Good ne se rappelait même pas comment il était rentré chez lui.

Il faisait presque nuit et ceux qui travaillaient à l’extérieur rentraient les uns après les autres. De la fumée sortait des cheminées en tournoyant et il pouvait entendre les gens saluer leur famille. L’air était imprégné d’un doux arôme de porridge mêlé à l’odeur salée de la sueur. Ce quartier était si vivant que nul n’aurait pu croire qu’il s’agissait d’une résidence temporaire destinée aux réfugiés.

Si ces gens étaient aussi vivaces et énergiques, c’était grâce à l’espoir. S’ils travaillaient dur, ils ne manqueraient jamais de nourriture et après deux semaines, pouvaient se permettre des œufs et du porc. Leur espoir en l’avenir se ressentait dans leur voix assurée et le moral élevé. Malgré le bruit et le désordre qui régnaient dans ce quartier, il ne ressemblait en rien à un bidonville, lugubre et misérable.

Ici, tout était coloré.

Sauf Good.

À mesure que ses voisins lui adressaient de larges sourires, il sentit les larmes perler à ses yeux. L’écho d’une voix cinglante résonnait dans ses oreilles : « Regarde ce que tu as fait, espèce d’idiot ! Tu as tout gâché! »

S’il avait accepté la punition plutôt que de s’entêter à demander à voler, il aurait pu continuer d’étudier à l’Académie et quand bien même il ne pouvait plus devenir pilote, il aurait toutefois pu, par la suite, décrocher un emploi décent, ce qui valait mieux que d’être sans abris.

La Princesse ayant accepté sa proposition, il sentait son courage faillir et n’éprouvait plus que peur et désespoir.

Si jamais il échouait, il perdrait tout.

Découragé, Good poussa la porte et entra.

Il fut salué par une voix argentine :

– « Ah, vous voilà ! Regardez ce que j’ai fait pour vous. »

Toute joyeuse, Rachel se précipita vers lui et le fit asseoir. Puis, soulevant le couvercle, elle annonça triomphalement :

– « Tada !! Voici des pancakes aux œufs! C’est appétissant, n’est-ce pas ? »

Disposées sur deux couches, ces fameuses crêpes ressemblaient davantage à une crêpe garnie d’un œuf frit. Néanmoins, cela semblait délicieux. La fine couche de blanc dorée sur les bords avec son bord doré et son jaune bombé et coulant au milieu, le beurre fondu qui coulait dans l’assiette, tout cela dégageait une riche odeur à laquelle il était impossible de résister.

De toute évidence, Rachel s’était donné bien du mal pour préparer ce repas.

D’abord stupéfait, Good demanda :

– « Vous avez acheté des œufs ? »

Bien que ceux-ci ne fussent pas très chers à la Cité Sans Hiver, ils ne pouvaient se permettre d’en manger tous les jours.

– « Oui », répondit Rachel en lui tendant une fourchette en bois. « Oncle Bucky m’a emmenée au marché. Ne vous inquiétez pas, il me reste des économies. Comme il est rare que vous ayiez une permission, cela ne vous fait pas de mal de manger des œufs de temps à autre. De plus, lorsque vous serez officiellement Chevalier Aérien, nous pourrons économiser davantage. J’ai pensé à tout cela ! » Dit-elle, confiante, en se tapotant la poitrine.

– « Vous… vous avez raison », répondit Good, crispé, en prenant sa fourchette.

– « Allez, mangez à présent. Vous me direz si c’est bon », insista Rachel.

Après un moment d’hésitation, Good prit une portion de crêpe et la porta à sa bouche qu’il sentit aussitôt s’imprégner de la saveur du jaune mêlée à celle du beurre fondu.

Des souvenirs profondément enfuis lui revinrent.

Rachel et lui avaient beaucoup souffert sur la route qui les menait du Royaume de Wolfheart à la Région Ouest de Graycastle. Jamais ils n’auraient espéré manger quelque chose d’aussi savoureux. Mais miraculeusement, depuis qu’ils étaient arrivés à la Cité Sans Hiver, les choses ne cessaient de s’améliorer. Ils avaient un toit, de la nourriture, des vêtements et s’il avait la chance de pouvoir continuer à fréquenter l’Académie, dans un avenir proche, Rachel pourrait certainement manger chaque jour de ces fameuses crêpes aux œufs.

Si Good rêvait de planer dans le ciel, devait-il pour autant jouer sa vie ?

Si jadis il n’avait rien à perdre, il n’en allait plus de même maintenant qu’il avait promis de prendre soin de Rachel.

Pourquoi Diable avait-il pris une décision aussi égoïste ?

Lorsque Finkin lui avait proposé de venir jeter un œil aux avions, pas un seul instant il n’avait pensé à elle. Comment pourrait-il se le pardonner ?

– « Alors, vous aimez ? Cela fait un moment que je n’ai pas fait la cuisine. Je n’ai peut-être plus autant de talent… » dit Rachel qui doutait d’elle. « Hé mais dites quelque chose ! Tout va bien ? Mais pourquoi pleurez-vous ? C’est donc si mauvais ? »

– « Non… » répondit Good en avalant sa crêpe, le visage ruisselant de larmes. « C’est bon, c’est même très bon ! C’est juste que… je ne peux pas m’empêcher… »

Surprise, Rachel s’approcha et lui tapota doucement la tête :

– « Que s’est-il passé ? »

– « Je suis désolé… je ne pourrais probablement pas poursuivre mes études au sein de l’Académie… »

Good lui raconta tout.

– « Je vois », dit Rachel après un long silence. « Mais je voudrais vous poser une question, une seule : Aimez-vous… voler ? »

– « Je… » Good s’interrompit, cherchant des mots qui ne venaient pas. Comme il ne pouvait mentir effrontément à Rachel, il se contenta de hocher la tête.

– « Dans ce cas, vous n’avez rien à craindre », sourit Rachel. « C’est la première fois que vous pouvez faire ce que vous aimez ! Vous avez déjà tant fait pour moi. Vous auriez pu refuser lorsque je vous ai demandé de quitter le Royaume de Wolfheart, mais vous avez accepté. Comment pouvez-vous vous considérer comme quelqu’un d’égoïste ? »

– « Mais je… »

– « Dans le pire des cas, nous devrons repartir à zéro. Et après ? » Fit Rachel en penchant la tête. « Je sais lire et écrire, et quand bien même ce ne serait pas le cas, je pourrai toujours trouver du travail alors… faites de votre mieux. »

– « V…vraiment ? »

– « D’une manière ou d’une autre, il est trop tard pour les regrets. Vous feriez mieux de vous concentrer sur le moyen de réussir cette épreuve plutôt que de vous inquiéter pour l’avenir. Ceci dit, la prochaine fois, pensez-y à deux fois. »

Good la contempla un long moment :

– « Parfois, je me dis que vous en savez beaucoup plus sur le monde que moi. »

– « C’est normal, je suis plus âgée, même si vous avez insisté pour faire de moi votre cadette. Vous rappelez-vous ? » Murmura Rachel en souriant. « Si jamais vous êtes renvoyé, nous inverserons les rôles : je deviendrai votre sœur aînée. »

Le jour suivant, à l’aéroport, seize étudiants étaient alignés en bout de piste. En tant que premiers candidats qualifiés, ils allaient avoir la chance de passer l’épreuve en priorité.

Quatre avions flambants neufs sortirent doucement du hangar, glissèrent sur la piste et s’arrêtèrent devant eux. Aussitôt, on entendit des murmures dans l’assistance. Tous regardaient les nouveaux engins avec beaucoup d’intérêt.

Finkin et Hinds, quant à eux, avaient le visage de la défaite.

Good ferma les yeux et tandis que la brise fraîche soufflait sur son visage, s’efforça de revoir tout ce qu’il avait appris à l’entraînement, de se rappeler toutes les instructions de l’officier et de visualiser chaque mouvement. Progressivement, des images floues lui revinrent à l’esprit.

C’est alors que la Princesse Tilly fit son apparition. Tous s’agenouillèrent et Finkin tira sur la manche de Good pour le prévenir.

– « Votre Altesse Royale ! »

– « Relevez-vous », dit Tilly, impassible. « Même si c’est la première fois que vous voyez ces avions, ils vous sont certainement familiers maintenant. Tout ce que vous pouvez voir dans le manuel repose sur la Licorne, dont ces avions sont une version optimisée. Ils sont donc plus performants. Si vous vous conformez aux instructions reçues lors de la formation, vous devriez réussir ce test. Étant donné que c’est la première fois que vous pilotez un avion, je vous guiderai tout au long du processus et vous superviserai. Je noterai également vos performances. Il va de soi que je préférerai que vous n’ayez pas besoin de mes instructions. »

Tilly s’interrompit une seconde avant d’ajouter : « En prévision des erreurs que vous pourriez commettre au cours de ce test, j’ai sollicité la présence de Mlle Naela. À moins d’être tués sur le coup, vous survivrez mais cela impactera inévitablement votre note et si vous ne vous améliorez pas d’ici la session suivante, vous serez renvoyés. J’ose espérer que vous ferez tout ce qui est en votre pouvoir. Par ailleurs, si l’avion subit des dommages importants, vous obtiendrez zéro. L’Académie n’a pas suffisamment d’avions pour que vous puissiez vous permettre un accident grave, comprenez-vous ? »

– « Oui votre Altesse ! » Répondirent en chœur les seize étudiants.

– « À présent, commençons », annonça la Princesse d’un ton solennel. « Premier candidat : Good. »

L’interpelé prit une profonde inspiration, s’approcha de l’avion et grimpa dans la cabine.