Chapitre 109 – Déduction
En entendant courir, Klein, qui se tenait à l’entrée de la salle de garde, se calma.
Arrivé le premier, un revolver à la main, Léonard demanda d’un ton grave :
– « Que se passe-t-il ? »
En voyant celui-ci lutter pour s’arrêter, Klein se souvint soudain de quelque chose que Rozanne lui avait dit un jour : trois ans auparavant, Léonard, qui venait de devenir Insomniaque, avait voulu descendre les escaliers en courant alors qu’il ne s’était pas encore adapté au pouvoir de la potion. Il avait chuté et roulé.
Le jeune homme pointa du doigt la Porte Chanis :
– « J’ai entendu des cliquetis provenant de l’intérieur, puis de grands coups et la porte s’est entr’ouverte. »
– « La Porte Chanis a été ouverte ? » Demanda le petit Kenley, surpris.
– « Oui, une fente », poursuivit Klein qui constata que Léonard, Kenley et Royale restaient à distance de la salle de garde et formaient une sorte de cercle autour de lui.
Il s’interrompit un instant avant de demander : « Vous vous méfiez de moi ? »
– « Non, c’est le protocole. » Répondit Kenley.
Dans cette atmosphère tendue, Léonard, toujours aussi désinvolte, sourit :
– « Des incidents de ce genre se sont déjà produits dans d’autres églises. Le Transcendant qui gardait la Porte Chanis a perdu le contrôle et a tiré la cloche avant de tuer deux de ses coéquipiers venus l’aider ».
– « Je vois », répondit Klein. Son mécontentement d’avoir été ostracisé étant retombé, il demanda : « Dans ce cas, comment puis-je prouver que je n’ai pas perdu le contrôle ? »
Le sourire désinvolte de Léonard s’effaça. Il se frappa quatre fois la poitrine, puis récita doucement, d’une voix rauque :
Ils manquent de vêtements et de nourriture, ils n’ont nulle part où s’abriter du froid,
Trempés par les pluies, ils se blottissent contre les rochers,
Orphelins arrachés au sein de leur mère, ils ont perdu tout espoir. Ces pauvres ont été contraints de quitter le droit chemin.
La Nuit Eternelle loin de les abandonner, leur a donné de l’amour.
…
Cette prière à la fois sainte et compatissante qui résonnait dans le sous-sol purifia et apaisa les corps, les cœurs et les âmes de toutes les personnes présentes.
Voyant que Klein n’avait aucune réaction anormale, Léonard cessa de psalmodier et sourit.
– « Il n’y a pas de problème. Vous êtes toujours un partenaire de confiance ».
Madame Royale, qui, durant tout ce temps, était restée silencieuse, regarda la Porte Chanis et demanda :
– « Qu’avez-vous vu quand la porte s’est entr’ouverte ? »
– « J’ai vu une marionnette du Malheur en tissu, la n°3-0625, celle qui porte une robe royale noire », répondit Klein, encore un peu effrayé. « Mais trois secondes plus tard, une puissance informe l’a tirée en arrière et la porte s’est refermée. Que se passe-t-il ? »
Léonard, Kenley et Royale se regardèrent :
– « Nous sommes dans le même bateau, nous n’en savons pas davantage. Mais comme la porte s’est refermée, nous devrions attendre l’aube pour en référer au Capitaine. »
– « Je vais rester ici et garder la porte avec vous », ajouta calmement Royale.
– « Très bien », fit Léonard avec un sourire en agitant la main. « Puisque je suis le plus puissant de nous tous ici, je vais rester aussi. Kenley, retournez au deuxième étage au cas où la police aurait une urgence et ne pourrait pas ouvrir la porte. »
Sans rien dire, Kenley hocha la tête et s’en alla.
Léonard jeta un coup d’œil à Klein et à Royale :
– « Peut-être pouvons-nous continuer notre partie de cartes ? Dans des circonstances comme celles-ci, mieux vaut un divertissement pour nous détendre. »
– « Pas de problème », répondit Klein en rangeant son revolver dans son étui.
Royale, de son côté, caressa ses cheveux noirs et lisses et entra dans la salle de garde.
Tandis qu’ils jouaient à 3 contre 1 … ou plutôt, à tous contre le mal, Klein dit d’un ton désinvolte :
– « D’après ce que nous savons, la marionnette du Malheur … je veux dire 3-0625, n’est pas équipée pour vivre… »
– « Haha, trois as ! » S’exclama Léonard en montrant sa main avant de répondre sur le même ton : « Au cours des quarante dernières années, 3-0625 n’a pas montré de signes de vie, ce qui nous permet de supposer que l’information est exacte et donc partir de cette base pour établir nos hypothèses. »
– « Je passe. Avez-vous une idée ? » demanda simplement Royale.
Alors que Klein réfléchissait à la question de savoir s’il devait lancer ses trois deux, Léonard prit une gorgée de son café fraîchement infusé et répondit :
– « Oui, puisque le 3-0625 ne présente aucune caractéristique vitale, ses actions d’aujourd’hui ont nécessairement été influencées par un autre facteur. Quelque chose d’assez récent, sans quoi nous aurions depuis longtemps observé ce phénomène. »
– « Quelque chose a-t-il changé derrière la Porte Chanis au cours du dernier mois ? »
Royale regarda Klein lancer ses trois deux et réfléchit quelques secondes :
– « Uniquement le fait que nous y avons stocké toute une nuit le carnet de la famille Antigonus et l’Artefact Scellé 2-049. »
Léonard regarda les cartes qu’il avait en main, tapota sur la table et sourit :
– « Si 2-049 avait le pouvoir de modifier le comportement de la marionnette du Malheur, quelque chose de similaire aurait dû se produire depuis longtemps derrière la Porte Chanis de Backlund. Je pense donc que le problème réside dans le carnet de la famille Antigonus ».
Klein réfléchit un moment et hocha la tête :
– « C’est l’explication la plus probable… Léonard, je n’aurais jamais pensé que vous étiez aussi doué en matière de déduction. »
D’une manière générale, en effet, un poète romantique était incompatible avec une personne ayant d’excellentes capacités de déduction…
– « C’est parce que depuis peu, il s’est lancé dans les romans policiers », expliqua Royale, indifférente. « Deux Rois, une suite du 8 au Roi. Personne n’en veut ? Trois 6, pas plus. »
Klein et Léonard se turent.
N’étant pas concentrés sur le jeu, ils avaient oublié quelque chose d’important.
Dans cette partie, Royale était le “Mal”!
Tandis qu’elle coupait le jeu, Klein en profita pour demander :
– « Alors quelle force a tiré 3-0625 en arrière ? »
Léonard eut un petit rire :
– « Pensez-vous vraiment que les mesures de défense derrière la Porte Chanis se limitent à une chambre scellée souterraine et à quelques vieux gardiens ?
« En réalité, une fois le soleil couché, les gardes ont déjà quitté la porte et sont retournés à la cathédrale Sainte-Selena.
« L’énergie de la porte est plus forte la nuit et plus aucun être vivant n’est en sécurité. Son pouvoir ne s’affaiblit qu’à l’aube, c’est pourquoi le Capitaine nous demande de ne pas entrer par la Porte Chanis, quoi que nous entendions. »
Si je comprends bien, le Capitaine a oublié de me l’expliquer… Klein réfléchit quelques secondes :
– « Des mécanismes de défense semblables à des formations de liens ? »
Des sortes de versions agrandies d’amulettes et de charmes ?
– « Oui », approuva Royale en caressant le bord de ses cartes. « Ce n’est pas pour rien que les Portes Chanis sont placées dans la cathédrale centrale de chaque ville et entretenues par les fidèles qui viennent chaque jour dans ces églises. Grâce à leurs prières sincères, une partie de leur énergie spirituelle entre dans ces formations et de ces petites contributions nait l’abondance ».
– « Je vois… » Répondit Klein en constatant qu’il avait une mauvaise main.
Léonard eut un sourire :
– « Il n’y a pas qu’un seul mécanisme de défense derrière la Porte Chanis. Les cendres de Sainte Selena, qui, de son vivant, était une Transcendante de Haute Séquence, sont enfouies à l’intérieur. »
Les cendres de Sainte Selena ? Les cendres d’une Transcendante de Haute Séquence ? Des cendres sacrées ? Quelle peut bien être leur utilité ? Se demanda Klein, aussi perplexe que curieux.
Sainte Selena, une dévote qui vivait à l’époque de la fondation de l’Église de la Déesse de la Nuit Éternelle, avait été très active à la Troisième Époque et de nombreuses écritures saintes faisaient état de ses actes. Selena était un nom assez communément répandu parmi les roturiers qui croyaient en la Déesse de la Nuit.
Comme s’il avait lu dans son esprit, Léonard poursuivit :
« Le bruit court que le squelette ou les cendres des Transcendants de Haute Séquence ont un pouvoir incroyable. Mais bien sûr, ce ne sont que des rumeurs ».
Klein acquiesça de la tête et concentra son attention sur les cartes qu’il avait en main.
S’il ne se passa rien d’inhabituel à la porte durant les heures qui suivirent, Klein perdit deux Solis et en fut affligé. De son côté, Léonard, qui avait pleinement exprimé ses vibrations poétiques et romantiques en jouant, avait perdu quatre Solis et cinq Pences. Royale était donc le vainqueur incontesté.
A six heures, Madame Seeka Tron, l’écrivaine silencieuse, fit irruption dans la salle :
– « Le soleil vient de se lever, c’est mon tour ».
Klein fit état de l’incident dans le journal de bord et remonta avec ses collègues dans les locaux de la compagnie.
Il était littéralement épuisé alors que le Poète de Minuit et l’Insomniaque étaient encore pleins d’énergie.
C’est ce qui différencie les différentes Séquences… Se dit-il.
Le jeune homme était sur le point de retourner chez lui rattraper un peu de sommeil lorsque le Capitaine entra, vêtu de son coupe-vent noir.
– « Bonjour, Capitaine », salua-t-il en baillant.
Dunn ôta son chapeau et posa sur lui ses yeux gris.
– « Bonjour. Vous devriez rentrer vous reposer. S’est-il passé quelque chose hier soir ? »
Klein lui résuma succinctement l’incident concernant la marionnette du Malheur et lui fit part de la déduction de Léonard.
– « Je vois », répondit Dunn sans autre commentaire. En se dirigeant vers son bureau, il ajouta : « Je vais envoyer un télégramme à la Sainte Cathédrale. »
Klein ne s’attarda pas. Il quitta le 36 rue Zoeterland et respira l’air frais du matin.
Cela lui rendit un peu d’énergie et il se rappela soudain quelque chose qui lui était totalement sorti de l’esprit :
J’ai oublié de parler au Capitaine et aux autres du morceau de papier que tenait la marionnette !
Comment ai-je pu oublier ?
C’est comme si j’étais sous l’influence d’une force…
Cela fait un certain temps que le carnet de la famille Antigonus n’est plus à la Porte Chanis. La marionnette en tissu 3-0625 aurait dû être affectée depuis longtemps. Pourquoi a-t-elle attendu cette nuit pour se comporter de façon anormale ?
Est-ce parce que c’était la première fois que j’étais de garde ?
Aurait-elle utilisé tout son pouvoir pour me montrer ce papier ?
Quel est le motif du carnet de la famille Antigonus ?
Est-ce lié au fait que j’ai survécu, bien qu’ayant été en contact avec lui et que je sois devenu Voyant ?
…
De nombreuses hypothèses se bousculaient dans ont l’esprit de Klein, l’enracinant sur place. Devait-il devait faire celui qui a oublié et rentrer chez lui se reposer ou retourner en avertir le Capitaine ?