Mon amour pour les manga m’a conduit au centre commercial pour compléter ma collection. J’analysais chacun des rayons pour trouver la perle rare. Brrr, j’adore cette odeur envoûtante des Shōnen et des Shōjo et ce doux parfum captivant des Nekketsu et des Ecchi… Je veux ce manga… ces manga… ces millions de manga… Je les désire tous…
— Lève-toi, Kinari ! s’écrie Chizu, ma petite sœur, avant de me gifler.
— Aïe !
Je me frotte les yeux et vérifie l’heure sur le réveil de ma table de nuit.
Sept heures trente.
— Enlève la bave qui dégouline de tes lèvres et rejoins-moi pour le petit-déj, idiot.
Un rêve… ce n’était qu’un rêve.
Je regarde de nouveau, du coin de l’œil, mon réveil.
15 Avril 2016.
C’est aujourd’hui la rentrée des classes, ce jour si misérable où les normies font connaissance.
Quelle plaie !
Je m’étire puis rampe de mon lit jusqu’à la cuisine en regrettant ma lecture nocturne de la veille.
— J’arrive, Chizu.
Je me presse pour ne pas arriver en retard au lycée. Sur le pas de la porte, un cri retentit et me fait sursauter. Je m’arrête dans mon élan.
— Grand frère !
— Oui ?
— Je t’ai préparé un bento pour ton premier jour !
— Merci, Chizu.
Ma sœur était toujours très attentionnée. C’est la seule à parvenir à me soutirer de nombreux sourires. Elle s’occupe de tout, de mes réveils, de mes repas, se soucie constamment de moi. Nous sommes tout l’un pour l’autre, Chizu est mon unique raison de vivre. Nos parents l’ont délaissé, alors je dois l’aider, chaque jour. Même si ces derniers temps, c’est plutôt l’inverse.
Je me résous à partir et prends alors le chemin pour le lycée Kanagawa Kibogaoka.
Il fait assez chaud, les cerisiers dressent tous leurs feuillages rosâtres. Sur la route, je contemple la mer au loin bordée par la rue commerçante de la ville de Yokohama. Malgré l’horizon, le ciel limpide, le soleil embrasé, les couleurs me paraissent ternes. Les sourires des passants semblent faux.
Pourquoi ils dissimulent leurs soucis quotidiens ?
La rentrée des classes est un jour si important pour des tas d’étudiants, mais moi, je m’en moque.
Têto, entends ma prière. Je souhaite que personne ne m’adresse la parole de l’année.
J’analyse l’établissement, balaie du regard un coin où je pourrais passer trois années paisibles.
— C’est grand, ici.
Ce lycée semble trois fois plus grand que mon collège, devant le portail, une horde d’élèves heureux, de l’autre côté, des personnes nageant dans le bonheur.
J’suis où ? C’est ça leur fameuse rentrée ?
Génial.
— Cet univers en 3D me dépasse.
Arrêtez de cacher vos problèmes en dressant des sourires aussi absurdes.
Je traverse le couloir pour consulter le tableau d’affichage, celui qui m’indiquerait la classe dans laquelle je serais affecté.
Devant, la foule s’agite. Je me faufile parmi ce troupeau lorsque j’entends une voix féminine crier hâtivement derrière moi. L’intéressée se retourne vivement vers l’appel, certainement de son amie, me fouettant au passage le visage avec ses cheveux.
L’odeur de ses longues boucles châtains éveille étrangement mes sens. Surprise, elle m’observe de ses yeux émeraude, puis s’excuse en souriant.
Une joie emplie d’innocence et de naïveté.
Étonnamment, mon attention ne se détache pas de sa figure. Quelque chose chez elle m’intrigue comme une impression de déjà-vu. Elle s’agenouille devant moi et récupère les affaires qu’elle avait fait tomber.
Les regards se fixent sur moi. Sur la scène, les élèves chuchotent, imaginant certainement d’horribles choses.
J’fais quoi ? Elle ferait quoi Chizu dans cette situation ?
Les critiques à mon égard m’ont tétanisé
— Pourquoi il fait rien, lui ?
— Laisse-le ! Regarde comment il est fringué, c’est un pur otaku.
— Il me dégoûte.
Quelle plaie, cette première journée !
La jeune fille me scrute avec confusion.
— Désolée ! répète-t-elle inlassablement
Je garde le silence quand elle a froncé subitement les sourcils.
— On s’est déjà vu, non ?
— J’crois pas.
— Moi, c’est Anzu Shimizu, et toi ?
Elle va pas me lâcher.
Ça m’agace d’être le centre d’attention. Je décide de suivre les conseils de ma sœur, et me présente amicalement.
Je me penche vers elle.
— Kinari Yamazaki, enchanté.
— T’es dans quelle classe ?
— J’sais pas.
La situation me gêne beaucoup, certainement parce que je suis un solitaire dans l’âme. Parler à une fille, ça ne me ressemble pas.
Elle pointe du doigt le panneau d’affichage et bégaye.
— Ton nom est là, Yamazaki-kun.
Je remarque ses joues s’empourprer avant qu’elle ne les cache sous son écharpe. Sans doute pour échapper à l’embarras d’être ainsi examinée.
— On est dans la même classe !
Génial.
— Ouais.
— Bon, on doit y aller, s’exclame-t-elle en me poussant en direction du gymnase.
Le fameux discours de la rentrée, j’adore.
Dans un silence pesant, nous marchons tous les deux. De temps à autre, je tourne la tête vers elle pour l’observer. Elle parait joyeuse et souriante. Nul doute, elle est mon opposée. C’est sûrement ça qui attire tant mon regard. Je possède un véritable don pour discerner ce genre de chose. En voyant le visage de quelqu’un, je devine automatiquement quel type de personne c’est.
Sur le chemin, nous avons croisé Ono Sayu, une amie d’enfance de Shimizu. Affectée dans une classe différente de la nôtre, elle est petite et assez discrète. Son nœud papillon n’a aucun défaut.
Une perfectionniste.
Shimizu salue sa camarade et nous rejoignons la salle de sport où nous nous sommes répartis par rang. L’héroïne des normies se trouve devant moi. Le directeur du lycée traverse la scène. Avant de m’endormir sur place, il me semble l’avoir entendu tousser. À mon réveil, je me suis rendu compte que je n’avais absolument rien suivi de l’allocution du proviseur. Honnêtement, je ne sais pas si c’est ma fatigue de la veille ou son discours, mais je me sens vraiment épuisé.
En sortant pour chercher ma salle de cours, je découvre que la porte est déjà ouverte. J’y suis entré, puis ai balayé la pièce d’un coup d’œil pour trouver une place où m’asseoir. Celle au fond de la classe côté fenêtre m’a intéressé. L’horizon me relaxe. D’après Chizu, c’est la place parfaite pour ne pas se faire remarquer, alors je m’y suis installé.
Aucune trace de Shimizu.
Je rêvasse, la vue sur les nuages, tout en me demandant pourquoi elle porte une si grosse écharpe alors que la chaleur est insoutenable.
Un impact au niveau du front m’a extirpé une exclamation de douleur.
— Aïe !
Je lève la tête en me frottant les yeux, puis balaie du regard la classe. Mes camarades rient aux éclats. La blessure m’irradie le crâne et provient sans doute de la craie que qui gît au sol. Notre professeure a dû me la jeter pour me réveiller.
Je me suis endormi pendant la première heure de cours.
Dire que je ne voulais pas me faire remarquer, je commence bien. M’excuser, je dois m’excuser.
— Désolé, sensei, ça ne se reproduira plus.
— Bien, continuons, s’exclame-t-elle en étouffant un rire.
Du coin de l’œil, j’ai constaté que Shimizu était ma voisine. Elle doit certainement se moquer de moi dès le premier jour.
La honte.
Embarrassé, je ne trouve pas mes mots, me contente de rougir et de détourner le regard.
La cloche retentit. Nous pouvons enfin déjeuner. J’avais remarqué un distributeur de boissons sur le chemin qui mène au gymnase, je m’y suis rendu. Je choisis une limonade et me dirige dans ma salle de classe pour déguster le bento préparé par Chizu. Je mange seul. Rien de plus normal pour un solitaire.
Les cours ont repris rapidement, durant l’un de ces derniers, j’ai eu une envie pressante. Lorsque je suis revenu des toilettes, un bout de papier posé à côté de ma trousse a attiré mon attention. J’ai lu brièvement son contenu.
On rentre ensemble ce soir, signé Shimizu.
C’est la première fois que quelqu’un souhaite se retrouver en ma compagnie. Je décide de le mettre dans ma poche. La jeune fille accapare toute ma concentration, mon regard ne peut plus se détacher d’elle. Je l’examine sous toutes les coutures, avant de prendre conscience que je l’épie honteusement. D’après ma petite sœur, ce n’est pas poli et je risque de la mettre mal à l’aise. Non sans effort, je détourne alors les yeux vers la fenêtre.
En pleine réflexion, je me demande si je suis réellement le destinataire de ce mot. Si c’est le cas, pourquoi Shimizu souhaite-t-elle rentrer avec moi ? Quelque chose cloche. Cette question tourne en boucle dans mon esprit.
Les heures passent et je ne calcule plus le nombre de fois où Shimizu m’avait lancé un regard glacial. Ça m’angoisse. J’ignore quoi lui dire. De toute manière je connais ni ses passions, ni ses goûts et encore moins ses centres d’intérêt.
J’suis censé faire quoi !
La sonnerie me délivre enfin de mon calvaire. Perdu, je m’apprête à m’en aller, mais Shimizu me barre la route.
— Quand est-ce que tu comptais me répondre ? Idiot ! s’écrie-t-elle, baissant la tête avec déception.
La classe se tourne vers nous, et observe la scène.
— Elle s’est déclarée à cet otaku ?
— C’est impossible, je ne peux pas y croire !
Ils se méprennent tous. Je dois absolument remettre tout ça au clair.
Réfléchis, réfléchis, réfléchis.
Si je lui réponds sur un bout de papier dès maintenant, le malentendu sera retiré, et je marquerai des points amicaux.
Je l’espère.
Je sors une feuille de mon sac, sur laquelle j’écris : oui. Signé Yamazaki.
Je m’incline alors devant elle et tends les bras.
— Tiens !
Quand elle en a pris connaissance, elle a ouvert de grands yeux réjouis et rougit de nouveau. Ses cheveux bouclés châtains m’ont laissé rêveur.
Elle était si jolie la première fois que je l’ai vu ?
Ressaisis-toi !
Elle attrape son sac et dresse un sourire.
— Ils sortent ensemble, là ?
— Impossible, les otakus aiment que les filles en 2D.
J’ai laissé ces rumeurs derrière moi et ai quitté l’école avec Shimizu.
— T’as déjà choisi un club ? hésite-t-elle.
— Non pas encore. Je vais peut-être rejoindre celui de lecture. Et toi ?
— Moi aussi, je pense.
— Je vois, on ira s’inscrire demain alors.
— Oui, mais tu préfères pas qu’on aille visiter les clubs avant de choisir ?
— S’tu veux.
Le vent ondule sa chevelure.
L’image me semble presque irréelle, tout droit échappée de mes rêves… ou de mes manga.
Elle m’intrigue. Ses gestes, ses réactions, cette balade, rien ne me parait normal. Pourquoi s’intéresse-t-elle à moi ? C’est débile !
— Dis-moi, pourquoi tu voulais qu’on rentre ensemble ?
— Pour me faire pardonner.
Te faire pardonner ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Elle ne cesse de sourire, ce dernier me sortait étrangement de l’ordinaire.
— Je vois.
Arrivés au coin de mon avenue, nos chemins se sont séparés.
— Bon moi, j’vais par-là, j’habite de ce côté, lui dis-je en pointant la rue sur ma gauche.
— D’accord. À demain, Yamazaki-kun.
— À demain, Shimizu-chan.
Depuis combien de temps j’ai pas parlé à quelqu’un d’autre que ma sœur ? Cinq, dix ans ?
Tenir une conversation avec une personne en 3D, c’est étrange.
Elle me fait signe de la main, et m’adresse un sourire. Je l’imite et la salue à mon tour avant de courir me réfugier chez moi, honteux de mon attitude.
Qu’est-ce qui m’prends ? Je déraille complètement, moi.
En franchissant le seuil de la maison, Chizu m’étreint avec force.
— Grand frère, tu m’emmènes faire de la balançoire ?
— Pas aujourd’hui. J’suis crevé, Chizu.
Elle croise les bras, déçue. De ma chambre à la cuisine, passant dans les toilettes et la salle de bain, ce pot de colle ne cesse de me suivre.
Quatorze ans, t’es grande maintenant. Alors tu fais genre de bouder ?
Elle revient à la charge.
— Raconte-moi ta journée, j’suis ta sœurette ! S’te plaît, grand frère, m’amadoue-t-elle avec son air de chien battu.
— J’crois que j’me suis amusé.
— Tu t’es amusé ? Mais c’est la première fois que j’entends ça de ta bouche, s’écrie-t-elle joyeusement.
— T’as raison… C’est là tout le problème.
— Comment ça ? me demande-t-elle curieusement.
— J’ai l’impression d’avoir changé d’un coup, tout me paraît si bizarre.
*Têto, Dieu d’un univers parallèle ( No Game No Life )