Après avoir expliqué à tous la stratégie mise au point à la Cité Sans Hiver, Ayesha, Edith et Hache-De-Fer prirent le train pour le front.
Le chemin de fer à double voie disposait désormais de quatre embranchements destinés aux opérations d’exploitation et de transport, selon le même arrangement que pour les autres gares. L’équipe de construction avait encore beaucoup à faire, mais le quartier général savait pertinemment que le terminus, la Station de la Tour n ° 10, ne serait probablement pas utilisée pour la bataille finale.
Les commandants savaient qu’une fois la construction de toutes les gares achevées, les Diables ne pourraient plus inverser la situation. Tout d’abord, il était extrêmement difficile de détruire le Rivière Noire, fait d’acier et quand bien même le système de transport serait interrompu, l’armée pouvait s’approvisionner à chaque gare le temps que le chemin de fer soit rectifié. Les Diables ne pourraient alors plus espérer triompher des humains en coupant la ligne de ravitaillement et ils ne pourraient certainement pas affronter directement ces stations fortifiées et leurs armes à feu. Le seul moyen qui leur restait serait donc d’arrêter la Première Armée avant l’achèvement de la Station de la Tour N°10.
En d’autres termes, la bataille décisive pouvait éclater à tout moment.
Le chemin de fer était désormais strictement protégé par des bunkers, des tranchées et des fortifications.
De plus, comme Ayesha l’avait fait remarquer, le chemin de fer faisant face à la Ville Sainte avait légèrement dévié ce qui permettait au train de longer parallèlement Taquila. Selon Roland, c’était le meilleur angle de tir pour les canons installés sur le véhicule.
Pour le moment, les deux Rivières Noires trônaient à l’extrémité de la voie ferrée, tels des forteresses mobiles, équipés de quatre tourelles pivotantes capables de tirer aussitôt qu’un Diable s’approchait et, à son sommet, d’un Canon de Forteresse orienté vers le ciel en direction de Taquila.
Ayesha monta dans la tour de guet située au centre du campement et aperçut les ruines à moitié ensevelies sous la végétation luxuriante.
Un profond sentiment de tristesse et de solitude la prit au souvenir de cette ville, désormais délabrée et dont elle se souvenait encore, même après plus de quatre cents ans.
– « Êtes-vous née là-bas ? » Demanda Edith.
Ayesha hocha la tête, submergée par les souvenirs du passé.
« Félicitations, vous voici officiellement membre de l’Union. »
« Bienvenue à la Société de Recherches. Vous êtes la plus jeune de tous les temps à avoir vécu le Grand Éveil! Vous êtes stupéfiante! »
– « Savez-vous ce que vous faites ? Tous ces valeureux soldats ont donné leur vie pour l’Union. Ils sont dans le coma et vous voulez en faire un matériau expérimental ? »
– « Ils sont blessés à la tête et vous savez qu’ils ont très peu de chances de reprendre conscience. Je suis certaine qu’ils préféreraient mourir ainsi en offrant leur vie. »
– « Je ne peux pas l’accepter. »
– « C’est un ordre signé de Dame Alice. Si vous refusez, vous êtes libre de partir. »
– « Votre Seigneurie, il y a une brèche dans les remparts. Je crains que les forces alliées ne tiennent plus très longtemps! Partons! »
– « Mais ma sœur n’est pas encore rentrée… »
– « En tant que soldat défensif, jamais elle n’abandonnera son poste. Si vous mourez ici, elle se sera sacrifiée pour rien! »
– « Sauvez-vous, vite! »
– « Mais… Votre Seigneurie… où pourrions-nous aller ? Taquila n’existe plus! »
– « N’abandonnez pas! Il reste un espoir! Passez les montagnes, traversez la rivière et dirigez-vous vers les Terres Barbares… Vous y rétablirez l’ordre! »
– « Pourquoi vous attarder ? Si vous partez maintenant, vous avez encore une chance! »
– « Même si je ne possède pas de pouvoir magique, c’est mon devoir de vous protéger. »
– « Elle est réveillée, Votre Majesté. »
Son triste passé envahissant ses souvenirs, Ayesha avait l’impression d’être replongée à l’époque de l’Union dont, bien que considérée comme un génie, elle avait été bannie en raison de son attitude envers les gens ordinaires. Par la suite, mise à l’écart par la Société de Recherches en raison du fait qu’elle s’opposait au projet de l’Armée du Châtiment Divin, elle avait été contrainte de se réfugier dans la Forêt aux Secrets pour mener secrètement ses expériences.
Malgré tout cela, Ayesha gardait un profond amour pour Taquila, dernier bastion de l’humanité qui avait connu des moments héroïques.
Des milliers de sorcières et de gens ordinaires avaient péri en combattant les Diables, dont sa sœur qui reposait sous l’un des murs effondrés de la ville.
Loin de se sentir réconfortée d’avoir survécu, Ayesha se sentait plutôt coupable et à chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle revoyait et entendait ses compagnes mourantes appeler à l’aide.
Elle faisait tout son possible pour se convaincre qu’elle n’avait pas déserté, qu’elle survivait pour venger ses sœurs et récupérer les terres qui, autrefois, appartenaient à la race humaine et ne vivait plus que pour les Sorcières du Châtiment Divin dont la foi lui permettait d’aller de l’avant.
Deux squelettes géants se dessinaient dans les ruines, nouvelles armes des Diables et début de son cauchemar.
La sorcière se tourna vers Hache-De-Fer :
– « J’ai une requête à vous soumettre », dit-elle.
– « Parlez, je vous en prie », répondit le Commandant.
– « Si la Première Armée parvient à s’approcher de dix kilomètres en direction de Taquila, je voudrais que les Sorcières du Châtiment Divin et moi soyons les premières à ouvrir le feu. »
Le feu et les flammes étaient la seule chose qui puisse mettre fin à son cauchemar : le rugissement des canons réduirait les ruines en cendres et elle pourrait rapporter la relique, ainsi que les ossements de ses compagnes, dans les Plaines Fertiles.
Ceci dit, Taquila renaîtrait de ses cendres.
Le troisième jour, au soir, alors que l’équipe de construction avait réussi à prolonger le chemin de fer de 12 kilomètres en direction de la Ville Sainte, Sylvie signala des mouvements du côté des Diables.
Sous les squelettes géants, un grand nombre de Diables Fous sortaient du sol corrompu par la Brume Rouge et se ruaient vers leurs tranchées. Deux “ombres” immenses se matérialisèrent devant les remparts délabrés et se dirigèrent vers le camp.
Sylvie réalisa aussitôt qu’il s’agissait de deux énormes Pierres du Châtiment Divin, très semblables aux piliers qu’ils avaient observés lors de la Bataille du Versant Nord. Aussi grosses que les minerais bruts que l’on pouvait trouver dans les mines, elles projetaient une ombre longue de 150 mètres sur le sol, ce qui bloquait totalement le champ de vision de l’Oeil Magique, créant deux angles morts dans le secteur de surveillance.
Quelles que fussent les intentions des Diables, Sylvie comprit, à la vue des mille Diables Fous qu’ils avaient envoyés, que ce devait être une tentative désespérée de l’ennemi et le signe que la bataille finale était imminente.
Elle prévint aussitôt le quartier général souterrain.
Quelques secondes plus tard, une alarme stridente, telle un coup de fouet dans les airs, retentit au-dessus du camp.