Que les villages et les petites villes utilisent ou non ce système d’exploitation par la jachère importait peu. Mais pour les grandes villes où les terres étaient rares, ce système représentait un véritable gaspillage d’espace. Silver City, la Crête du Dragon Déchu et la Cité du Roi, qui en faisaient partie, étaient ainsi contraintes d’importer de grandes quantités de céréales en provenance d’autres villes.
La première étape pour pouvoir faire usage d’engrais consistait à collecter le lisier. C’était l’une des raisons pour lesquelles Roland avait décidé de construire au plus vite des toilettes publiques. Il pourrait ainsi enrayer la propagation des maladies et même embellir le cadre de vie des habitants. C’était un acte simple, mais qui permettait tant d’améliorations!
Son objectif était que les toilettes soient déjà construites lorsque les nouveaux citoyens seraient envoyés à Border Town. Le Prince avait également décidé de recruter un petit groupe d’agriculteurs expérimentés et de leur apprendre comment utiliser le compost et cultiver les terres arables : ceux-ci pourraient ensuite l’enseigner aux autres cultivateurs. Après tout, le terrain était encore dans sa phase de nettoyage et il ne serait pas utilisable avant au moins une semaine.
Lorsqu’il eut achevé ce qu’il avait à faire, Roland décida d’aller retrouver Leaves tout au fond du jardin et de voir un peu comment se déroulaient ses expérimentations.
La sorcière ayant amélioré chaque catégorie de graines, le jardin offrait à présent une multitude de cultures différentes. Elle avait également suivi la suggestion de Roland et divisé son secteur agricole en plusieurs parcelles auxquelles elle attribua un numéro. De cette façon, elle pourrait comparer le développement de deux groupes-test de plantes.
En entrant dans la cour, le Prince fut stupéfait par l’image éblouissante du blé doré qui ondulait sous le vent devant ses yeux.
– « Votre Altesse Royale! ».
Accroupie devant l’un de ses champs, Leaves perçut la présence du prince et se releva immédiatement pour s’incliner et le saluer.
– « Sont-ce là les résultats de vos améliorations ? »
Il agita la main pour dispenser Leaves du salut rituel et choisit un plant de blé dont il examina le caryopse entre ses doigts.
Il n’avait aucune idée préconçue de ce à quoi pourrait ressembler ce blé, mais dans ses souvenirs, la plante était non seulement plus petite mais également moins fournie en grains que celle qu’il tenait dans sa main.
Leaves hocha la tête et reconnut :
– « J’ai fait croître le blé à l’aide de mon pouvoir magique, puis j’ai récolté les graines mûres et les ai semées à nouveau. Vous tenez le résultat dans vos mains. Cependant… j’ai répété l’opération plusieurs fois et après deux ou trois cycles, je me suis aperçue que le blé n’était plus aussi haut ni fourni. Je ne parviens pas à comprendre d’où vient le problème. »
« Ce n’est malheureusement pas moi qui pourrai vous aider », pensa Roland.
D’après ses pitoyables connaissances en biologie remontant au lycée, il s’agissait peut-être d’un défaut d’auto-intersection. Dans la zone sud, on avait uniquement planté du riz, dont les pousses étaient des piquets comparés au blé. Pour augmenter la production, il avait fallu acheter sans cesse de nouveaux grains. Mais même après deux générations de semis, il avait toujours une valeur pratique. Un plant de blé pouvait produire plus de 130 grains, et s’il faisait en sorte que Leaves transforme tout d’abord cette génération de grains pour que les agriculteurs puissent ensuite les utiliser, ils seraient encore valable deux ans.
– « Pourquoi celui-ci est-il vide ? », demanda Roland en remarquant un champ qui ne contenait que quelques brins de paille desséchés.
– « C’est le premier secteur où j’ai semé, mais peut-être y ai-je effectué trop de cycles »
Leaves était visiblement dans l’incertitude. « Je ne parviens à faire pousser les plantes que lorsque je lance ma magie, mais aussitôt que je cesse, elles flétrissent en très peu de temps. »
Apparemment, même en utilisant sa magie pour faire pousser les plantes, elle avait besoin des ressources nutritives du sol. Sans cette nutrition, celles-ci ne pouvaient survivre. Roland se dirigea vers le dernier lit de fleurs : là-bas, le blé planté avait une forme très étrange. Sur une tige de l’épaisseur d’un bras s’épanouissaient plusieurs épis de grain bleu. De la tige centrale partaient plusieurs branches ornées de feuilles vertes. Cette plante offrait certes un volume de grains très important, cependant, il n’y en avait que deux sur la totalité du terrain.
Il s’agissait du secteur où Roland avait demandé à Leaves de créer de nouvelles plantes, comme par exemple un « arbre à blé »
Il avait envisagé la possibilité de transformer un plant de blé en quelque chose de semblable à un bananier, où l’on pourrait récolter le fruit à partir des branches. Il serait ainsi possible d’effectuer des récoltes régulières, éliminant ainsi le besoin de semis. Si de surcroît ceux-ci pouvaient grossir d’avantage, ils développeraient encore plus de feuilles vertes, amélioreraient la photosynthèse et réduiraient les besoins fonciers. Mais pour le moment, ces épaisses et solides tiges de blé et leurs branches occupaient beaucoup d’espace. De plus, les épis, qui ne poussaient que sur le haut des tiges et des branches, n’avaient rien à voir avec ce que le Prince avait imagé au départ.
« Peut-être devrais-je demander à Leaves d’essayer d’en faire des raisins ? » se dit Roland. Leaves n’avait jamais vraiment vu de bananiers, mais les raisins n’étaient pas un produit rare dans le Royaume de Graycastle. Du moment qu’elle savait à quoi cela ressemblait, il lui serait facile de l’imiter.
– « Les graines issues de ces trois plants de blé ne peuvent être utilisées pour l’ensemencement », expliqua Leaves. « J’ai déjà essayé, mais une fois plantés, les grains ne germaient pas. Cependant, il est possible d’en faire plusieurs récoltes. Comme vous le voyez, ceux-ci font partie de la seconde génération. »
Si ces grains ne pouvaient pas germer, cela signifiait que chacune de ces plantes resterait un arbre à blé unique. Leaves serait contrainte de créer individuellement chaque nouvel arbre, ce qui, dans l’immédiat, ne présentait aucun intérêt.
– « Vous avez fait du bon travail. Ce plant de blé aux épis à gros grains sera appelé doré. Je vais créer un champ d’expérimentation à votre intention au sud de la rivière Redwater, nous l’entourerons de clôtures et de planches à clins de façon à le cacher à la vue des gens. J’ose espérer que nous récolterons bientôt un monceau de ce blé doré. Vous pouvez continuer à utiliser le jardin pour améliorer et créer de nouvelles variétés. J’ai un flot de nouvelles idées, non seulement pour la culture de blé, mais également concernant les raisins », dit Roland.
« Il est regrettable que Leaves n’ait qu’une compréhension globale des caractéristiques d’une culture, de sorte qu’elle peut seulement la modifier pour obtenir plus de fruits, un meilleur goût, des branches plus denses où autres choses de ce genre… Si elle parvenait à en avoir une appréhension plus pointue, non seulement elle pourrait manipuler les gènes, mais peut-être serait-elle capable d’en régler la précision. Ainsi, les plantes pourraient même absorber d’autres lumières que celles du spectre visible – tels que les rayons ultraviolets, les rayons X et même les rayonnements ionisants pour la photosynthèse. Nous obtiendrions une production directe d’amidon, de glucose, de saccharose et d’autres substances de stockage d’énergie, de sorte que nous serions en mesure de récolter directement ce qui est nécessaire. »
Le soir même, le 4ème prince fit allumer un feu de réjouissances près de la rivière Redwater et demanda à Carter et à ses gardes de rassembler tous les serfs. On apporta un énorme chaudron de plus de 128 litres de capacité qui fut placé sur le cadre d’un nouveau poêle tout simple, fait de boue, afin de cuire la soupe de riz directement sur le feu.
Au travers des flammes, les serfs ne purent apercevoir qu’une vague image de leur nouveau Seigneur. Conscients de sa présence, ils baissèrent la tête, remplis de crainte. Seuls quelques-uns d’entre eux furent assez audacieux pour jeter de temps à autres un coup d’œil discret vers le Prince.
Debout devant le feu, Roland entreprit de faire part de ses nouvelles règles à une foule de plus d’un millier de personnes.
– « Je suis Roland Wimbledon, 4ème Prince du Royaume de Graycastle, Seigneur de Border Town et Souverain des Territoires Occidentaux. Je vous ai convoqués ici aujourd’hui pour vous dire que le jour où vous êtes arrivés sur mes terres était votre jour de chance! Si vous travaillez dur, vous aurez la possibilité de quitter votre statut actuel et votre lieu d’habitation! Tout ceci est vrai! J’ai l’intention de vous donner une chance de sortir de votre statut d’esclaves pour devenir des hommes libres! »
Lorsque les serfs entendirent ces mots, un brouhaha s’éleva de leurs rangs. Ils savaient pertinemment ce que signifiait être un homme libre : leurs propriétaires ne pourraient plus les maltraiter, sans aucun repos, sans cesse contraints de cultiver. Ils n’auraient plus à leur remettre la totalité de leurs récoltes, et leurs fils et leurs filles ne constitueraient pas une nouvelle génération de serfs.
Roland attendit que le calme revienne et poursuivit :
– « A compter de demain, chacun de vous se verra assigner un champ fixe. On vous enseignera la marche à suivre pour obtenir un meilleur rendement. Au cours de la première année, 30% de votre récolte vous reviendra tandis que les 70% restants resteront la propriété de Border Town. Ceux d’entre vous qui obtiendront les meilleurs résultats seront promus au statut d’hommes libres ! Ceci fait, votre famille sera exempte de l’esclavage et vous aurez le droit de décider si vous souhaitez continuer de travailler dans l’agriculture ou si vous préférez trouver une autre profession en ville. La décision vous appartiendra. Si vous choisissez de continuer à cultiver, 20% de votre récolte reviendra à Border Town à titre de loyer tandis que les 80% restants resteront votre propriété. Par la suite, vous pouvez racheter vos terres au Seigneur et n’aurez plus à envoyer de nourriture au château! »
Sa voix se tut. On n’entendit plus que le bruit des respirations, jusqu’à ce que quelqu’un s’écrie :
– « Votre Altesse Royale, tout cela est-il vrai ? »
– « Bien sûr », répondit Roland, soulignant chaque mot. « En ma qualité de Seigneur, jamais je ne tromperai mon peuple. »
– « Comme Son Altesse Royale est miséricordieuse », ne purent s’empêcher de s’écrier certains. Les voix se firent soudain plus fortes : « Vive Son Altesse Royale le Prince! »
Un premier serf s’agenouilla soudain devant lui, bientôt suivi par un second, puis un troisième.
La foule entière finit par s’agenouiller, scandant son nom de plus en plus fort jusqu’à ce que les milliers de voix s’unissent : « Son Altesse Royale le Prince! » « Longue vie au Prince! »
Voyant que la foule avait parfaitement compris ses intentions, le Prince se dit qu’il n’était pas nécessaire de laisser les choses traîner en longueur.
Il frappa dans ses mains puis ordonna à son garde du corps :
– « Faites apporter le repas! »