Ce monstre… parlait le langage humain !
Le Comte tremblait lorsque le gardien l’aida à se relever. Il avait voulu montrer son autorité et sa valeur devant ce démon pour impressionner les autres nobles. Il ne s’attendait pas, cependant, à ce que le monstre, d’un seul mot, fasse tomber son masque de bravoure. C’était d’autant plus humiliant que le démon était seul.
“Bon sang. Je dois tuer ce monstre !”
Marwayne leva la main en serrant les dents. Il était sur le point d’ordonner aux soldats de tirer quand soudain,le vieux savant l’arrêta et lui fit un clin d’oeil. Il put lire sur ses lèvres un “ne bougez pas” silencieux.
Il fallut quelques secondes au Seigneur pour réaliser qu’il ne devait pas perdre son calme dans un moment pareil. Le démon sachant parler, il allait pouvoir tenter de communiquer et négocier. Étant donné que la situation était incertaine à ce stade, il était peu judicieux de recourir à la force. Le Comte réalisa que la rumeur véhiculée par les hommes de Graycastle obscurcissait son jugement. Il avait, lui aussi et pendant une fraction de seconde, considéré le démon comme son ennemi.
Peut-être était-il simplement un ambassadeur.
Sinon, pourquoi restait-il debout sur les remparts sans passer à l’action?
Si le démon était aussi féroce que les disaient les hommes de Graycastle, il aurait attaqué les villages environnants qui n’étaient pas protégé par le mur d’enceinte de la ville.
Plus Marwayne réfléchissait à la question, plus il était convaincu. S’il avait tué l’ambassadeur, il aurait engendré une inimitié avec les démons et fait exactement ce que les hommes de Graycastle voulaient.
Cependant, le Comte allait avoir bien du mal à abandonner son attitude hostile et à s’asseoir pour parler à l’amiable alors qu’un instant plus tôt, il lui avait ordonné de s’agenouiller.
Heureusement, le vieux savant comprit son le dilemme. Il s’avança et dit :
“Impertinent ! Si vous parlez notre langue, pourquoi ne pas nous avoir fait part du but de votre venue ? Notre Seigneur, dans sa bonté, est disposé à vous donner une autre chance de parler. Pourquoi êtes-vous ici ?”
En son for intérieur, Marwayne loua le vieux savant. Les 10 Royals d’or qu’il avait payés pour s’assurer les services de cet ancien majordome de la Capital Royal n’avaient pas été dépensés inutilement.
“Avant de vous répondre, j’ai une question à vous poser”, répondit calmement le démon. “Quelles relations entretenez-vous… avec les êtres humains des Plaines Fertiles ?”
Les Plaines Fertiles ? Où était-ce ? Les deux hommes échangèrent des regards confus, totalement déconcertés. Mais Marwayne était maintenant certain que ce monstre était un ambassadeur.
“Je ne sais pas où se trouvent les Plaines fertiles”, lâcha finalement le vieux savant. “Un endroit peut avoir des noms différents dans différentes parties du royaume. Étant de races différentes, nous ne nommons pas nécessairement une ville de la même façon. Apportez moi une carte et je pourrai peut-être vous dire où cela se trouve”.
“C’est vous, les humains, qui avez trouvé ce nom. Je ne fais que l’emprunter.” Le démon secoua la tête : “Je vois… Je n’arrive pas à croire que vous soyez encore comme il y a des centaines d’années où chaque Seigneur faisait le tour de son propre territoire sans rien savoir de ce monde. Je m’attendais pas à vous voir céder à votre destin dans l’incrédulité, la terreur et le désespoir, mais il semble que j’avais tort”.
Qu’est-ce que cela signifiait ? De quelle monstrueuse absurdité parlait-il? Le comte fronça les sourcils. Durant un instant, il lui sembla saisir un léger soupçon de déception sur son horrible visage.
“Faites-vous référence aux hommes de Graycastle ?” demanda soudain le Chevalier en Chef.
“Pardon?” Fit le démon en se tournant vers lui.
“Ils disent que lorsque la Lune Sanglante apparaîtra, les démons sortiront des enfers. Ils sont partis maintenant”, répliqua le chevalier avec mépris. “Si vous les poursuivez maintenant, vous pourrez peut-être les apercevoir au port, à l’est.”
“Vraiment ?” Le démon regarda vers l’est, puis se retourna: “j’irai, mais pas maintenant. Puisque vous ne savez rien des Plaines Fertiles, n’en parlons plus.
“Je suis le Seigneur Céleste, commandant de l’Armée du Front Occidental. Il y a des milliers d’années, votre race et la mienne ont conclu un accord pour lutter contre les sorcières et leurs sous-fifres. Vos ancêtres ont accepté de nous servir et nous leur avons accordé des terres, du pouvoir et des richesses. Le contrat est toujours en vigueur et il le sera tant que durera la guerre. En tant que descendants de vos ancêtres, vous devez continuer à nous servir”, proclama le démon d’une voix retentissante. “A présent, je vous ordonne d’offrir cette ville selon les termes de notre accord et de vous mettre immédiatement à mon service !”
Le Comte Marwayne le regarda, bouche bée. Ce démon était fou ! Qui se souciait d’un contrat signé 1 000 ans auparavant ? Il ne prendrait même plus au sérieux un contrat datant de deux ans. Quel genre de commandant stupide était-ce là ? Quel commandant viendrait seul, en personne ? Ce monstre avait perdu la tête !
“Et si je ne suis pas d’accord ?” hasarda le Comte, à bout de patience, d’un air de défi.
“La mort vous fera céder”, répliqua le démon qui se faisait appeler le Seigneur Céleste. “Voyez, c’est là votre destin.”
Le Comte leva les yeux et vit que les montagnes, au loin, étaient enveloppées d’une fine brume. Ce n’était pas le brouillard qu’il pouvait voir habituellement dans la Chaîne des Montagnes Infranchissables, mais une horrible brume pourpre. Le Comte ne savait pas si elle sa couleur rouge sang était dûe à la Lune Sanglante ou si c’était là sa véritable teinte.
Autre phénomène particulier : la brume rouge ne flottait pas dans l’air mais descendait lentement des montagnes, formant une “cascade” brumeuse.
Etait-ce le moment que le démon attendait ?
Marwayne ressentit un malaise au creux de l’ estomac. Il jeta un regard sur ses chevaliers et écuyers tout aussi troublés et comprit qu’il devait agir avant qu’il ne soit trop tard.
“Vous êtes seul ?” marmonna le Comte en serrant les dents et en faisant un geste à ses soldats. “Je vous ai donné une chance. Tuez-le !”
Les chevaliers et les gardes se ressaisirent enfin et décrochèrent leurs flèches qui sifflèrent dans les airs et filèrent droit vers le démon.
Cependant, pas une seule ne le toucha.
Tous se mirent à genoux, incrédules. Le démon plongea dans un trou noir et disparut de leur champ de vision.
“Bon sang! Il possède un pouvoir magique”, chuchota le Chevalier en Chef à voix basse. “En quoi est-il différent des sorcières ?”
“Pas d’inquiétude, nous portons tous une Pierre du Châtiment Divin. Le pouvoir magique ne nous fera pas de mal !” cria Marwayne en serrant le pendentif sur sa poitrine. “Trouvez-le et tuez-le !”
“Le démon est là !” cria un garde.
En moins d’une seconde, la créature avait survolé l’abîme et atterri silencieusement dans la rue derrière le mur d’enceinte.
Le Comte fut alarmé en constatant que le démon pouvait franchir instantanément les précipices. Il n’y avait plus de doute possible: ambassadeur ou non, ce monstre devait être exterminé. Après tout, il était seul.
“Utilisez les Flèches de Pierre du Chatiments Divin. Traitez-le comme une sorcière ! 100 Royals d’Or à quiconque pourra le tuer !”
Alors que tous les chevaliers et gardes chargeaient sur le malin, celui-ci leva lentement les bras.
L’instant suivant, un “écran noir” d’une centaine de mètres de large apparut brusquement derrière lui tel un mur dissimulant la rue et les maisons .
À quoi jouait-il ? Avait-il l’intention de se cacher ?
Mais le Comte eut bientôt la réponse.
Une épaisse brume rouge s’échappa soudain de l’écran noir ! Presque aussitôt un groupe de monstres qu’il n’avait jamais vus se précipita hors de l’écran et se heurta aux chevaliers qui se précipitèrent. Les Pierre du Châtiment Divin ne les aidèrent pas le moins du monde. Les chevaliers furent projetés en l’air par les monstres hurlants avant de s’écraser lourdement quelques mètres plus loin, la poitrine enfoncée et crachant le sang. De toute évidence, ils n’avaient aucune chance de survie.
Malheureusement, ce n’était que le début du cauchemar.
D’autres monstres sortirent de l’écran noir, s’inclinèrent devant le Seigneur Céleste et se joignirent à la bataille. Tous étaient était bien plus forts et plus grands qu’un homme ordinaire. Bientôt, ils gagnèrent le sommet de la ville et se mirent à massacrer les soldats. Ces braves hommes furent déchirés en morceaux, leur sang et leurs membres brisés volant dans toutes les directions.
En sept ou huit minutes, la ville fut pleines de gémissements douloureux. De nombreuses personnes se précipitèrent vers la porte de la ville pour tenter de s’échapper, mais elles furent arrêtées par l’abîme glacé.
Marwayne sentit ses jambes se dérober. Il tituba et tomba au sol. Mais cette fois, personne ne vint l’aider à se relever.
Sa garde avait été déchirée par les démons.
Son précieux château du Reflet de Neige, cette terre transmise de génération en génération et dont il était si fier, tombait.
L’air était chargé d’une brume rouge piquante, et la ville était devenue un véritable enfer.
À travers la brume, la Lune Sanglante semblait encore plus terrifiante.
Le Comte comprit alors à quoi ressemblait l’Apocalypse.