Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 55 – Le cimetière et l’hôpital
Arrivé en métro sur la rive Sud de la rivière Tussock, Klein loua une voiture pour se rendre au cimetière d’Aston, situé à la périphérie du Quartier Sud et régi par l’Église du Dieu de la Vapeur et des Machines.
Le crépuscule venu, les arbres environnants qui donnaient l’impression de sortir leurs crocs et de brandir leurs griffes, masquaient la lumière tels des monstres tapis dans les ténèbres.
Lorsqu’il eut empoché les 4 Solis de Klein, le cocher jeta un coup d’œil en direction du cimetière :
– « Dois-je vous attendre ici ? » Marmonna-t-il.
– « Ce ne sera pas nécessaire. Je suis ici pour voir un ami », prétexta Klein.
Aussitôt, il vit le visage de l’homme changer.
Nous sommes dans un cimetière… Rendre visite à un ami alors que la nuit tombe… Le cœur du cocher battait la chamade.
Reprenant ses esprits, son client précisa en souriant:
– « C’est le gardien du cimetière. »
Le cocher en fut aussitôt soulagé mais préférant ne pas s’attarder, il lança ses chevaux et partit.
En attendant qu’il fasse nuit noire, Klein fit le tour du cimetière.
La nuit étant tombée, les émissions de fumée et de poussière diminuèrent de beaucoup. Le vent était froid et mordant, et le brouillard en partie dissipé. Même si l’on ne percevait guère d’étoiles, la lune cramoisie fit une apparition furtive, projetant sur le sol une lueur semblable à un voile.
Klein se frappa quatre fois la poitrine dans le sens des aiguilles d’une montre pour symboliser la lune puis mit ses gants, se hissa par-dessus la clôture de fer et pénétra dans le cimetière.
Particulièrement prudent, il regarda autour de lui, avisa au hasard un coin isolé et prit dans sa main le sifflet de cuivre.
À quelques pas de lui se dressait une pierre tombale à la photographie souillée et dont l’épitaphe, à la lumière de la lune, était extrêmement floue. Klein mit quelques secondes à la déchiffrer.
« Ami, si tu passes par-là, aide-moi à me relever. Merci ! »
Voilà un gentleman plein d’humour… C’est vous que je choisis !
Klein s’arrêta, s’adossa aux arbres qui abritaient la tombe du soleil et de la pluie et attendit patiemment dans la nuit froide.
Durant vingt minutes et pour passer le temps, il lança en l’air le sifflet d’Azik et le rattrapa.
Aucun signe de retour à la vie des morts… Se dit le jeune homme en refermant sa montre à gousset. Je reviendrai ici dans deux jours pour voir s’il y a du changement . Si rien ne se produit, j’aurai compris que le sifflet ne peut affecter les corps qu’un prêtre a voués au repos par le biais d’un rituel…
Sur cette pensée, Klein remit dans sa poche l’antique et délicat sifflet.
Au Royaume de Loen, on distinguait trois types d’enterrements. Le premier, réservé aux classes moyenne et supérieure qui vivaient dans l’abondance, comprenait le corps et un cercueil. Le second était la crémation, les cendres étant conservées dans une urne. C’était généralement ce que choisissaient les classes moyenne et inférieures, ainsi que les ouvriers qualifiés qui, s’ils avaient les moyens de payer la crémation, trouvaient que les cercueils étaient un gaspillage d’argent. Ceci dit et dans certains cas, les facteurs religieux et gouvernementaux pouvaient jouer, comme c’était le cas pour les fidèles de l’Éternel Soleil Flamboyant. La majorité d’entre eux se faisaient incinérer, les pauvres n’ayant qu’une petite somme à régler grâce à l’aide qui leur était allouée par le gouvernement.
Le troisième, réservé aux pauvres qui ne pouvaient pas s’offrir de cercueils et ne souhaitaient pas de crémation, consistait à envelopper le corps et à l’enterrer.
Mais au vu des tombes et des pierres tombales, Klein savait que le défunt choisi avait été enterré dans un cercueil.
Si le sifflet en cuivre d’Azik avait vraiment le pouvoir de ressusciter les morts, même en admettant que celui-ci ne soit plus qu’un tas d’os, il aurait dû y avoir une réaction, tout du moins un bruit sourd si le défunt était dans l’incapacité d’ouvrir le couvercle de son cercueil.
Alors qu’il se dirigeait vers la clôture, Klein se dit soudain qu’il avait négligé un aspect nécessaire à la rigueur de son expérience.
Je devrais les classer par catégories. Certains cadavres sont ici depuis longtemps. Il me faudrait en trouver un qui ait été enterré récemment. Ce n’est qu’ainsi que je pourrai tirer une conclusion précise.
Le reste du temps se passa essentiellement à jouer au chat et à la souris avec le gardien jusqu’à ce qu’il trouve une tombe où une cérémonie d’inhumation avait eu lieu le jour même.
Il attendit une demi-heure cette fois mais rien d’étrange ne se produisit.
Ouf, je suis déjà en mesure d’affirmer que le sifflet en cuivre de M. Azik n’a aucun effet sur un cadavre ayant fait l’objet d’un rituel de repos de l’âme. Il n’est guère puissant. Non, je me trompe. Ce sifflet n’est pas destiné à ressusciter les morts mais à convoquer un messager, la résurrection n’étant qu’un dommage collatéral !
Klein resserra son manteau à double boutonnage et se dirigea vers la clôture de fer avec l’intention de rentrer se changer avant de tenter sa seconde expérience. Celle-ci porterait sur des personnes récemment décédées et n’ayant pas fait l’objet d’un rituel.
La plupart du temps, on trouvait ce type de sujets dans les morgues des hôpitaux !
Le jeune homme escalada la clôture et reprit à pied le chemin du Quartier Sud. La nuit était froide et sinistre, les environs mortellement calmes et silencieux. Seuls les arbres à feuilles persistantes et couvertes de poussière frissonnaient légèrement.
Cela lui rappela la nuit où il était revenu d’entre les morts. Cette fois-là aussi, il avait dû marcher du cimetière jusqu’à la ville.
Klein soupira et brusquement, se mit à courir comme pour tenter de se débarrasser de la mélancolie qui l’envahissait.
Une bonne demi-heure plus tard, ayant rejoint le Quartier Sud, il loua une calèche direction la station de métro la plus proche.
Les stations ne fermant pas avant une heure, cela lui permettrait d’économiser pas mal d’argent.
…
Aux petites heures du matin, notre détective enfila un uniforme bleu-gris d’ouvrier, mit une casquette et se rendit à l’hôpital St Estin, un institut caritatif appartenant à l’Église du Dieu de la Vapeur et des Machines situé dans le Quartier du Pont de Backlund.
Beaucoup de pauvres y mouraient de maladie et comme on ne savait où mettre les corps, ceux-ci étaient conservés à la morgue en attendant d’être incinérés par le gouvernement ou remis à la faculté de médecine. Si ce phénomène était très courant en été, on n’en voyait pas beaucoup en automne ou en hiver une fois le froid venu.
Cependant, à une époque où l’air conditionné n’existait pas et où il n’y avait pas d’équipement permettant de garder les corps au frais, la morgue de l’hôpital ne pouvait se permettre de les conserver trop longtemps. Ceux destinés à la faculté étaient embaumés au plus vite et on lavait les autres pour les enterrer le lendemain. C’étaient, bien sûr, des règles appliquées en été mais qui étaient beaucoup plus souples en automne et en hiver, c’est pourquoi l’on trouvait beaucoup plus de corps à la morgue durant cette période.
La morgue de St. Estin se trouvant au sous-sol, il y faisait relativement frais, même en été, et en automne et hiver, un froid mordant.
Mettant à profit ce qu’il avait appris en tant que Faucon de Nuit, Klein fit appel à son agilité et à son équilibre de Clown pour s’introduire dans le sous-sol en évitant les médecins et infirmières qui étaient de service.
Il n’avait pas encore atteint la morgue qu’un frisson lui parcourut le dos.
Passant rapidement devant la loge du concierge, le jeune homme prit un bout de fil et déverrouilla doucement la porte de la morgue.
C’était l’une de ses astuces pour s’infiltrer et traquer !
Lentement et sans un bruit, il poussa la porte de sa main droite gantée de noir et simultanément, enveloppa le sifflet de son énergie spirituelle pour voir si cela pourrait le préserver des effets négatifs.
Il semblait faire plus froid à la morgue que dans le couloir. La plupart des cadavres, enfermés dans des sacs mortuaires, reposaient dans des armoires de fer. Seuls quelques-uns, placés sur de longues tables au centre de la pièce, semblaient attendre qu’on les examine.
En tant que Clown de la Séquence 8, Klein n’était plus effrayé par de telles visions, tout juste ressentait-il un certain malaise instinctif.
Avec précaution, il referma la porte et fit le tour des longues tables.
Une dizaine de minutes plus tard, il laissa échapper une bouffée de buée : aucun des cadavres n’était revenu à la vie.
Il est presque temps… Se dit-il en sortant sa montre à gousset.
Lorsqu’il fut prêt, Klein retira son énergie spirituelle du sifflet de cuivre.
Était-ce psychologique ? Il avait l’impression que les lieux étaient encore plus silencieux. Se fiant à ses instincts de Voyant, il cessa de faire les cent pas et recula jusqu’à la porte.
Il estima le temps écoulé : deux minutes environ.
Soudain, l’un des cadavres étendus sur une table se redressa !
On entendit comme des coups frappés provenant des armoires. On aurait dit que l’enfer était sur le point de se déchaîner !
– « Cramoisi ! » lança Klein à voix basse, après quoi il injecta son énergie spirituelle dans Charme de Requiem et le lança.
Alors que des flammes d’un bleu glacé s’élevaient tranquillement, et qu’une noirceur sereine et douce se répandait dans la pièce, les corps reprirent leur position initiale et les coups frappés dans les armoires cessèrent.
Klein, qui s’était déjà trouvé face à ce genre de situation, restait sur ses gardes. Il utilisa un second Charme de Requiem, puis le troisième et dernier en raison du nombre de cadavres présents et afin d’être sûr.
Pas mal… Il n’affecte, en effet, que les défunts n’ayant pas fait l’objet d’un rituel pour leur repos, y compris ceux dont il n’y a pas trop longtemps qu’ils sont morts et les zombies. Par ailleurs, le fait de protéger le sifflet de mon énergie spirituelle peut prévenir ces effets, se dit le jeune homme avec un sourire.
Voyant qu’aucun des cadavres n’avait de réaction anormale, il se préparait à ouvrir la porte et à s’en aller lorsque soudain, il entendit des bruits de pas dans le couloir et vit s’infiltrer une légère lueur.
Attiré par le bruit des coups, le vieux gardien approchait, une lanterne à la main !
Klein regarda autour de lui, posa la main sur la porte et, avec agilité, sauta juste au-dessus de celle-ci. Tout en assurant un parfait équilibre, il s’agrippa aux bosses et fissures.
C’est alors que le gardien introduisit sa clé dans la serrure, ouvrit la porte et entra dans la pièce.
Il fit quelques pas en avant, brandit sa lanterne et examina les armoires de fer, les longues tables et les cadavres.
Derrière lui, Klein sauta agilement de son perchoir et atterrit sans faire le moindre bruit.
Profitant de l’occasion pour s’échapper, il se cacha quelques secondes dans la loge du gardien et retourna prudemment au rez-de-chaussée.
N’ayant rien remarqué d’anormal durant son inspection, le vieil homme, qui craignait les cadavres, marmonna quelque chose, sortit, referma la porte à clé et ne s’attarda pas.
De retour à son poste de garde, il s’enveloppa d’une fine couverture, attendit quelques minutes que son cœur, qui battait la chamade, s’apaise et murmura :
– « Ces vieux types, dans l’espoir de me faire peur, ne cessent de me parler de choses bizarres qui se produiraient à la morgue. Les bruits étranges que j’ai entendus doivent également en faire partie. Mais c’est sans importance et par ailleurs, les corps ne sont pas revenus à la vie !
« Les zombies et les spectres n’existent pas ! »
Au même moment, Klein, ravi d’avoir échappé à une menace potentielle, marchait tranquillement dans la rue sombre et silencieuse en admirant les élégants réverbères. Il était impatient d’assister aux prochaines réunions de Transcendants.
S’il parvenait à se procurer une arme à effet spécial, il serait en mesure d’obtenir l’un des principaux ingrédients composant la potion du Magicien !
Hmm… Même si je n’ai pas beaucoup d’argent actuellement, j’ai encore beaucoup d’atouts pour faire des échanges. Je pourrais, par exemple, utiliser la formule de la potion du Télépathe, celle du Barde ou encore du Supplicateur de Lumière. De plus, la digestion de ma potion de Clown est plus rapide que je ne l’aurais cru, ceci en raison d’une série d’événements et du fait que j’ai découvert l’essence nécessaire au jeu de rôle. Je l’aurai bientôt totalement assimilée…
Tandis qu’il arpentait de nuit les rues de Backlund, le jeune homme laissa son esprit vagabonder.