Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 49 – Le rêve
Dans ce couloir froid et lugubre, Klein sentit un frisson le parcourir. Détournant le regard, il dit à sa garde du corps :
– « Retournons. »
À la façon dont le sifflet de cuivre a réagi, il est probable qu’il y ait dans cette pièce un terrible esprit maléfique, probablement plus dangereux que Rosago et le Contre-amiral Ouragan… Il erre dans ces lieux depuis des siècles, voire des milliers d’années et a peut-être le niveau d’un Transcendant de Haute Séquence. S’il n’avait pas rencontré de difficultés à exercer ses pouvoirs au-delà de cette pièce, je serais déjà mort… Même si Miss Garde du Corps est une puissante Séquence 5 et même en unissant nos pouvoirs, nous n’aurions aucune chance de renverser le cours du combat. Il ne faut pas présumer de sa force. Je ne peux me laisser séduire par ces supposées caractéristiques Transcendantes et objets occultes… La cupidité mène souvent à la mort… Se dit Klein pour se convaincre.
Son garde du corps tourna la tête vers lui et demanda, le regard quasi vide d’émotions :
– « Et ensuite ? »
Ensuite ? Klein serra les dents et répondit sur un ton décidé :
– « Nous enverrons Millet Carter chercher la police. Qui sait quand cet esprit maléfique s’échappera. Il est préférable d’en finir au plus vite. Finalement non, ça ne marchera pas. Millet Carter n’en sait pas suffisamment pour que la police lui accorde l’attention nécessaire. Le premier groupe qui viendra explorer cet endroit subira de lourdes pertes et pourrait même, indirectement, aider l’esprit maléfique à se libérer de ses chaînes. De plus et en ce qui me concerne, pour avoir vu ces statues, un détective comme moi pourrait être réduit au silence… Euh… Avez-vous vu les os et la lumière spirituelle lorsque nous étions dans la pièce ? »
À nouveau, la jeune femme regarda en direction de la porte de pierre entr’ouverte et hocha légèrement la tête.
Klein réfléchit rapidement:
– « À mon avis, il s’agit des restes d’explorateurs qui nous ont précédés et que l’esprit maléfique a tués. L’un d’eux, un Transcendant, a laissé des objets occultes. Cela pourrait avoir un rapport avec la famille du Vicomte qui vivait au-delà de ces locaux. J’ai l’intention de me renseigner sur leur nom de famille et me rendre à la bibliothèque dans l’espoir de trouver des informations sur leurs descendants. Peut-être obtiendrai-je de précieux indices.
« Lorsque j’aurai procédé à une première évaluation de la situation, je prendrai ma décision en fonction de sa gravité. Je pourrai soit me procurer des explosifs et détruire la porte, soit envoyer une lettre anonyme à la police avec force détails sur ce mauvais esprit. Cependant, je vais devoir réfléchir au moyen de ne pas prendre de risques.
« Comme ce n’est pas trop urgent, Je peux prendre mon temps. »
Miss Garde du Corps, qui écoutait calmement, regarda devant elle :
– « Ne pensez-vous pas faire appel à des gens pour exorciser ce mauvais esprit ?
« Quand bien même il n’y aurait pas d’objets occultes, les reliques, une fois l’esprit dissipé, seront plutôt précieuses. »
C’est la première fois que vous parlez autant… Probablement… Se dit Klein.
– « Le risque est trop important. Ma vie et ma santé sont primordiales », répondit-il sans hésiter.
Puis, pesant ses mots, il ajouta : « Vous êtes la personne la plus puissante que je connaisse et pourtant, d’après ce que j’ai pu voir tout à l’heure, vous ne me semblez pas de taille à affronter cet esprit maléfique. Je ne vois pas d’autre moyen d’en finir que d’appeler la police. »
La jeune femme se retourna, son visage pâle quelque peu translucide.
– « Vous avez encore un peu de bon sens », commenta-t-elle calmement avant de se diriger vers la sortie.
Mis à part le fait qu’on me soupçonne d’être sous l’influence du Vrai Créateur, en quoi ai-je l’air d’un fou ? Ironisa Klein en son for intérieur.
Sa lanterne et sa canne à la main, il suivit son garde du corps avec l’impression persistante d’être observé par les yeux froids qu’il avait aperçus dans le sombre couloir.
Ce sentiment perdura jusqu’à ce qu’ils eussent franchi la porte de pierre à l’aura antique, après quoi il disparut.
Klein referma la porte, scellant ainsi les chandeliers inversés, les éraflures et les effrayantes statues représentant les six divinités qui allaient ainsi pouvoir poursuivre leur “sommeil” millénaire dans cette obscurité et ce silence immuables.
Après avoir épousseté ses vêtements, il prit la lanterne dans son autre main et s’empressa de regagner le sous-sol de Millet Carter. Quant à son garde du corps, comme à son habitude, elle s’était volatilisée.
Millet Carter faisait les cent pas dans la cave. Sitôt qu’il aperçut Klein, il demanda précipitamment :
– « Alors ? Qu’avez-vous découvert ? »
Le détective, qui avait déjà préparé son excuse, lui dit d’un air effrayé :
– « Terrible, cet endroit grouille de serpents et j’ai pu constater de nombreux éboulements. J’ai l’intention de recueillir des informations, de rassembler de la main d’œuvre et une fois les préparatifs terminés, de procéder à une autre tournée d’exploration. D’ici là, il est préférable que vous ne laissiez personne y entrer. Croyez-moi, il y a plus de serpents venimeux là-dedans que vous ne pouvez l’imaginer. »
Millet poussa un soupir :
– « Risquent-t-ils de sortir ? Connaissez-vous des experts capables de s’en occuper ? »
– « Je vais demander de l’aide et faire l’impossible pour régler ce problème. Nous sommes en automne et il fait froid, les serpents ne bougeront pas si personne ne s’avise d’aller les déranger. »
– « Entendu mais s’il vous plaît, faites vite. Je vais fermer cette porte et empêcher quiconque d’entrer », répondit Millet, un peu rassuré.
Conscient que son client était vraiment impressionné par ses propos, il posa sa lanterne, releva ses lunettes à monture dorée d’un coup de coude et dit :
– « Prochaine étape : je vais recueillir quelques informations et me faire une idée de la disposition des lieux avant de procéder à une nouvelle exploration.
« Pour ce faire, vous allez devoir me dire qui était exactement ce Vicomte, premier propriétaire de cette demeure. »
Si Millet avait acheté ce domaine, c’était précisément parce qu’il avait appartenu à un noble. Aussi répondit-il immédiatement :
– « Le vicomte Pound. »
– « Que savez-vous de lui et de sa famille ? » Demanda Klein sur un ton professionnel.
Le vieil homme réfléchit :
– « Pas grand-chose. Je sais seulement qu’il a gagné son titre aristocratique lors de la Bataille du Serment Violé. Il a connu une période de gloire mais des décennies plus tard, a brusquement décliné pour des raisons inconnues. La famille ayant perdu un à un tous ses héritiers, elle a été contrainte de rechercher des parents éloignés pour conserver le titre. Quant au nouveau Vicomte Pound, héhé… Il a dilapidé la plus grosse partie de la fortune familiale et a été rétrogradé au rang de Baronnet par le roi. Il est sans doute encore à Backlund, menacé à tout instant de faillite. »
La Bataille du Serment Violé ? Celle qui a commencé en 738 au cours de la Cinquième Époque ? Se remémora instinctivement Klein qui était diplômé en histoire.
Cette guerre, qui s’était déroulée environ six siècles auparavant, était une guerre de religion. À l’origine, le Royaume de Feynapotter, au Sud, croyait à la fois en la Terre Mère et au Dieu du Savoir et de la Sagesse, mais sous l’influence de certains facteurs, les deux églises étaient entrées en désaccord et leurs fidèles s’affrontaient souvent.
Ses deux voisins du Nord, le Royaume de Loen et le Royaume d’Intis, avaient saisi cette opportunité pour déclencher une guerre au nom de la protection de la liberté religieuse. Vers la fin du conflit, l’Empire Feysac s’était joint à la mêlée et avait tenté de faire avorter les manigances de Loen et d’Intis sans toutefois parvenir à renverser la situation.
Au final, les pays situés à la frontière entre Loen et Feynapotter et entre Intis et Feynapotter, comme Lenburg, Masin et Segar, gagnèrent leur indépendance. Essentiellement composés de fidèles du Dieu du Savoir et de la Sagesse, ils délaissèrent l’Église de la Terre Mère qui devint l’unique religion du Royaume de Feynapotter.
Le conflit, qui avait duré cinq ans, fut appelé Bataille du Serment Violé dans la mesure où les deux camps s’accusaient mutuellement d’avoir violé le Serment Sacré à la fin de la Quatrième Époque.
S’ensuivirent plus de 300 ans de paix sur le Continent Nord. Non pas qu’il n’y eût plus de conflits entre les nations, mais on ne vit plus de guerres de cette ampleur. Cela dura ainsi jusqu’à ce que Roselle invente le moteur à vapeur et améliore les voiliers ainsi que l’artillerie.
C’est en tout cas ce que disent les manuels d’histoire… Mais maintenant que j’y pense, s’il était question de foi, cela impliquait certainement des Transcendants. Il a dû y avoir entre eux une guerre intense… Ceci dit, on prétend qu’ils étaient peu nombreux à cette époque… Des batailles d’escadrons ? Le déclin soudain de la famille Pound et la disparition successive de tous ses héritiers, survenus il y a des décennies, auraient-ils un rapport avec la découverte de l’antique structure souterraine ?
Pensif, Klein demanda :
– « Savez-vous où vit actuellement le Baronnet Pound ? »
– « Je suis désolé, je l’ignore », répondit Millet.
Klein lui posa encore quelques questions, mais conscient qu’il n’en apprendrait pas davantage, le jeune homme salua le propriétaire et retourna chez lui.
Il était presque dix-sept heures et le ciel était aussi sombre que s’il faisait nuit. Persuadé qu’à cette heure les bibliothèques publiques étaient fermées, il oublia pour un moment le souterrain et se mit à préparer le dîner.
Lui qui aurait voulu apprendre à préparer des nouilles Feynapotter d’après une recette trouvée dans un journal se retrouva avec des nouilles à la viande, à la sauce et aux légumes. À sa grande surprise, c’était plutôt bon.
Une fois rassasié, le jeune homme tira à pile ou face pour savoir s’il devait informer la police de ses découvertes. La réponse fut négative.
…
La soirée à Backlund était aussi sereine qu’ailleurs, tout au moins dans le Quartier de Cherwood.
Klein dormait profondément, errant entre différents songes lorsque soudain, il réalisa avec un sursaut qu’il était en train de rêver.
Quelqu’un s’immiscerait-il dans mes rêves ?
Retenant son envie de froncer les sourcils, il regarda autour de lui, confus.
Il se trouvait dans un désert jaune, brûlant.
Soudain, il entendit un rugissement venu du ciel et un énorme monstre noir et or le survola.
La créature avait un corps robuste semblable à celui d’un lézard, et sur le dos de larges ailes recouvertes de peau. Elle était en descente et masquait le soleil.
Un dragon ! Un puissant dragon ! Pensa Klein en apercevant ses écailles de la taille d’une assiette, sa bouche béante qui émettait une lumière vive et deux pupilles verticales couleur d’or sombre.
Le dragon rugit et cracha un rayon de lumière dont on aurait dit qu’il enveloppait toute chose. Très vite, de vastes étendues de désert furent détruites.
Au milieu de cette lumière, une silhouette bondit dans les airs.
C’était un homme de trois ou quatre mètres de haut mais dépourvu de l’unique œil vertical qui caractérise habituellement les géants. Son visage était jeune et beau, et il portait une armure noire visiblement tachée de sang.
Ce chevalier géant brandit son épée vers le ciel et d’innombrables flammes d’un blanc bleuté aux légers reflets violets se condensèrent pour former de longues lances qui filèrent droit sur le dragon. On aurait dit que dans ce combat, il était assisté d’une armée de Transcendants !
Sous cette pluie de météorites, le chevalier bondit sur la tête du dragon et abattit son épée.
En un instant, les images rémanentes qu’il avait créées précédemment se superposèrent et les rayons de l’épée devinrent des éclairs entrecroisés.
Le sol trembla violemment et le dragon tomba, éclaboussant partout un sang couleur d’or sombre.
Soudain, l’image céda place à une porte ensanglantée, celle-là même que le jeune homme avait vue dans l’antique souterrain, dans le courant de l’après-midi.
Avec un grincement, la porte s’entrouvrit et il put apercevoir une chaise noire à haut dossier sur laquelle était assis un homme de taille normale.
Tête baissée, il était silencieux et immobile, comme mort.
À mesure que l’angle de vue se rapprochait, il put nettement distinguer sa tenue. On aurait dit le chevalier qui venait de tuer le dragon et qui portait encore son armure noire tachée de sang, à la différence près que ce n’était plus un géant !
C’est alors que l’homme, brusquement, leva la tête. Son jeune et beau visage montrait de terrifiants signes de décomposition et ses yeux sans émotion étaient aussi froids que de la glace.
Effrayé, Klein se réveilla en sursaut. Le clair de lune d’un rouge sombre filtrait à travers les rideaux.