sais te comporter correctement en société ! lançai-je cyniquement.

— Oh oui ! Je ne suis jamais allé au restaurant monsieur, avoua-t-il, mais si c’est comme pour le Lys d’Or ou la Casa Veche alors oui je sais ce qu’il faut faire et pas faire quand il y a des gens ! Maman me l’a enseigné. Et le gentil Magnus me donne souvent des astuces.

Dubitatif, je passai une main sur ma moustache et me la lissai. Puis, n’ayant d’autre choix que d’honorer mon contrat, j’ouvris la porte et le laissai entrer.

À l’intérieur, nous fûmes dirigés à une table présente dans un coin. À peine assis, les cartes nous fûmes apportées et je commandai immédiatement une bouteille de vin rouge local ; car j’en aurais grand besoin pour supporter ce déjeuner désastreux. Peu enclin à faire la conversation, je me mis à l’étudier trouvant le plat principal du menu déjeuner fortement alléchant en plus d’être relativement abordable : un bœuf bourguignon, rien de mieux pour tenir au corps et apaiser les mœurs.

Une fois mon choix effectué, je posai la carte sur le coin et remarquai que Vasilka me regardait intensément.

— Il y a quoi de bon à manger ici ? me demanda-t-il.

Me souvenant qu’il ne savait pas lire je lui énumérai rapidement l’ensemble des mets à disposition. Il porta son dévolu sur les œufs au plat accompagnés d’une tranche de jambon ; son péché mignon. Le serveur arriva avec ma boisson tant convoitée et nous servit un verre à chacun d’entre nous. Puis il prit nos commandes et repartit.

Réjoui, je sirotai mon verre, laissant la boisson écarlate imprégner mon palais, faisant frétiller mes papilles si délicatement meurtries par les bulles de champagne de la veille. Pour apprécier davantage ces arômes boisés, je fermai mes yeux. Lorsque je les rouvris, je m’aperçus que mon compagnon de déjeuner n’avait pas touché son verre et, à la place, croquai avidement dans les morceaux de pains frais mis à disposition dans la corbeille. Il dévorait allègrement la croûte avant d’engloutir la mie qu’il malaxait de ses doigts comme de la glaise.

— Tu ne bois pas ton verre ? m’enquis-je en haussant un sourcil, passant outre ses manières étranges.

La bouche pleine, il hocha négativement la tête et, après avoir dégluti bruyamment et passé nonchalamment sa langue sur ses lèvres, il me répondit :

— J’ai pas le droit d’en boire, monsieur ! Maman me l’interdit. Je risque d’être sévèrement puni si elle sait que j’en ai bu ne serait-ce qu’une minuscule goutte.

— Pourquoi cela ?

— Je suis trop jeune monsieur !

J’eus un petit rire, certes il était déconseillé de donner de l’alcool aux mineurs de moins de vingt et un ans, en France tout du moins. Mais provenant d’une famille d’agriculteurs, ayant grandi en pleine campagne entre les vignes et les tonneaux, j’y avais touché dès mon plus jeune âge. Je soupçonnais même ma mère de nous mettre un soupçon de liqueur dans notre biberon de lait afin de nous endormir plus aisément le soir venu.

— Eh bien soit, ta chère maman n’est pas là, alors bois ! C’est un excellent vin et même si tu n’es pas connaisseur, ton palais te remerciera pour cette sainte boisson. Et, comme tu le dis si bien, promis je ne dirai rien à ta mère.

Voulant la jouer amicalement et m’amuser un peu de son ignorance, je lui adressai un clin d’œil conjugué à un sourire malicieux.

— Ce sera notre petit secret ! ajoutai-je d’une voix mielleuse.

Il fit la moue puis, après quelques instants de réflexion, trempa ses lèvres dans le breuvage qu’il avala d’une traite avant de s’essuyer la bouche d’un revers de la main. Je fus outré à cette vision ; en même temps, à quoi d’autre pouvais-je m’attendre ? Je voulus lui faire une remarque mais le serveur revint, les bras chargés de nos plats.

Alors que je m’emparai de ma fourchette, je vis le garçon renifler son assiette, plongeant son nez à seulement quelques centimètres des œufs comme le ferait un chien.

— Hum ! Ça sent rudement bon ! dit-il avec aplomb.

Offusqué, je claquai des doigts et lui fis signe discrètement de se redresser afin de ne pas gêner la clientèle annexe. Il s’exécuta et commença à manger, engloutissant les œufs avec la voracité d’un ogre affamé, plaquant farouchement ses morceaux de pain dans le jaune sur lequel il rajoutait une bonne dose de sel et de poivre.

— Tu aimes les œufs à ce que je vois ! ne puis-je m’empêcher de lui faire remarquer.

— Oh oui monsieur ! J’adore ça ! Surtout les gros œufs d’oie à la coque. Et j’aime regarder les coquilles, elles sont si petites et si blanches par rapport à la mienne.

Pensant avoir mal compris, je fronçai les sourcils et lui demandai de répéter. Chose faite, je laissai échapper un rire nerveux ; qui, hormis les biologistes, les ornithologues ou les conservateurs, collectionnait des coquilles d’œufs ?

— Et ta coquille si particulière, elle provient de quel oiseau ? demandai-je, conscient qu’il devait probablement s’agir d’un œuf de grive connu pour sa jolie couleur bleue mouchetée de noir.

— Oh non ! monsieur, elle ne provient pas d’un oiseau, c’est la mienne ! Elle est un peu plus grosse que celle d’une autruche et elle est toute vert de jade, comme mes yeux ! Comme je l’ai pas mal brisé lorsque j’ai éclos alors avec maman on l’a recollé avec la technique japonaise du Kintsugi. Du coup, maintenant elle est toute striée d’or. Je la garde précieusement à côté de mon lit et je la caresse souvent et…

Médusé, je demeurai interdit, tiraillé par l’envie de l’étrangler pour ces balivernes qu’il ne cessait de débiter avec une franche assurance fortement dérangeante ou celle de m’asséner une gifle monumentale à l’écoute de telles âneries qui provenaient certainement de mon imagination. Ainsi, pour ne pas aggraver mon état, désespéré d’être ivre en permanence depuis la veille au soir, j’écartai soigneusement le verre de vin et m’éclipsai un instant pour aller m’asperger le visage d’eau claire dans les sanitaires.

Devant le miroir du petit endroit, je me donnai deux ou trois gifles afin de me réveiller. Par pitié raisonne-toi mon grand ! m’exclamai-je en observant attentivement mes yeux quadrillés de vaisseaux rouges. Puis je rejoignis mon poste et terminai mon repas sans décrocher un mot, écoutant d’une oreille les verbiages incessants de Vasilka, pris par son récit.

Je m’imaginai que le déjeuner en sa compagnie serait long. Mais je n’imaginais pas qu’il le soit à ce point là !



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