Il y a trois mois de cela, lorsque Zheng Tan avait rencontré Patapouf pour la première fois, ce dernier était petit et mince. Maintenant, il commençait à bien porter son nom. Le chat noir admirait la vielle dame qui l’avait ainsi nommé, pour sa prévoyance.
Percevant un mouvement sur le balcon, Patapouf se retourna pour regarder dehors. Malheureusement, ce fut trop pour les nouilles instantanées sur lesquelles il était assis, qui craquèrent avec un bruit sec.
En entendant cela, Patapouf se figea immédiatement puis reprit sa position initiale. Ses oreilles basses et son museau reflétaient sa désolation.
Zheng Tan se sentit coupable. Apparemment, le casse-croûte de minuit de Patapouf était fichu.
La maîtresse de ce chat rondouillard, une vieille dame, avait un fils dans l’armée. De temps en temps, elle l’emmenait avec elle lorsqu’elle lui rendait visite au camp. Parfois, c’était le fils qui venait la voir. Ces jours-là étaient le pire cauchemar de Patapouf.
Le jeune félin noir se remémora son entraînement militaire durant sa première année à l’université. À chaque fois qu’il faisait une erreur, son supérieur le contraignait à rester au garde-à-vous des heures durant. Il n’aurait pas été très réaliste d’appliquer cela à un chat. C’est pourquoi lorsque Patapouf faisait quelque chose de mal, le fils de la vieille dame le forçait à se tapir sur un paquet de nouilles instantanées. La qualité et la quantité de ses casse-croûtes dépendaient de leur état en fin de punition.
Papa Jiao ayant garé son scooter, Zheng Tan bondit de la balustrade du balcon et le suivit jusqu’à la maison.
Mama Jiao était déjà rentrée lorsqu’ils arrivèrent. Elle lança au chat couleur charbon un drôle de regard qui ne lui plut guère. Il se précipita donc dans la chambre de Gu Youzi pour espionner derrière la porte.
– “Que se passe-t-il ?” Demanda le père.
Sa femme soupira.
– “Hé bien.. Tigre est mort.”
Zheng Tan se figea, surpris. Quelques jours auparavant, Tigre faisait encore des bonds plein d’énergie. Comment était-il possible qu’il fut mort ?
Il continua à écouter et se rendit compte qu’en réalité, ils avaient voulu dire “castré”1. Tigre serait donc devenu un eunuque ?!
– “Ling m’a dit que cela l’aiderait à mettre fin à certaines de ses mauvaises habitudes. Puisque Tigre a 8 mois maintenant, ils l’ont emmené subir l’opération chirurgicale.”
Un long silence suivit.
– “Aujourd’hui, Ling m’a demandé si nous avions l’intention d’emmener Charbon chez M. Guo pour faire de même. Je lui ai répondu que non.”
Zheng Tan sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il retint sa respiration jusqu’à ce qu’il entende la dernière phrase de Mama Jiao. Au fait, Charbon était son nom de chat. Il était noir après tout. C’était typique, il le savait.
– “Notre chat n’a pas besoin de cette opération.” Dit Papa Jiao avec emphase. “Tous les chats ne sont pas semblables. Celui de cette famille avait besoin d’être châtré, mais pas le nôtre. Si jamais elle y fait à nouveau allusion, refuse sans hésiter.”
– “C’est bien ce que je pensais.”
En voyant que son mari soutenait sa décision, Mama Jiao sourit, soulagée.
De son côté, Zheng Tan fit de même. Il ne voulait pas perdre sa virilité. Il aurait préféré s’enfuir plutôt que de subir cette opération. Après tout, son âme était toujours humaine.
Bien sûr, il se sentait mal pour le chat tigré, mais cela ne dura qu’une minute. Celui-ci faisait pipi partout. Même quand il était à la maison, il réussissait toujours à faire pipi hors de sa litière à chaque fois. Sa famille avait dû lui trouver une litière à double couche. Dehors, il était encore pire. On pouvait sentir l’odeur du pipi de chat dans tout le quartier résidentiel. Zheng Tan avait dû à plusieurs reprises lui donner une leçon mais ce félin n’apprenait rien.
Puisque Tigre n’était pas en danger de mort, il décida de ne pas s’inquiéter. Les chats avaient leur propre destinée. Depuis qu’il avait intégré cette vie, il se disait qu’il faudrait bien s’y faire.
Le jour suivant, l’otaku qui habitait de l’autre côté du couloir vint frapper à la porte. Les cercles noirs autour de ses yeux lui mangeaient le visage.
C’était un samedi. Les enfants étaient à la maison et appréciaient leur paisible petit-déjeuner.
– “Oh, mais tu es bien matinal !” S’exclama Mama Jiao , surprise, en ouvrant la porte.
Il était déjà neuf heures. Comment était-il possible qu’il fût matinal ?
Gu Youzi regarda dehors : le soleil brillait déjà. Elle échangea un regard avec Jiao Yuan. Têtes baissées, les deux enfants préférèrent faire semblant de se concentrer sur leurs nouilles et leurs œufs.
Mais tout de même, il était tôt pour Qu. Mama Jiao le savait : le garçon se levait rarement avant midi.
Qu eut un sourire forcé et promena son regard à travers le salon.
– “Hum… Frère Jiao est-il ici ?”
– “Il avait des sessions en laboratoire aussi est-il parti très tôt dans la matinée. Si c’est urgent, je peux l’appeler.” Proposa la mère.
– “Hé bien… Vous savez… ça n’est rien d’aussi important.” Les yeux de Qu fixèrent le tabouret près de la salle à manger. Plus précisément le chat, qui, assis dessus, était occupé à manger des nouilles. “Dîtes, Madame Gu, pourrais-je…peut-être…emprunter votre chat ?”
Jiao Yuan et Gu Youzi levèrent simultanément la tête de leurs bols. Ils fixèrent Qu qui se tenait à la porte, gêné. Ils se souvinrent qu’une certaine personne s’était vantée le mois précédent de ne pas avoir de rats dans sa maison.
Sous le regard des enfants, le jeune homme se sentit encore plus embarrassé et fit semblant de tousser.
– “J’en avais déjà parlé à Frère Jiao hier.”
Mama Jiao ne lui donna pas de fil à retordre. Pour elle, le fait de vouloir emprunter son chat ne signifiait qu’une chose : ce dernier était talentueux. Cela la remplissait de fierté.
Elle fit signe de la main.
– “Bien sûr ! Viens le chercher quand tu veux.”
Zheng Tan et les enfants restèrent sans voix. Mama Jiao était toujours assez dictatoriale lorsque Papa Jiao n’était pas là.
– “Oh, merci beaucoup ! Je viendrai chercher Charbon aujourd’hui, après dîner. Ça alors ! Vous n’avez aucune idée de combien ce rat me rend fou.”
Qu était si soulagé d’avoir obtenu cette permission qu’il rentra chez lui triomphant.
Un large sourire se dessina sur le visage de Mama Jiao.
– “Voilà l’avantage d’avoir un chat.”
Jiao Yuan piqua ses nouilles avec sa fourchette et tenta d’imiter l’otaku.
– “Y’a pas de rongeurs chez moi, pas un seul.”
Sa mère lui donna une petite tape derrière la tête.
– “Mange ton assiette.”
Gu Youzi fit la moue. Elle n’avait pas l’air contente.
Aux alentours de huit heures du soir, Qu vint chercher Zheng Tan. Mama Jiao n’eut pas besoin de le forcer, le jeune félin sortit de lui-même et traversa le couloir avec détermination. Il devait le faire tôt ou tard, il était donc préférable de s’en débarrasser aujourd’hui. Sinon à quoi servirait l’entraînement de la veille ?
Jiao Yuan l’encouragea depuis la porte de leur appartement.
– “Vas-y Charbon ! Montre-leur comment on fait !”
Mama Jiao n’était pas impressionnée.
– “A vos devoirs, maintenant. Attention, sinon plus d’argent de poche.”
Zheng Tan suivit Qu à l’intérieur.
À première vue, la chambre semblait familière. C’était un vrai bazar. Exactement comme la sienne auparavant.
En regardant de plus près, il remarqua des créatures qui ne lui étaient pas étrangères.
Dès son entrée, il avait aperçu des cafards. L’un d’eux venait juste de filer dans la salle de bain, un autre avait fui sous le meuble de rangement et celui qui se trouvait le plus près de lui le vit, marqua une pause, puis agita ses antennes avant de plonger sous une pile de magazines.
C’étaient les plus vieux insectes vivant sur Terre. Ces petits rampants qui jadis avaient vécu en même temps que les dinosaures étaient connus pour leur capacité à survivre. Apparemment, ils évoluaient encore. Dieu seul savait ce qu’ils pourraient devenir.
1 En chinois, le mot “qù shì” a la même prononciation pour “castré” et “mort”, malgré le fait qu’il ne s’écrive pas de la même façon.