Le soleil est haut dans le ciel. Malgré les embruns de l’océan, le sol de l’arène est chaud, brûlant, étouffant. La foule ne peut pas dire le contraire alors que chacun s’impatiente de voir le spectacle du sang dans l’arène en transpirant à grosses gouttes. Il y a quelque chose de bestial dans tout ça que personne ne remettra en question. Les crieurs crient, les parieurs font leurs choix, les spectateurs attendent et discutent de ce qu’il va se passer. Ils ont tous les yeux rivés sur le sable de l’arène.
À l’échelle de la tour, ce spectacle n’est rien de plus que l’opium des grimpeurs qui cherchent à voir ce dont les prétendus meilleurs sont capables. Vérifier les dires à propos des paladins et voir s’ils sont bien ce qu’ils prétendent être. Ce spectacle a lieu chaque année et parfois les spectateurs repartent déçus par le spectacle en pensant qu’ils auraient fait mieux que ça et ça les rassure de savoir qu’ils ne sont pas si loin du haut du panier. D’autres années ils repartiront en se disant qu’ils ont encore beaucoup à faire avant d’en arriver là ou abandonneront tout espoir de rattraper le niveau des combattants. Les paladins sont à la fois une source d’inspiration et une malédiction ici, au pied de la tour.
Chaque année, c’est la même chose, ceux qui ont commencé l’entraînement de Paladin, que ce soit la veille où il y a six mois, doivent participer. La seule excuse pour ne pas participer est d’être dans la tour et certains n’hésitent pas à s’y enfuir pour ne pas avoir à risquer leurs vies et chaque année ils migrent pour y échapper. Les anciens regardent et jugent les nouveaux arrivants, déduisent le niveau de chacun, s’ils sont bons pour le recrutement s’ils ne le sont pas déjà ou à laisser de côté.
Ici, pendant un jour, les paladins sont exhibés devant tout le monde. Telle est la tradition. Telle est la coutume. Et qu’ont-ils à y gagner ? Certains y cherchent la gloire et le succès, la popularité, d’autres les prix remis à ceux qui resteront debout jusqu’à la fin, d’autres encore cherchent à se prouver qu’ils sont forts. La plupart sont prêts et en même temps démunis. Certains d’entres eux ont déjà vu ce qui les attendait par le passé avant de devenir eux-mêmes paladins et ce sont eux qui ont le plus peur de ce qu’il va se produire, mais ils savent que s’ils réussissent aujourd’hui, ils pourront entrer dans une guilde qui les gardera comme atout en sécurité et pas comme troufion en première ligne.
Mais la peur lors des derniers instants remet tout en question. Il y a des images que l’on n’oublie pas. Pour l’un, ce fut le sang éclaboussant jusqu’aux cieux en larges gerbes comme autant de perles cramoisies. Pour un autre, ce fut la violence qu’un clignement de paupières lui censura à jamais. Pour un autre encore, ce fut la vitesse et le pouvoir inatteignable qu’il a cherché à trouver en rejoignant les Paladins après avoir échoué dans le troisième monde.
Les vétérans se raidissent tandis que ceux qui ne savent pas attendent patiemment le moment d’entrer en scène. Les prodiges côtoient la lâcheté pendant ses derniers instants et les perdants y trouvent du courage.
Cette compétition peut s’avérer mortelle et parfois, il vaut mieux être mort que de voir son propre corps en lambeaux.
Parmi eux, elle est là. Prête et en train de s’échauffer comme un boxeur avant son entrée en scène. À côté d’elle se trouve son professeur qui la regarde d’un œil, assis pendant qu’elle fait quelques pas pour s’échauffer et agite son épée et son bouclier. Lui sait ce dont elle est capable et il a confiance. Si ça n’avait pas été le cas, il lui aurait dit de fuir l’espace d’une nuit et de revenir s’entraîner ensuite. Il l’avait rarement fait par le passé, mais c’était une option, mais lui dire à elle de fuir ? Ce serait stupide et elle ne l’accepterait jamais. Il sait qu’il perdrait à jamais son respect et il n’a pas envie de ça. C’est bien entendu risqué, mais elle est Paladin et qu’est ce qui ne le sera pas dans la tour ? C’est étrange de se dire que pour grimper il faut être fort, mais cette force nous oblige aussi à faire de plus grandes choses que les autres.
Emy n’est pas encore prête pour ça, à embrasser réellement ce qui fera d’elle une Paladin. C’est dans la tour qu’elle le montrera, ici ce n’est qu’une épreuve de force et de ce côté, il sait bien que la petite, ou plutôt la « gamine » comme il aime à l’appeler en a en stock.
Il en a formé des Paladins, mais parmi eux, elle doit faire partie des plus jeunes et en plus de ça, elle n’a jamais mis un pied dans la tour. Tch. C’est irritant de voir qu’elle s’en sort aussi bien à son âge et en si peu de temps, mais ça ne l’empêche pas de l’avoir inscrit ici avec fierté. Il tape du pied le sol recouvert de sable.
— Tu es prête ?
— Oui.
— Hm.
Son regard est décidé. Une bonne chose, ce sera utile. Lui se lève et après un dernier regard la laisse là, il aurait aimé lui dire quelques mots pour l’encourager, mais d’expérience il sait très bien que ce qui n’a pas été dit avant n’a pas besoin d’être dit maintenant et il s’éloigne silencieusement avec un demi-sourire sur le visage. Emy se connaît suffisamment pour qu’il n’ait pas à rester jusqu’au bout et il n’aimerait pas manquer une seconde du spectacle en restant dans les vestiaires, mais surtout la vraie raison, c’est que le vrai test est ici pas dans l’arène, une fois que l’on y est le corps parle tout seul, mais ici toute seule, c’est le combat de l’esprit et le moment où l’on apprend si l’on a les tripes. Il s’éloigna en pensant à tout ça en laissant là sa dernière élève.
Dans la tête d’Emy, les choses sont claires. Son examen final commencerait dans quelques instants. La grande porte s’ouvrirait en grand et elle n’aura alors plus qu’à foncer en avant sans réfléchir et faire ce qu’elle avait appris à faire depuis son arrivée dans la tour. Avant qu’elle ne puisse entrer, il y aurait tout d’abord un speech d’un gardien de quelques minutes et une fois que celui-ci aurait fini, le Chef de la classe des paladins, lui, lancerait vraiment les hostilités en donnant un signal une minute après que le dernier mot soit prononcé. La grande porte s’ouvrirait devant elle automatiquement et elle devrait alors se battre.
La question qu’elle se pose le plus souvent, c’est comment elle avait bien pu finir dans ce genre de situation. Quand elle était arrivée et que Cyrus l’avait ramenée au Prophétie, elle n’était qu’une gratte papiers bureaucrate qui n’avait plus rien à perdre et d’un seul coup il lui avait dit vers quoi elle devrait se diriger. Le fameux coup de la carte qui était surprenante en lui-même, mais pas autant que le résultat.
Elle y repense maintenant, car elle n’aura pas le temps plus tard. Le mot « Berserk » était marqué en gros sur la carte. Cyrus lui ne s’attendait pas à ce qu’elle ait un fou rire pendant une dizaine de minutes en découvrant le mot inscrit, au point qu’il se demande si elle allait finir par s’arrêter. Elle avait rejeté l’idée directement sans se poser de question.
Elle était quoi, frêle comme du petit bois à ce moment-là ? C’était une blague et rien d’autre. Il suffisait de l’imaginer enragée et frénétique pour rire. Elle était clairement faite pour une classe de Magicien ou quelque chose du genre.
Le lendemain après que Cyrus l’ait poussée à y aller elle avait déchanté immédiatement. Son professeur l’avait regardée et l’avait traitée de tous les noms. Il l’avait ensuite frappée et pratiquement torturée pour qu’elle atteigne cet état de frénésie qui était la première compétence la plus importante chez les Berserkers. Il l’avait enragée le plus possible avant de s’arrêter stupéfait par Emy devant lui.
Elle le regardait, indifférente à la situation. Ses lunettes étaient brisées par terre, ses cheveux rouges en bataille recouvraient la moitié de son visage tandis que du sang mélangé à de la salive coulait lentement d’une lèvre gonflée et abîmée. Même si Emy ne le savait pas, dans son regard, il y avait une lueur, ou plutôt la lueur que l’on retrouve directement chez quelqu’un de frénétique, une colère sourde et implacable qui force les Berserks à briser les limites du cerveau et du corps, mais elle était dans cet état sans même s’en rendre compte. Elle était parfaitement consciente et meurtrière, mais immobile et attendant son heure, sans même se rendre compte qu’elle pouvait déjà se défaire des liens de la chaise où il lui avait demandé de s’asseoir avant de l’attacher. Elle pourrait la briser en mille morceaux pour venir se venger de ce qu’il venait de lui faire subir. D’après son regard, elle était déjà au stade le plus avancé de la frénésie ou elle était consciente et capable de maîtriser ses propres limites sans problèmes. En à peine quelques heures à être malmenée, elle avait déjà atteint un niveau que le professeur estimait être celui d’un vétéran avec au moins deux ans d’expérience et d’expéditions dans la tour et il devait à présent s’occuper d’un génie pareil.
En deux semaines à partir de là, elle avait déjà maîtrisé en détail tout ce que la classe de Berserker pouvait lui offrir. Une à une toutes les compétences ont fini par lui appartenir au point que même son maître soit obligé de renoncer à l’idée de l’entraîner et céda sa place aux Paladins et à leur entraînement supérieur. Il aurait sans doute pu l’entraîner au moins physiquement, mais quand un élève dépasse le maître dans la Tour des Guerriers et que celui-ci n’est plus capable de le battre en duel, il doit laisser sa place à un autre.
Ensuite et en six mois, elle avait construit son physique, muscle par muscle, façonné technique après technique et arme après arme son propre art de combat en alliant le savoir et les compétences des Paladins et des Berserks.
Tout ça l’avait conduit ici et maintenant. Mais elle savait très bien une chose. C’est que les autres, qu’elle allait affronter, étaient du même genre qu’elle, des gens expérimentés et talentueux qui n’auraient pas de pitié, car tel est le genre de personne que sont les Paladins, des lueurs d’espoir pour les alliés et de véritables cauchemars pour les ennemis. Elle le sait très bien, puisqu’elle en fait partie.