Le vent hurlait, accompagné d’une pluie torrentielle. Le trois-mâts oscillait entre crêtes et creux : on aurait dit le jouet d’un géant.
La lueur rouge dans les yeux d’Alger Wilson s’estompa et il se retrouva sur le pont. Apparemment, rien n’avait changé.
Presqu’aussitôt, l’étrange flacon de verre qu’il tenait à la main se brisa et le givre fondit sous la pluie. En quelques secondes, il ne resta plus aucune trace rappelant l’existence de cette merveilleuse antiquité.
Un flocon de neige en forme de cristal hexagonal apparut dans la paume d’Alger pour s’estomper aussitôt jusqu’à disparaître, absorbé par la chair. L’homme hocha légèrement la tête, comme s’il pensait à quelque chose et demeura un long moment immobile, silencieux après quoi il se dirigea vers la cabine. Il était sur le point d’entrer lorsqu’il vit sortir un homme aux doux cheveux blonds qui, tout comme lui, portait une robe brodée d’éclairs.
Celui-ci s’arrêta, le regarda et, portant le poing droit à sa poitrine, lui dit :
– « Que la Tempête soit avec vous! »
Alger fit de même. Son visage rugueux à la structure bien définie était impassible.
Après ces salutations, il entra dans la cabine et se dirigea vers la chambre du capitaine situé au fond du couloir.
Curieusement, il ne rencontra personne en chemin. L’endroit était aussi calme qu’un cimetière.
La porte s’ouvrait sur une pièce au sol recouvert d’un doux tapis marron. Sur les murs latéraux se trouvaient respectivement une bibliothèque et un casier à vin, les livres jaunis et les bouteilles rouge sombres prenant un air étrange à la lueur des bougies.
Sur le bureau, non loin du chandelier, trônait une bouteille d’encre, une plume, des lunettes d’observation en métal noir et un sextant en laiton derrière lesquels était assis un homme entre deux âges, pâle et qui portait un chapeau de capitaine orné d’un crâne.
– « Je ne céderai pas », dit-il d’un air menaçant en voyant approcher Alger.
– « Je crois que vous pouvez », répondit Alger avec autant de calme que s’il parlait de la pluie et du beau temps.
– « Vous… » L’homme s’interrompit, visiblement stupéfait de cette réponse inattendue.
Soudain, Alger se pencha légèrement, traversa la pièce et se plaça en face du bureau. Redressant ses épaules, il tendit la main dans l’intention d’étrangler le capitaine et alors qu’il rassemblait toutes ses forces, des écailles magiques apparurent sur le dos de sa main.
Les yeux écarquillés, l’homme n’eut pas l’occasion de se défendre. Il y eut un craquement, puis son corps se souleva.
Ses jambes s’agitèrent violemment puis s’immobilisèrent. Son regard devint fixe et ses pupilles se dilatèrent. De son pantalon mouillé émanait une odeur nauséabonde.
Tenant toujours le cadavre, Alger baissa le dos, marcha à grands pas vers le mur et à l’aide de son bouclier improvisé, défonça la paroi de son monstrueux bras musclé.
Aussitôt, la pluie s’engouffra dans le trou, accompagnée par l’odeur de l’océan.
Alger sorti de la cabine et jeta le cadavre au milieu des vagues aussi hautes que des montagnes.
Le vent hurlait dans l’obscurité tandis que la nature toute puissante dévorait tout.
Alger sortit de sa poche un mouchoir blanc avec lequel il s’essuya soigneusement la main droite et le jeta à la mer.
Puis il revint sur ses pas et attendit patiemment que l’on vienne, ce qui ne tarda pas.
Moins de dix secondes plus tard survint l’homme blond qu’il avait croisé précédemment :
– « Que s’est-il passé ? » Demanda-t-il.
– « Le capitaine s’est enfui », répondit Alger, haletant, d’un air ennuyé. « J’ignorais qu’il possédait toujours certains de ses pouvoirs extraordinaires. »
– « Bon sang! » Fit le blond.
Il s’approcha de la brèche et regarda au loin, mais ne vit rien d’autre que les vagues et la pluie.
– « Laissez tomber, ce n’était qu’un butin supplémentaire », dit le blond en agitant le bras. « Nous serons tout de même récompensés pour avoir mis la main sur ce vaisseau fantôme de l’Ère Tudor. »
Tout Gardien de la Mer qu’il était, il n’aurait jamais plongé par ce temps.
– « Le “capitaine “ne survivra pas longtemps si la tempête persiste », dit Alger tandis que la cloison se réparait à un rythme perceptible.
Il y jeta un coup d’œil et, instinctivement, tourna la tête vers le gouvernail et la voile, parfaitement au courant de ce qui se passait derrière ces planches.
Le premier maître, le second, l’équipage et les marins… il n’y avait plus âme qui vive à bord, le gouvernail et la voile bougeaient tous seuls de manière étrange.
Alger repensa au Fou auréolé de brouillard blanc grisâtre et soupira.
Puis, se retournant, il regarda les vagues déchaînées et, comme dans un rêve, dit avec une nuance d’espoir mêlée de crainte :
– « Une nouvelle ère a commencé… »
Quartier de l’Impératrice, Backlund, capitale du Royaume de Loen.
Audrey Hall, qui n’arrivait pas encore à croire ce qui s’était passé, se pinça les joues. Le miroir sur la coiffeuse était brisé.
La jeune fille baissa les yeux et vit un tourbillon rouge sombre sur le dos de sa main qui formait comme un tatouage représentant une étoile. Celui-ci s’estompa rapidement, comme absorbé par sa peau.
À ce moment-là seulement, Audrey eut la certitude que ce n’était pas un rêve.
Les yeux pétillants, elle sourit, se mit debout, releva le bas de sa robe et fit une révérence à quelqu’un d’invisible. Puis elle se mit à danser, vive et gracieuse, l’Ancienne Danse des Elfes, la plus populaire au sein de la royauté.
Soudain, on frappa à la porte de sa chambre.
Audrey cessa immédiatement de danser et arrangea sa robe :
– « Qui va là ? »
– « Puis-je entrer Madame ? » Demanda sa femme de chambre depuis le couloir. « Il faut vous préparer pour la cérémonie. »
Audrey se regarda dans un miroir et prit un air plus sérieux, à peine souriant.
– « Entrez », dit-elle après s’être assurée qu’elle était présentable.
La porte s’ouvrit sur Annie, sa servante.
– « Oh, il est brisé… » dit-elle en posant les yeux sur le vieux miroir de bronze.
Audrey cligna des yeux :
– « Euh, oui! Susie est venue tout à l’heure et vous savez à quel point elle aime faire des ravages! »
Susie était un golden retriever, pas vraiment de pure race. Un cadeau que son père, le Comte Hall, lui avait fait lorsqu’il s’était acheté un foxhound et qu’Audrey adorait.
– « Vous devriez la dresser », dit Annie en ramassant soigneusement et délicatement les morceaux de verre de crainte que sa maîtresse ne se blesse. « Quelle robe souhaitez-vous porter ? » Demanda-t-elle en souriant.
Audrey réfléchit un instant
– « J’aime beaucoup celle que Mme Guinia m’a faite pour mes dix-sept ans. »
– « Vous ne pouvez pas porter la même robe deux fois lors d’une cérémonie officielle, sans quoi cela fera jaser et les gens remettront en cause la situation financière de votre famille », répondit Annie en secouant la tête.
– « Mais je l’aime beaucoup! » Insista doucement Audrey.
« Dans ce cas, portez-la chez vous ou à des occasions moins formelles » suggéra Annie pour qui ce n’était pas négociable.
– « Eh bien je mettrai celle que m’a offerte M. Sades il y a deux jours », répondit Audrey en soupirant discrètement. « Vous savez, celle qui a des lotus brodés sur les manches. ».
– « Vous avez toujours eu très bon goût », dit Annie en se dirigeant vers la porte. « Vestiaire numéro six! » cria-t-elle pour aussitôt se raviser : « Laissez, je m’en charge! ».
Les servantes se mirent au travail : La robe, les accessoires, les chaussures, le chapeau, le maquillage et la coiffure, tout devait être parfait.
La jeune fille était presque prête lorsque le Comte Hall apparut à la porte. Vêtu d’un gilet brun foncé, il portait un chapeau de la même teinte. Malgré sa belle moustache, ses yeux bleus pétillants, ses muscles relâchés et sa taille épaissie, ses rides étaient en train de détruire sa belle jeunesse.
– « Le joyau le plus brillant de Backlund, il est temps de partir », déclara le Comte en frappant à la porte.
– « Père! Cessez donc de m’appeler ainsi », protesta Audrey en se levant, soutenue par les domestiques.
– « Soit. Il est temps de partir, ma jolie petite princesse », dit le Comte Hall en lui tendant son bras gauche.
Audrey secoua légèrement la tête
– « Mais… c’est à la Comtesse, ma mère, que vous devriez offrir le bras. »
– « Dans ce cas, prends celui-ci », dit le Comte en lui tendant le droit avec un sourire. « Tu es ma plus grande fierté. »
Lorsqu’arrivée à la base de la Marine Royale située au Port de Pritz sur l’Île au Chêne, Audrey, descendit de voiture au bras de son père, elle fut stupéfaite par le mastodonte qui se dressait devant elle.
Non loin de là, dans le port militaire, brillait un immense navire métallique. Il n’avait pas de voile mais un pont d’observation, deux immenses cheminées et à chaque extrémité, une tourelle.
Il était si grand et si majestueux qu’on aurait dit que les voiliers du port étaient des bébés nains agglutinés autour d’un géant.
– « Par le Seigneur des tempêtes! »
– « Oh, Monseigneur! »
– « Un navire de guerre blindé! »
Audrey elle aussi était stupéfaite devant ce miracle sans précédent créé par l’homme.
Il fallut un certain temps aux aristocrates, ministres et membres du parlement pour se donner une contenance. C’est alors qu’un point noir dans le ciel se mit à grossir jusqu’à occuper le tiers de leur champ de vision. L’atmosphère devient soudain solennelle.
C’était une gigantesque machine volante aux lignes élégantes et fuselées, de couleur bleue sombre, dotés d’enveloppes en coton reposants sur une structure faites d’un alliage à la fois solide et léger. Tout au fond de la structure, des ouvertures laissaient entrevoir des mitrailleuses, des lanceurs de projectiles et des museaux. Le bourdonnement exagéré de la machine à vapeur à haute combustion et des pales de la queue produisait une symphonie qui laissait tout le monde pantois.
La famille Royale qui arrivait dans son dirigeable donnait une impression de noblesse et d’autorité indiscutable.
De chaque côté de la cabine, une épée au pommeau orné d’une couronne de rubis et orientée vers le bas reflétait la lumière du soleil. C’était “l’épée du jugement” qui symbolisait la famille d’Auguste, héritage de l’époque qui avait précédé.
Audrey, qui, n’ayant pas 18 ans, n’avait pas encore vécu sa “cérémonie de présentation”, événement présidé par la Reine et qui marquait à la fois sa majorité et son entrée sur la scène sociale de Backlund. Elle ne pouvait donc pas s’approcher du dirigeable et devait demeurer en arrière, silencieuse pour assister à l’évènement.
Mais elle n’en avait que faire. Pour tout dire, elle était soulagée de ne pas avoir à faire face aux princes.
Le “miracle” grâce auquel l’humanité avait conquis le ciel se posa doucement. Les premiers à descendre les escaliers furent les beaux et jeunes gardes en uniforme de cérémonie rouge décoré de médailles et au pantalon blanc. Fusils à la main, ils formèrent deux rangées, attendant qu’arrivent le Roi George III, la Reine, le prince et la princesse.
Audrey, qui avait l’habitude de rencontrer des personnalités, n’y trouvait aucun intérêt. Elle porta donc son attention sur les deux cavaliers à armure noire qui encadraient le Roi et ressemblaient à des statues.
À l’époque du fer, de la vapeur et des canons, il était étonnant qu’il y ait encore quelqu’un capable d’endurer une armure complète.
Le lustre métallique, froid et le casque d’un noir profond leur conféraient un air majestueux et autoritaire.
« S’agirait-il des plus hauts Paladins Disciplinaires ? » Se demanda Audrey qui se rappelait une conversation familiale entre adultes.
Quoique curieuse, elle n’osa pas s’approcher.
La cérémonie commença avec l’arrivée de la famille royale. Lord Aguesid Negan, le Premier Ministre sortant s’avança.
Membre du Parti conservateur et second roturier à devenir Premier Ministre à ce jour, ses importantes contributions lui avaient valu le titre de Lord.
Mais Audrey savait que le principal partisan du Parti Conservateur, l’actuel Duc de Negan, n’était autre que Pallas, le frère d’Aguesid!
Ce dernier, un homme de cinquante ans, mince, au regard vif et presque chauve, regarda autour de lui.
– « Mesdames et messieurs », dit-il, « vous avez tous, je pense, pu admirer ce navire de guerre historique blindé de fer. Il mesure 101 mètres de long pour 21 mètres de large. À bâbord comme à tribord, sa conception est étonnante. L’épaisseur de son blindage est de 457 millimètres et il peut déplacer 10 060 tonnes. Il est équipé de quatre canons principaux de 305 millimètres, six canons à tirs rapides, 12 canons de six livres, 18 mitrailleuses à six canons et quatre lance-torpilles. Sa vitesse peut atteindre 16 nœuds!
« En véritable hégémon, il conquerra les mers! »
La foule était enthousiaste, cette simple description ayant suffi à leur faire entrevoir des images effrayantes. De plus, la réalité était devant eux.
Aguesid sourit, ajouta quelques mots puis, se tournant vers le Roi, il le salua et dit :
– « Il va vous falloir lui donner un nom, Majesté. »
– « Puisqu’il partira du Port de Pritz, appelons-le « Le Pritz », répondit, George III, visiblement ravi.
– « Le Pritz! »
– « Le Pritz! »
S’écrièrent tour à tour le Ministre de la Marine et l’Amiral de la Marine Royale, cri aussitôt repris par les soldats et officiers debout sur le pont.
Puis, dans une atmosphère de fête et sous les tirs des canons, le Roi George III donna l’ordre au Pritz de prendre la mer pour son premier voyage.
Une épaisse fumée s’échappa des cheminées et derrière la corne de brume, on entendait faiblement le bruit des machines.
Le mastodonte quitta le port et tous furent stupéfaits de voir les deux canons principaux, situés à l’avant, tirer, en passant, sur une île déserte.
Le sol trembla tandis que la poussière s’élevait et que les ondes de choc se propageaient, créant de grandes vagues.
Satisfait, Aguesid se tourna vers la foule et annonça :
– « À partir de ce jour, le jugement va s’abattre sur les sept pirates qui se font appeler Amiraux et les quatre qui se donnent le nom de Rois. Ils vont en frissonner de peur!
« Leur époque s’achève. Qu’ils aient où noms des pouvoirs extraordinaires, des vaisseaux fantômes ou maudits, on ne verra plus désormais sur les mers que ce cuirassé. »
– « Et s’ils construisaient les leurs ? » Demanda sciemment son secrétaire en chef.
Certains des nobles et membres du Parlement acquiescèrent. Cela, en effet, n’était pas exclu.
– « C’est impossible! Jamais ces pirates n’y parviendront! La construction de notre navire de guerre a nécessité le concours de trois grands fondeurs de charbon et d’acier, plus de vingt usines sidérurgiques, 60 scientifiques et ingénieurs de l’Institut de Recherches sur les Armes à Feu de Backlund et de l’Académie Nautique de Pritz , deux chantiers navals royaux, près de cent usines de pièces de rechange, une Amirauté, un comité de la construction navale, un Cabinet, un Roi déterminé et visionnaire ainsi qu’un grand pays dont la production annuelle d’acier s’élève à 12 millions de tonnes! »
Cela dit, il s’interrompit, leva les bras en l’air et s’écria avec enthousiasme :
– « Mesdames et messieurs, nous voici à l’aube de l’ère des canons et des navires de guerre! »