Le lendemain midi, tous accompagnèrent Jop à la seconde usine mécanique.

Ayant pris connaissance du but de leur visite, Lafite, le frère de ce dernier, parut vivement intéressé. Il prit l’arme que lui tendait Van’er et la caressa de haut en bas.

– « Sommes-nous vraiment autorisés à le faire ? À l’origine, j’étais mineur et à présent, je suis un simple manutentionnaire chargé de la coupe et du meulage. Si jamais je fais une fausse manipulation… »

– « Mon frère! » Coupa Jop, indigné.

– « Si vous n’en abîmez pas plus d’un ou deux, cela ne devrait pas poser problème, d’autant qu’il arrive fréquemment qu’un fusil se casse durant l’entraînement », intervint Van’er. « Et si vous en abîmez davantage, je ne vous en voudrai pas car cela signifiera que ma méthode ne fonctionne pas. »

– « Je vois », répondit Lafite en hochant la tête avec enthousiasme. « Dans ce cas, je m’en occupe. Je ferai mon possible, les machines-outils de l’usine n’étant pas toujours disponibles. »

– « Ton frère semble beaucoup aimer les silex », chuchota Griffe-De-Chat à Jop.

– « Cela n’a rien d’étrange », répliqua Rodney. « Qui n’aime pas les armes puissantes ? Autrefois, nous n’avions que des épées et des lances et aujourd’hui, nous disposons de canons et de fusils! »

Van’er était tout à fait du même avis. Après avoir été témoin de la véritable puissance de l’artillerie de campagne de 12 livres, il était peu à peu tombé amoureux des armes.

Il ouvrit le sac de cuir que ses amis avaient apporté, en sortit une mitrailleuse lourde endommagée et tendit à Lafite un tube métallique.

– « Commençons. »

Le canon du fusil fut aussitôt fixé à une perceuse.

Lafite alluma la machine, aligna le foret avec la marque figurant sur le canon et le déplaça lentement vers le bas. Au moment où celui-ci touchait le tube, Van’er vit s’éparpiller de nombreux petits fils métalliques.

C’était une toute nouvelle expérience pour lui. S’il savait que les Canons de Forteresse et les machines à vapeur étaient faites de lingots de métal, c’était la première fois qu’il le voyait de ses yeux aussi fut-il étonné de voir le fer robuste changer ainsi de forme.

Selon Lafite, toutes les machines-outils de la Seconde Usine de Mécanique de troisième génération étaient entraînées par une Aube I. Elles étaient donc beaucoup plus stables et silencieuses que les anciennes, mues par des machines à vapeur. De plus, les ouvriers pouvaient les utiliser à tout moment, certains, plus habiles, allant même jusqu’à tailler des motifs complexes sur une minuscule tige de fer de la taille d’un ongle.

Mais Van’er n’avait pas besoin de ces compétences exceptionnelles. Après une nuit de réflexion, il avait revu son projet, le but étant d’utiliser le moins de ressources possibles, la transformation des fusils ne devant pas entraver le bon fonctionnement de l’usine. S’il avait emporté un conduit d’air de Mark I, c’était afin de gagner du temps et de simplifier le processus.

Grâce à cet échantillon, ils n’auraient aucune peine à enflammer la poudre à canon. Restait à savoir comment maintenir un tir continu.

Cela faisait longtemps que Van’er s’intéressait aux mitrailleuses lourdes qu’utilisait le Bataillon de Fusiliers et avec lesquelles il avait joué à plusieurs reprises durant la Bataille du Versant Nord. S’il y avait une chose dont il était certain, c’était que les Mark I était beaucoup plus gros que les carabines et présentaient un système de recul beaucoup plus compliqué. De plus, les deux armes ne se rechargeait pas du tout de la même façon. Les mitrailleuses nécessitaient une cartouche tandis que les fusils n’étaient équipés que d’un chargeur amovible. Il était donc impossible de reproduire intégralement le modèle.

En admettant que son idée fonctionne, Hache-De-Fer et Brian ne permettraient certainement pas aux artilleurs d’utiliser des pièces de mitrailleuses lourdes.

Le meilleur moyen d’améliorer les fusils restait donc de se cantonner au canon.

Lorsqu’il eut terminé, Lafite nettoya le foret et compara, à la lumière du soleil, le conduit d’air au fusil.

– « C’est à peu près ça… », dit-il. « Une fois que nous aurons coupé la section de trop, ces deux canons devraient être de même longueur. »

– « Attendez pour les raccorder », intervint Van’er en sortant de sa poche un morceau de papier qu’il déplia. « Je voudrais que vous me fabriquiez aussi cette pièce. »

Le dessin représentait le schéma grossier d’une pièce en forme d’arc, d’environ un doigt de long sur deux de large, avec une rainure au milieu.

– « Qu’est-ce que c’est ? » demandèrent les autres officiers, intrigués. « Cela ne ressemble pas à une pièce composant une arme. »

Van’er n’était pas sûr que cela soit efficace, car ce n’était encore qu’une idée qui n’avait jamais été vérifiée. Mais comme il devait garder la tête haute devant ses subordonnés, il répondit :

– « Hm… si tout va bien, cette nouvelle pièce devrait remplacer nos mains. »

Cinq jours plus tard, de nombreux soldats du bataillon d’artillerie, qui avaient appris par leurs supérieurs qu’un nouveau fusil permettant un tir continu était à l’essai, étaient réunis sur le champ de tir.

À la différence de toutes les armes, qui avaient été conçues par le Roi, celle-ci était l’œuvre du Commandant Van’er. Intrigués, les soldats en permission avaient absolument voulu savoir à quoi elle ressemblait.

Ils furent surpris de constater que, même si elle s’enrayait de temps à autre, l’arme pouvait en effet tirer une vingtaine de balles à la fois à condition que l’utilisateur garde le doigt appuyé sur la gâchette.

C’était beaucoup mieux qu’un fusil tournant, limité à cinq balles, et pour peu que plusieurs de ces armes améliorées tirent simultanément, elles rivaliseraient presque avec une mitrailleuse lourde.

– « Je n’aurais jamais pensé que vous réussiriez », dit griffe-De-Chat, impressionné. « Désormais, je sais pourquoi Monsieur Hache-de-Fer vous a choisi comme Commandant! »

– « Je le dois à Sa Majesté. Ne nous répète-t-il pas constamment que nous devons mettre en application tout ce que nous apprenons dans les livres ? J’ai simplement appliqué cette consigne », répondit Van’er, triomphant.

Il ne s’attendait pas à ce que son projet fonctionne aussi bien. Il ne lui avait fallu que cinq jours pour créer une nouvelle arme. Plus que quelques ajustements et le Bataillon d’Artillerie disposerait de fusils beaucoup plus puissants pour un moindre coût.

– « Êtes-vous commandant Van’er ? » demanda soudain quelqu’un.

– « C’est moi en effet. Et vous êtes ? »

– « Danny, de l’équipe des Tireurs d’Élite », répondit l’homme en souriant. « Je suis de service aujourd’hui et lorsque j’ai vu tout cet attroupement, je suis venu voir ce qui se passait. Puis-je essayer votre nouvelle arme ? »

– « Les tireurs d’élite ? » Un peu surpris, Jop jeta un coup d’œil à Van’er : « Chef… ? »

Van’er savait pertinemment que pour former cette équipe, qui avait fait sa renommée lors de la guerre contre l’Église à la Crête du Vent Glacé, Brian avait choisi les meilleurs tireurs du Bataillon de Fusiliers. Considérée comme une élite au sein de l’armée, ils étaient très respectés de tous les soldats et avaient même reçu du Roi une médaille pour leurs faits d’armes exceptionnels. Si ces tireurs s’intéressaient ainsi à la nouvelle arme, les artilleurs ne pouvaient-ils y voir enfin une opportunité de surpasser les fusiliers ?

Jop et Griffe-De-Chat semblant attendre avec impatience sa réponse, Van’er répondit avec un léger sourire :

– « Bien sûr! Faites, je vous en prie. »