« Vous pouvez m’appeler Le Fou. »
Cette réponse simple résonna dans la grande salle et s’évanouit presque aussitôt dans le brouillard. Cependant, elle résonnait dans les cœurs d’Audrey et d’Alger.
Ils ne s’attendaient pas à ce qu’il se désigne ainsi, cependant, cela reflétait bien ce personnage mystérieux et puissant.
Après quelques secondes de silence, Audrey se leva, releva légèrement les pans de sa jupe et fit une révérence :
– « Dans ce cas, Monsieur le Fou, permettez-moi de vous demander de bien vouloir être le témoin de notre transaction. »
– « C’est peu de chose », répondit Zhou sur un ton qui correspondait à son statut.
– « C’est un grand honneur pour nous, Monsieur le Fou », dit Alger en se levant à son tour, le dos légèrement voûté et la main droite sur le cœur.
Zhou abaissa sa main droite en souriant.
– « Faites donc. »
Alger acquiesça, se rassit et se tourna vers Audrey.
– « Si vous parvenez à obtenir du sang de Requin Fantôme, faites-le porter au bar Guerriers et Mer, Rue du Pélican dans le quartier de la Rose Blanche du Port de Pritz. Que la personne dise bien à William, le patron, que le capitaine en a besoin.
« Lorsque je l’aurai reçu, voulez-vous me laisser une adresse pour que je vous envoie la formule ou préférez-vous que je vous la donne directement ici ? »
Audrey réfléchit un moment
– « Le moyen le plus sûr est que vous me la révéliez ici, même si ce sera un test pour ma mémoire », répondit-elle en souriant.
Monsieur le Fou ayant accepté d’être témoin de la transaction, il y aurait donc bientôt une réunion similaire en cet endroit. À cette pensée, elle tourna vers Zhou des yeux étincelants :
– « Monsieur le Fou, cela vous ennuierait-il de faire d’autres “essais” comme celui-ci ? » Demanda-t-elle, intéressée.
Alger, qui écoutait silencieusement et qui, lui aussi, était intéressé, s’empressa d’ajouter :
– « Ne trouvez-vous pas ces “réunions” intéressantes, Monsieur le Fou ? Certes, vos pouvoirs dépassent notre entendement, cependant, il doit bien exister des domaines que vous ne connaissez pas ou dans lesquels vous n’excellez pas. Il est évident que la personne qui se trouve devant moi est une dame de haute naissance et pour ma part, je possède une expérience, des connaissances, des soutiens et des ressources qui pourraient vous être utiles. Peut-être un jour pourrons-nous vous aider à résoudre quelque souci secondaire. »
De son point de vue, le fait qu’il ait été entraîné là sans en être averti et sans pouvoir résister signifiait que Le Fou avait le contrôle de la situation. Il ne pouvait certainement pas refuser de prendre part à ces réunions mais entendait bien compenser sa passivité et sa situation désavantagée en en tirant un maximum de bénéfices.
Étant donné les origines, les ressources, les canaux d’information et la compréhension du domaine mystique de chacun, s’ils pouvaient communiquer et coopérer dans une certaine mesure, il pourrait en résulter des effets imprévisibles et incommensurables!
La transaction qui venait d’être négociée en était un parfait exemple et si d’aventure il voulait tuer quelqu’un, il lui serait facile de demander de l’aide aux membres de ce groupe qui, d’apparence et dans la réalité, n’avaient aucun lien avec lui, et ainsi dérouter quiconque viendrait enquêter.
« Une jeune femme de haute naissance… Mon comportement et mon accent sont-ils donc aussi évidents ? » Se demanda Audrey, bouche bée. Mais aussitôt, reprenant ses esprits, elle acquiesça sans hésiter.
– « C’est une excellente idée, Monsieur le Fou », dit-elle. « Si nous nous réunissons régulièrement, nous pourrons régler certains problèmes pour vous, dans la limite, bien sûr, de nos compétences. »
Depuis qu’il avait entendu cette suggestion, Zhou pesait le pour et le contre. En multipliant ces réunions, il pourrait certainement acquérir davantage de connaissances sur les secrets des Transcendants entre autres mystères occultes : une aubaine pour son retour dans le futur! Par exemple, lors de leur prochain rendez-vous, il découvrirait certainement la formule de la potion “Le Spectateur” et les informations obtenues lui seraient sans doute très utiles dans cette vie. Cependant, cela l’exposait aussi à être découvert.
« Quel que soit le monde dans lequel on se trouve, il n’y a pas de repas gratuit… » Pensa Zhou qui s’était remis à tapoter le bord de la longue table.
Ceci dit, du fait que c’était lui qui décidait de l’incursion et du renvoi des deux autres, toute menace d’exposition restait sous son contrôle. Les avantages surpassants nettement les inconvénients, le jeune homme prit rapidement une décision.
Il cessa de tapoter sur la table et sourit au couple dont le regard perturbé exprimait l’attente.
– « Je suis quelqu’un qui aime les échanges équitables », dit-il. « Votre aide ne restera donc pas sans récompense. Chaque lundi à trois heures de l’après-midi, arrangez-vous pour être seuls. Lorsque j’aurai fait quelques tentatives et réglé certaines choses, peut-être pourrez-vous prendre congé ce jour-là. Vous n’aurez alors plus à craindre de vous retrouver dans une situation embarrassante. »
C’était là sa manière de leur faire comprendre qu’il était d’accord.
Audrey, qui venait d’avoir dix-sept ans et qui, pour avoir été choyée toute sa vie, avait encore le tempérament d’une enfant, ne put s’empêcher, en entendant cela, de serrer le poing et de l’agiter devant sa poitrine.
– « Ne devrions-nous pas prendre des noms de code ? Nous ne pouvons tout de même pas communiquer avec nos vrais noms », suggéra-t-elle, toute excitée, avant même qu’Alger n’ait eu le temps de dire un mot.
« Je ne tromperai peut-être pas Monsieur le Fou sur ma véritable identité, mais l’homme en face de moi pouvant être dangereux, il ne doit pas savoir qui je suis », pensait la jeune fille.
– « Bonne idée », répondit simplement Zhou.
Audrey, qui réfléchissait, exprima vivement ses pensées à mesure qu’elles lui traversaient l’esprit :
– « Vous êtes Le Fou du tarot et puisque nous allons devoir nous réunir régulièrement et sur le long terme, mieux vaut nous trouver des noms de code en cohérence avec le vôtre. Je vais donc choisir le mien parmi les cartes du tarot. »
Soudain, elle s’écria, toute joyeuse :
« J’ai trouvé. Mon nom de code sera : La Justice! »
C’était l’un des vingt-deux Arcanes Majeurs du tarot.
« Et vous, monsieur ? » Demanda-t-elle avec un sourire insolent à l’adresse de son voisin d’en face.
Alger fronça légèrement les sourcils et aussitôt, se détendit :
– « Ce sera Le Pendu. »
Un autre Arcane Majeur.
– « Très bien », dit alors joyeusement Audrey. « Nous sommes donc membres fondateurs du Tarot Club! » Puis, jetant un coup d’œil craintif à Zhou dissimulé dans le brouillard : « Cela vous convient-il, Monsieur le Fou ? »
Le jeune homme secoua la tête, amusé.
– « Ces questions sont secondaires, je vous laisse décider. »
– « Merci! » S’écria Audrey, visiblement ravie. Puis, se tournant vers Alger, elle demanda : « Monsieur Le Pendu, pourriez-vous me redonner l’adresse ? Je crains que ma mémoire m’ait fait faux bond. »
– « Pas de problème », répondit Alger, heureux de constater que la jeune fille prenait les choses avec sérieux.
Audrey se répéta trois fois l’adresse mentalement.
– « J’ai entendu dire que le tarot n’était qu’un jeu inventé par l’Empereur Roselle. N’a-t-il pas aussi une fonction de divination ? »
– « Non. Le plus souvent, ce don est inhérent à la personne elle-même. Tout le monde a en lui quelque chose qui lui permet d’entrer en communication avec le monde spirituel et, à un niveau très élevé, d’obtenir des informations le concernant. Cependant, les gens ordinaires sont incapables de s’en rendre compte et à plus forte raison d’interpréter les “signes” qu’ils reçoivent. Cette information se présente par le biais d’outils de divination. Laissez-moi vous donner un exemple simple : les rêves et ceux qui les interprètent. » Alger jeta un coup d’œil à Zhou et voyant qu’il ne réagissait pas, ajouta : « En réalité, le tarot n’est qu’un instrument qui fait appel au symbolisme et aux éléments logiques pour nous permettre d’interpréter les signes de manière pratique et précise. »
Malgré son apparente indifférence, Zhou écoutait attentivement. Soudain, sa tête lui parut lourde et il ressentit à nouveau une douleur lancinante.
– « Compris », acquiesça Audrey. « Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Je ne mets pas le tarot en doute mais j’ai entendu dire que l’Empereur avait créé une autre série de cartes secrètes et mystérieuses symbolisant des forces inconnues. Par la suite, il s’en serait servi pour créer les vingt-deux Arcanes Majeurs du tarot que l’on utilise pour jouer. Est-ce exact ? » Demanda-t-elle en regardant Zhou comme si elle attendait une réponse du mystérieux Monsieur le Fou.
Mais ce dernier se contenta de sourire et regarda Le Pendu comme pour le mettre à l’épreuve.
Instinctivement, Alger se redressa et répondit d’une voix grave :
– « C’est exact en effet. On raconte que l’Empereur Roselle aurait vu la Tablette aux Blasphèmes et que ce jeu de cartes contient les profonds mystères des vingt-deux voies qui mènent au divin.
– « Les vingt-deux voies qui mènent au divin… » répéta Audrey d’un ton avide.
C’est alors que le mal de tête de Zhou s’intensifia et il eut l’impression que son lien invisible avec les étoiles rouges sombres et le brouillard grisâtre commençait à faiblir. Le jeune homme prit aussitôt une décision :
– « Bon, ce sera tout pour aujourd’hui », annonça-t-il d’une voix grave.
– « Comme il vous plaira », répondirent successivement Alger et Audrey en inclinant respectueusement la tête.
La jeune fille avait encore beaucoup de questions en tête et aurait bien voulu que cette réunion dure plus longtemps.
– « Je suis impatient d’être à notre prochain rendez-vous », dit Zhou avec un sourire en rompant le contact.
Les “étoiles” se remirent à briller tandis que la lumière rouge sombre refluait comme de l’eau. Sur les dernières paroles de Monsieur le Fou, les silhouettes d’Audrey et Alger devinrent floues et disparurent peu à peu.
En une seconde, la “projection” fut rompue et le silence revint dans le brouillard gris. Très vite, Zhou eut le sentiment de s’alourdir. Son environnement s’évanouit et il se retrouva brièvement plongé dans les ténèbres qui cédèrent place à la lumière du soleil.
Il était toujours au milieu de son appartement.
« On aurait dit un rêve… Bon sang, mais qu’est-ce que c’est que ce monde brumeux… ? Qui ou quelle sorte de pouvoir est-il à l’origine de ce qui vient de se produire… ? »
Perplexe, Zhou se dirigea vers le bureau avec l’impression que ses jambes étaient de plomb.
Il prit sa montre à gousset, la consulta et constata que le temps s’était écoulé au même rythme. Puis, son mal de tête devenant intolérable, il s’assit sur une chaise et massa ses tempes à l’aide de son pouce et de son majeur gauche.
Au bout d’un long moment, il soupira et dit en Mandarin :
– « Eh bien, ce n’est pas demain que je vais rentrer chez moi! »
Seuls les ignorants n’ont pas peur. Après l’événement fascinant auquel il venait de prendre part et ce qu’il avait appris au sujet des Transcendants, Zhou n’oserait plus tenter aussi témérairement ce rituel destiné à augmenter la chance en utilisant les langues anciennes de Feysac ou de Loen.
Qui sait ce qui pourrait encore se produire ? La prochaine fois, ce serait peut-être encore plus étrange, plus terrifiant…voire un véritable enfer!
« Je devrais d’abord apprendre à maîtriser le mysticisme avant de retenter », pensa-t-il, démuni.
Heureusement, ces fameuses réunions allaient pouvoir l’aider.
Il replongea un moment dans le silence avant de se dire, à la fois consterné, contrarié, angoissé et attristé : « Désormais, je suis Klein. »
Afin de chasser ses émotions négatives, Klein fit de son mieux pour se recentrer sur ses solutions et ses projets.
Peut-être allait-il pouvoir apprendre la formule de la potion “Spectateur”…
« Pour sûr, le Rassemblement auquel je viens d’assister est fascinant! Il offre la possibilité à des gens qui vivent dans divers endroits du monde de réduire des distances de centaines de kilomètres à quelques centimètres à peine, de pouvoir discuter face à face et de répondre aux besoins de chacun. Maintenant que j’y pense, cela me rappelle quelque chose… »
Klein demeura un instant stupéfait puis éclata de rire :
« On dirait une plateforme de réseaux sociaux », pensa-t-il en pressant sa tempe.