Le lendemain, la pluie s’étant enfin arrêtée, Border Town retrouva son animation. Bon nombre de villageois, réunis sur la place, bavardaient en attendant le discours du 4ème prince.
Le Prince l’avait annoncé la veille au moyen d’un avis publié sur le panneau d’affichage. Quiconque se donnerait la peine de venir écouter son discours recevrait un bol de porridge de blé et la moitié d’un pain. Équivalant à un repas gratuit, il y avait beaucoup plus de monde ce jour-là qu’au moment où l’on avait tenté de pendre la sorcière.
Midi approchant, Roland monta sur une estrade qui avait été installée à cet effet.
Face à la foule amassée devant lui, le Prince aurait menti en disant qu’il n’était pas nerveux. Dans son ancienne vie, il passait le plus clair de son temps à travailler sur des écrans d’ordinateur et lors des réunions, il restait toujours assis dans l’auditoire pour applaudir. C’était la première fois que Roland livrait une telle bataille.
Mais il fallait bien monter sur scène s’il voulait que la plupart des gens restent à Border Town. Ils auraient besoin d’une plus grande défense et faute de motivation, les habitants risquaient de partir.
Sur un signe de Roland, la foule se tut.
Ce n’était pas la première fois qu’il montait sur cette estrade, pourtant, à chaque fois, il avait la bouche un peu sèche.
– « Peuple de mes terres, je vous souhaite le bonjour. Je suis Roland Wimbledon, 4ème Prince de Graycastle. Je vous ai demandé de venir aujourd’hui car j’ai un message important à vous communiquer! »
« Il y a quatre jours, l’ambassadeur de la Forteresse de Longsong est arrivé pour prendre possession du minerai que nous avons extrait. Nous savons tous qu’il y a un mois, nous avons déploré un malheureux accident : l’effondrement de la mine située sur le versant nord de la montagne. A ce jour, la mine n’étant toujours pas entièrement reconstruite, nous ne pouvons produire autant que d’habitude. En raison de cet incident, nous n’avons fabriqué que l’équivalent de deux mois au dernier trimestre.
J’ai expliqué la situation à l’ambassadeur dans l’espoir qu’il nous avance trois mois de nourriture. Nous lui fournirions le minerai manquant à la fin de l’hiver, mais aucune négociation possible : il a refusé de nous avancer la nourriture comme la Forteresse l’avait fait deux ans auparavant. »
La foule s’alarma. De toute évidence, ceux qui en avaient souffert s’en souvenaient encore.
– « Cette fois, ce sera bien pire. L’astrologue de la Forteresse m’a informé que cette année, les Mois des Démons seraient encore plus longs. Ils dureront certainement plus de quatre mois, ce qui signifie que nous risquons fort de manquer de nourriture. Il y a deux ans, nous avons perdu 20% de la population. Certains ont perdu un frère, d’autres un enfant, mais cette fois, combien partiront ? »
– « Non! Votre Altesse, vous devez nous sauver! » cria une voix venue du bas de l’estrade.
De plus en plus nombreux, les gens se mirent à crier : « Par pitié, Votre Altesse, aidez-nous! »
Visiblement, infiltrer dans la foule des personnes destinées à servir ses intérêts était une excellente idée. De nouveau, Roland leva la main pour réclamer le silence.
– « Il est évident que je n’abandonnerai jamais mon peuple! Vous l’ignorez peut-être mais lorsque la Forteresse de Longsong nous expédie du pain et du blé en contrepartie du minerai que nous extrayons, cela ne correspond pas au prix normal du marché. Deux mois de minerai devraient normalement suffire pour six mois de nourriture! J’ai décidé de vendre le minerai à Willow Town : ils nous envoient une cargaison entière qui ne devrait pas tarder à arriver à Border Town. Il y aura non seulement du pain, mais aussi du fromage, du miel et de la viande! Tout le monde pourra manger à sa faim cet hiver! »
La place éclata de joie.
« Cependant, il faut savoir qu’en faisant cela, je romps les relations avec la Forteresse de Longsong : ils n’hébergeront personne cet l’hiver. En conséquence, nous devrons tous rester à Border Town. La majorité d’entre vous se trouvant à la frontière ouest de notre ville, nous construisons actuellement un mur solide. Je sais que beaucoup s’inquiètent de l’invasion des bêtes démoniaques, mais nous pouvons les bloquer. Permettez-moi de vous dire que celles-ci ne sont guère plus puissantes que les bêtes ordinaires qui peuplent les forêts. Bien qu’elles aient la peau rugueuse et la chair épaisse, elles ne peuvent ni escalader les murs, ni manger des pierres, mais restent des cibles faciles! »
« Répondez-moi, peuple bien-aimé, préférez-vous aller vous cacher à la Forteresse de Longsong pour vivre dans des cabanes et à mourir de faim inutilement ? Ou sous ma direction, protéger vos proches et vos enfants, en gardant Border Town jusqu’à la dernière minute ? Je promets à tous ceux qui resteront jusqu’à la fin des Mois des Démons et qui protègeront les habitants une récompense de 25 Royals d’argent. Si quelqu’un se sacrifie en défendant la ville, sa famille recevra une compensation de cinq Royals d’or! »
– « Votre Altesse, nous voulons nous battre auprès de vous! »
Sous l’impulsion de ses gens, infiltrés dans la foule, les habitants, de plus en plus nombreux, jurèrent de mener la guerre. En voyant l’atmosphère s’enflammer, Roland donna l’ordre de servir le déjeuner.
Il savait parfaitement que tout le monde ne resterait pas à Border Town. Mais si la moitié était disposée à le faire, il serait en mesure d’empêcher l’invasion des bêtes démoniaques.
Ne sachant pas que le Prince avait incité les villageois, Petrov rapporta le message aux six familles nobles et fut accueilli par des rires moqueurs.
– « Vous dites que ce prince incompétent entend combattre seul les bêtes démoniaques ? Il espère construire des murs avant l’hiver ? J’ignore si je dois célébrer pour son courage ou rire de sa vantardise! »
– « Il est de notoriété publique que son Altesse Royale est un poltron. Depuis quand aurait-il du courage ? Il est stupide, rien de plus! »
– « Il n’a même pas de maçon. Il espère construire un mur avec des pierres non polies collées avec de la boue humide. Son mur ne tiendra jamais! »
– « Quoi qu’il en soit, c’est une bonne chose. S’il se réfugiait à la Forteresse, nous serions à la merci de la nature. Mais s’il meurt à Border Town… cette farce prendra fin. »
Le Duc réfléchit un moment :
– « Petrov, qu’en pensez-vous ? »
Petrov demeura surpris. Il était loin d’imaginer que le duc de la Forteresse de Longsong lui demanderait son avis :
– « Eh bien, mon but étant de maintenir le monopole, tant que nous pourrons acquérir le minerai trente pour cent moins cher que le prix du marché, nous ferons une affaire. Cependant… » il fit un rapide calcul : « Son Altesse n’a pas l’intention de vendre tout le minerai à la Forteresse de Longsong. Il le vend même 50% moins cher que le prix du marché, ce qui laisse supposer qu’il a l’intention de produire davantage de minerai l’an prochain. S’ils parviennent à doubler leur production, nous y gagnerons comme jamais. Il a également l’intention de vendre du fer, qui est très recherché. Il serait très facile de le revendre. Mais ce n’est pas là le plus important… »
– « Ah ? A quoi pensez-vous ? »
– « S’il parvenait à tenir Border Town, ce serait excellent pour nous. Nous n’aurions plus à nous préoccuper comme chaque année des bêtes démoniaques, ce qui nous permettrait de faire d’importantes économies. Autre avantage : nous aurions le champ libre sur les vastes terres situées entre la Forteresse et Border Town, que ce soit pour les cultures ou pour y installer de nouveaux habitants, ce qui, dans un cas comme dans l’autre, serait une excellente chose. Nous pourrions ainsi réduire considérablement le surpeuplement actuel de la Forteresse », exposa Petrov. « Quant au Prince, il ne restera pas toujours à Border Town. La lutte pour le trône doit s’achever dans cinq ans : passé ce délai, la ville aura prospéré et nous pourrons l’annexer à la Forteresse. Notre territoire deviendrait alors le troisième des plus importants de tout le royaume. Si je peux me permettre de vous donner un conseil, ce serait de… » Il regarda le duc et conclut en mesurant ses paroles :
« Nous devrions envoyer du personnel pour aider Son Altesse et collaborer à la défense de Border Town. »
– « C’est vrai », répondit le duc, « mais vos pensées sont celles d’un commerçant. Vous ne jaugez des intérêts qu’en termes de gains et de pertes. »
Il se redressa cependant et prit un ton menaçant, son regard balayant les personnes présentes :
– « Cependant, ce n’est pas en pesant les bénéfices et les pertes que j’ai obtenu le statut que j’ai aujourd’hui. Pourquoi dois-je faire affaire avec quelqu’un qui échappe à mon contrôle ? Certaines règles doivent être respectées et tout contrevenant puni. Il m’importe peu que Border Town prospère ou soit anéantie. Personne ne saurait avoir ne serait-ce que la pensée de me priver du pouvoir, qu’il soit Prince ou non. »