Livre 2, Chapitre 65 – La petite chambre noire
L’avant-poste Deadwood était un camp construit à la hâte, composé de cabanes en bois faites à partir du feuillage environnant. Une centaine de soldats y tenaient garnison, sélectionnés dans les rangs des forces armées élyséennes. La particularité de ce groupe était qu’aucun d’entre eux n’avait moins de quarante ans. C’étaient des soldats à leur apogée – dans quelques années, ils commenceraient à décliner progressivement.
Mais la première chose que Cloudhawk avait remarqué n’était pas leur âge. Ils étaient tous enveloppés d’une aura dangereuse et barbare. Ils pouvaient soumettre des animaux sauvages d’un regard dur. Il avait compris que ces hommes avaient été soigneusement choisis pour ce poste et qu’ils étaient plus que de simples soldats. Ils faisaient partie des forces spéciales.
C’étaient des vétérans avec des années d’expérience sur le champ de bataille qui les rendaient bien plus durs que les hommes en service actif de Skycloud. Il s’ensuit que ce n’était pas seulement un camp d’entraînement, mais aussi une garnison de vétérans. Si une force tentait d’envahir les terres désolées, ce camp d’entraînement deviendrait une division de combat mortelle.
A quel point ces gars étaient-ils forts ?
À en juger par leur aura, ils étaient tous aussi forts que Mad Dog et Slyfox. En d’autres termes, le combattant moyen ici était un Mad Dog, et les capitaines étaient probablement encore plus forts.
Cependant, aussi forts qu’ils puissent être, il n’était pas inquiet. À l’époque, il n’était qu’un bon à rien de charognard, mais il pouvait probablement en battre quatre ou cinq maintenant sans transpirer. S’il voulait s’enfuir, il n’y avait rien qu’ils puissent faire pour l’arrêter.
Celui qui lui avait donné une bonne dose de peur, cependant, était le gars qui les avait menés au camp.
Derrière ses yeux bruns se cachait une cruauté tyrannique semblable à celle des autres, mais il avait une attitude plus autoritaire. Son comportement ne pouvait pas être cultivé par un simple soldat. Il devait être un sacré soldat !
Ce camp en haillons comptait une centaine de soldats réformés et plus de deux vétérans retraités, et ils n’avaient même pas encore atteint la Vallée des Enfers. Cela en disait long sur la force des membres de ce camp d’entraînement !
Il n’avait pas aimé ce qu’il avait vu. Il y avait quelque chose de troublant chez ces gars. À la façon dont ils le regardaient, lui et Claudia, il pouvait sentir leur mauvaise intention. Pendant ce temps, ses yeux regardaient tout autour pour trouver un angle. Il pensa qu’il pourrait essayer d’entrer en contact avec le grand type qui les menait, mais le visage froid de l’homme indiquait clairement qu’il n’était pas d’humeur à parler. Ils atteignirent un bâtiment en bois trapu.
« Nous sommes arrivés ! » L’homme ouvrit la porte. « À partir de maintenant, c’est votre maison. Vous ne parlez pas. Vous ne faites pas d’histoires. Vous ne causez pas d’ennuis. Vous mangez quand on vous dit de manger et vous buvez quand on vous dit de boire. Si vous n’avez pas de tâche précise, n’allez pas vous balader. Compris ? »
« Merde. Je croyais que c’était censé être un camp d’entraînement, pas une prison ! »
Il n’avait pas dit ce qu’il pensait, mais il avait posé une question. « Et si j’ai envie de chier ? »
« Quoi, tu chies tant que ça ? Tu as du sol tout autour. »
« Rien à foutre ! »
« Putain, t’es pas une grande gueule ? Continue de remuer tes putains de lèvres et je vais te boucher le trou du cul avec mon gourdin. On verra à quel point tu chies alors ! »
Strict était un euphémisme, pensa Cloudhawk. Un souffle d’insatisfaction et ce taré était prêt à lui fourrer des trucs dans le cul.
Apparemment, la menace d’agression sexuelle n’était pas suffisante pour le grand homme, car il avait balancé son gourdin vers lui pour l’accentuer. Il s’était abattue sur lui en un instant, sifflant comme le ferait un instrument tranchant malgré le fait qu’il soit épais et lisse. Il se tenait là, sans pouvoir esquiver.
Thunk !
Le gourdin le frappa sur le crâne et l’assomma. Son monde tournait à toute allure, et il menaçait de s’évanouir comme si le coup lui avait ouvert la tête. Le grand homme l’avait soulevé par une poignée de ses vêtements. Soudain, il eut des sueurs froides. Ce salaud allait-il mettre sa menace à exécution ? !
Désespérant de s’échapper, il s’était précipité dans la petite pièce sombre. La porte s’était refermée derrière lui.
« C’est quoi ce bordel, c’était une question raisonnable, n’est-ce pas ? » Cloudhawk se frotta le derrière, heureusement non molesté, et soupira de soulagement. « Tu peux aller te faire foutre avec ce foutu gourdin. Bon sang, cet endroit est rempli de monstres ! »
Il entrecoupait ses grognements de jurons acérés. Depuis ses débuts à Skycloud, c’était la première fois qu’il était embarrassé de la sorte, mais il n’osait toujours pas se défendre. Il fit signe à Oddball qui volait anxieusement autour de lui et gazouillait pour montrer qu’il allait bien. Enfin, aussi bien qu’il puisse l’être après avoir pris un coup de gourdin en pleine tête.
Il avait fallu dix bonnes secondes pour que sa tête se vide.
Quand il retrouva ses repères, il toucha sa tête mais fut surpris de ne trouver aucune blessure. Il n’y avait même pas de bosse. D’une manière ou d’une autre, le coup avait évité la peau et les os et l’avait frappé en plein dans le cerveau – une commotion instantanée. Même s’il n’avait pas été pris au dépourvu, il n’était pas sûr de pouvoir échapper à un tel coup.
La Vallée de l’Enfer regorgeait de talents cachés. Il avait intérêt à bien se tenir. Sinon, qui sait quel étrangeté ce monstre lui ferait subir ?
Il y avait deux autres personnes dans la pièce sombre avec lui. Il n’avait pas remarqué depuis qu’il avait failli se faire frapper la tête, mais il les voyait maintenant. Tous deux étaient vêtus de beaux costumes, avec des sacs en bandoulière et des bâtons d’exorciste attachés à la taille. Il n’avait pas besoin de demander pour savoir qu’ils étaient aussi venues s’entraîner à la Vallée des Enfers.
Cloudhawk ne leur avait rien dit. Il s’était juste dirigé vers un coin en frottant sa tête douloureuse et s’était accroupi. Puis, le bruit des pas qui s’approchent était revenu.
La porte s’était ouverte et une femme blonde était entrée. Elle était grande et plutôt mince, et quand elle vit la petite cabine, elle ne put cacher un froncement de sourcils. Lorsque ses yeux bleu saphir se posèrent sur Cloudhawk, ils devinrent instantanément durs.
Comme le dit le proverbe, un malheur ne vient jamais seul. Claudia Lunae les avait rejoints.
Bien sûr, tous les deux étaient venus ensemble et s’étaient inscrits en même temps, il n’était donc pas surprenant qu’on les mette dans la même pièce. Il avait fermé les yeux et faisait semblant de ne pas l’avoir vue. Claudia s’était dirigée vers le coin le plus éloigné et s’était assise sur le sol en serrant ses genoux. Ses yeux ne quittaient pas Cloudhawk.
Quatre personnes, quatre coins, pas un seul bruit. Il en avait été ainsi jusqu’à la tombée de la nuit.
Les soldats de l’avant-poste n’avaient pas donné de raison. Ils leur avaient juste interdit de parler ou de faire du bruit. Ils ne pouvaient même pas sortir. Pour ce qui était de manger, de boire ou d’autres besoins corporels, ils étaient laissés à eux-mêmes. Heureusement, la pièce était dans le noire complet, et ils ne pouvaient même pas voir leurs mains. Les recrues avaient toutes apporté une sorte de récipient pour pouvoir s’occuper de leurs affaires.
Ils ne recevaient qu’un seul repas par jour, mais lorsque les soldats le livraient, les visages des stagiaires devenaient verts.
Est-ce que c’était même considéré comme de la nourriture ?
Les bols ne contenaient pas de produits nutritifs de Skycloud, c’était certain. Au lieu de cela, il s’agissait d’une masse de racines nauséabondes écrasées en une sorte de pâte et parsemées de fourmis et d’autres insectes. Pour boire, ils avaient reçu un liquide rouge épais qui sentait le cuivre, probablement un mélange de sang de différents animaux.
Ils n’avaient pas besoin de le manger pour avoir l’estomac retourné. Rien que l’odeur leur donnait la nausée.
Alors que trois d’entre eux jetaient un regard malheureux sur leur nourriture, ils avaient entendu un bruit de glouglou venant d’un autre coin. Ils avaient suivi le son, et dans la faible lumière du matin, ils avaient pu voir Cloudhawk fourrer les rhizomes noirs dans sa bouche, en mâchant de bon cœur. Il avait tout englouti, insectes et autres, s’arrêtant juste avant de lécher le bol. À la fin, la seule chose qui le regardait du fond de son bol était son reflet.
Il n’avait pas hésité à rejeter sa tête en arrière et à engloutir le breuvage infusé de sang. Il le termina et jeta le verre vide sur le côté avant de fermer les yeux et de retourner s’asseoir tranquillement.
Quel païen dégoûtant et barbare ! Comment pourrait-il manger ça ? Ça risque autant de le tuer que de le rassasier !
Tandis que Claudia maudissait silencieusement l’habitant du désert, les deux autres stagiaires faisaient à peu près la même chose. Ils étaient tous Élyséens. Comment pouvaient-ils subir un tel traitement ? Ils le regardaient d’un air hautain et, s’il n’y avait pas eu la règle de non-parler, ils lui auraient dit exactement à quel point il était une honte.
Une heure plus tard, l’un des soldats était revenu pour récupérer les bols. Claudia et les deux autres n’avaient pas touché aux leurs. Cloudhawk, par contre, avait mangé et bu à satiété. Quand il remarqua que les autres ne l’avaient pas fait, il comprit pourquoi. Intérieurement, il avait maudit : bande d’idiots !
Il n’était pas difficile de voir le but de tout cela.
Les Élyséens étaient des jeunes hommes et femmes gâtés et talentueux. Cet entraînement était destiné à les endurcir, à les aiguiser, et la première étape était de s’assurer qu’ils comprenaient qu’ils n’avaient plus les avantages de la vie élyséenne. Ils étaient peut-être habitués à une vie de luxe, mais ils étaient humains, et les humains avaient besoin de manger. Ils savaient aussi qu’ils allaient rester ici un certain temps.
Donc, si c’était le cas, il n’allait pas perdre son temps. Il farfouilla un moment dans son sac et en sortit une petite bouteille. C’était un peu du médicament qu’il avait apporté avec lui. Ils avaient pris toute la nourriture et la boisson quand il s’était inscrit, mais ils lui avaient laissé ça.
Il avait incliné le flacon, et une pilule bleu azur en était sortie. Il la jeta dans sa bouche. C’était la pilule de l’esprit purificateur. Elle était destinée à améliorer ses capacités psychiques. Jusqu’à présent, il s’était concentré sur le renforcement de son corps, c’était donc la première fois qu’il prenait ce médicament. Puisqu’ils étaient enfermés dans cette pièce à ne rien faire, c’était le bon moment.
Il n’avait pas fallu longtemps pour que les effets de la pilule apparaissent, mais ils n’étaient pas physiques. Au lieu de cela, il avait l’impression que des milliers de petites aiguilles lui transperçaient le crâne. La douleur était intense.
Cloudhawk fit le vide dans son esprit et essaya de méditer, et c’est alors qu’il sentit une brume s’installer sur sa conscience. Il avait l’impression de tourner lentement dans une mer sombre ou d’être perdu dans une nébuleuse naissante. En même temps, il avait l’impression que des gouttes de liquide tombaient dans une petite rivière en contrebas. Cette rivière était la psyché de Cloudhawk.
Les capacités psychiques qu’il possédait étaient un héritage de l’ancien propriétaire de la pierre de phase. Il n’avait reçu que la plus petite quantité de cet océan vaste et infini, mais c’était suffisant pour lui donner le pouvoir dont il avait besoin. Maintenant, il découvrit qu’il n’avait pas besoin de compter sur la pierre. Il pouvait s’entraîner pour devenir plus fort de l’intérieur.
La plus grande découverte était que l’amélioration était rapide – au moins aussi rapide que n’importe quel autre talent de Skycloud. Avec ses compétences naturelles et l’aide de la pierre de phase, qui dit que son pouvoir psychique ne pourrait pas un jour surpasser l’ancien maître de la pierre ?