Passé la porte, mes muscles tendus purent enfin se détendre. Ce n’était donc pas un rêve, je venais bien de voir Cerbère se faire caresser comme un vulgaire animal d’appartement.
“Les temps changent.”
Nous marchions au pas morne du guide. Celui-ci n’hésitait pas à étaler ses connaissances sur les lieux mais contrairement à ma déesse, cela ne m’intéressait absolument pas. Je voyais bien qu’il essayait de se rapprocher d’elle, mais il était plus gênant qu’autre chose. Néanmoins, il devrait faire attention à son autre bras, qui dit mains baladeuses dit blessures douloureuses.
Ses techniques de drague n’avaient pas l’air de bien marcher vu la distance grandissante entre eux. Pour chaque pas fait vers elle, Athéna en faisait deux sur le côté. En même temps, quelle idée d’essayer de flirter avec la déesse de la sagesse… Elle n’était qu’intéressée par la connaissance, et encore. Elle aimait bien la guerre et les olives.
Nous arrivâmes à notre premier obstacle : le Styx, un vaste fleuve opaque. Une énorme foule était rassemblée devant un seul bateau, enfin une seule barque, celle de Charon, le nocher des Enfers. On pouvait distinguer deux groupes dans cet amas d’ombres mortes. Celles qui avaient de quoi payer le trajet et celles qui erraient et qui suppliaient.
Ce n’était évidemment pas un spectacle que j’appréciais voir. Cette scission entre riches et pauvres me rappelait de mauvais souvenirs. C’était sûrement une des raisons pour lesquelles les Enfers n’étaient pas considérés comme un lieu touristique : il y avait trop de discrimination.
“Toujours autant de queue ici, dis donc, lâcha Athéna en coupant la file.
– Hey ! Il y a des règles ici !
– Vous pouvez attendre de toute façon, vous êtes morts, rouspéta-t-elle.
– Respecte les défunts s’il te plaît, dis-je en m’excusant auprès des personnes que l’on avait dépassées.
– Thanatos ? Qu’est-ce que tu fais là ? demanda le nocher.
– Hadès m’a chargé de les guider. Ils cherchent une chouette.
– Une chouette ? Ah ! Oui, je l’ai vue passer.
– Tu ne l’as pas retenue ?! s’exclama Athéna.
– Ah, je me disais bien que cela ressemblait au Symbole d’une déesse que je connaissais. Eh bien, non, je ne l’ai pas fait. Ton hibou a payé donc je n’allais pas le retenir.
– Ce n’est pas un hibou mais une chouette, ou à la rigueur une chevêche. Attends, quoi ? Elle a payé ? Une obole ?
– Oui, une obole.
– Où est-ce qu’elle a trouvé ça ?
– D’ailleurs, si vous n’avez pas d’oboles, décalez-vous, j’ai des clients qui m’attendent.
– Tiens, emmène-nous, je te prie, dis-je poliment en sortant de mon sac les pièces que j’avais amenées.
– Heureusement qu’il y a encore des jeunes bien éduqués. Montez.”
Avant de monter, je versais le reste de ma sacoche par terre. Des centaines d’oboles tombaient peu à peu sur le sol boueux. Tous les yeux se tournèrent vers moi.
“Vous pouvez vous servir mais si j’en vois un seul qui prend deux pièces, je l’emmène avec moi au Tartare.”
Il n’y avait pas de bonnes intentions derrière cette action. Il s’agissait plus d’un acte égoïste. Leurs pleurs et leurs plaintes m’étaient insupportables. C’était tout. Il ne fallait pas s’imaginer que le titre de Héros n’était donné qu’aux saints. Ces derniers étaient dans une catégorie à part.
“Thanatos, je sais que tu as peur mais tu ralentis tout le monde, grogna Charon.
– Je vais réussir à mettre le deuxième pied, laisse-moi juste respirer. Il faut que je sois calme pour ne pas rater le pas.
– Ce n’est pas un pas qu’il te manque, c’est du courage.
– Allez, hein, j’en ai marre d’attendre, dit Athéna avant de sauter dans la barque.
– AAaaaaaAh !”
Quel con. Je pris la main d’Athéna pour qu’elle ne soit pas entraînée dans la chute de l’autre idiot et je la fis asseoir à mes côtés. Elle souffla un coup avant de me dire d’aller le sauver.
Pourquoi le sauver ? Un autre dieu de la mort le remplacerait. Il y en avait tellement maintenant, puis ça créerait de l’emploi.
De toute façon, il commençait à m’agacer. D’un autre côté, Hadès nous avait confié à lui, donc, techniquement, il nous avait été confié également… Mais il fallait dire que c’était vraiment un incapable. Il ne savait même pas nager. Enfin, c’était l’occasion de voir si le plâtre flotte.
“Je coule, je coule ! Aidez-moi ! Sinon, je vais vous tuer la prochaine fois que vous vous endormez !” hurlait-il en agitant son bras cassé.
Après m’être fait secoué par Athéna pendant une trentaine de secondes, je pouvais tirer ma conclusion : cela n’avait pas l’air de flotter. Bon, il avait assez souffert, le pauvre. Déjà qu’il était blessé.
“Je vous hais, je vous hais ! Je vous tuerai tous ! Surtout toi Héros de la Malchance, je te maudis ! Tu ne mérites pas sa compagnie !”
J’allais me lever, vraiment, mais tant pis. Il n’était même pas capable de supporter l’hypnose du fleuve. Puis franchement, quelle impolitesse. Je croisai les bras et fermai les yeux. Un dieu n’allait pas mourir pour si peu, il disparaîtrait juste quelques siècles avant de reprendre forme. Peut-être qu’il deviendrait plus malin et qu’il apprendrait à nager à ce moment-là. Et la politesse, tant qu’on y était.
Ce fut Charon qui lui tendit sa pagaie pour le sauver de la noyade. Trempé, il essayait tant bien que mal de reprendre sa respiration. Puis après quelques vomissements, il s’évanouit.
“Nous sommes prêts à partir”, dit Charon en commençant à faire avancer sa barque le long du fleuve de la haine.