Deux jours plus tard, le Goéland amorçait sa descente sur la piste proche du terminus forestier.
En descendant de l’avion, Tilly aperçut Cendres qui l’attendait.
Comme d’habitude, elle avait fait le déplacement, même si elle savait qu’elles ne se verraient que brièvement et parfois, il arrivait même à Tilly de se demander si l’Extraordinaire remplissait la mission que lui avait confiée Roland.
– « Ne vous inquiétez pas », répondait alors Cendres. « Chloris a pris la forme du Cœur de la Forêt afin que plus personne ne puisse lui nuire. C’est toujours elle qui me prévient de votre arrivée. » Elle attendit que les spectateurs se soient dispersés et demanda : « Combien de temps comptez-vous rester cette fois ? »
– « Jusqu’à demain matin », répondit péniblement Tilly, les yeux plongés dans ceux, rieurs, de Cendres. Si elle avait promis à Roland de la convaincre, elle était de moins en moins confiante. « Hache-De-Fer et Edith sont là eux aussi. Le projet Flambeau touchant à sa fin, il y a beaucoup à clarifier. »
– « Ainsi, vous allez passer la nuit ici… », marmonna pensivement Cendres. « Dans ce cas, allons au camp. Chloris a cultivé de nouveaux fruits au goût délicieux. Ce soir, nous ferons un barbecue. »
Elle ne manquait jamais de remplir les moments libres de Tilly.
– « Je n’aurai sans doute pas le temps ce soir », répondit la Princesse. « J’ai de nombreux préparatifs à faire. »
– « Je vois », répondit Cendres, consternée.
Tilly pouffa de rire en voyant cette invincible Extraordinaire se dégonfler telle un ballon et aussitôt, sa confiance revint :
– « Ce n’est pas moi », dit-elle, « qui vais être la plus occupée de nous deux. Il faut vous préparer, car nous allons devoir œuvrer ensemble. »
– « Moi ? »
– « Oui, l’Unité Spéciale a besoin de vous pour intercepter les Diables. Préparez vos bagages, car vous allez devoir m’accompagner sur le front demain matin. Bien sûr, nous prendrons le Goéland », dit Tilly en souriant. « Je demanderai à Roland de désigner une autre personne pour prendre soin de Chloris. »
Il fallut un certain temps à Cendres pour se ressaisir.
– « Vous n’auriez-pas pu me le dire plus tôt ? »
Ignorant ses protestations, Tilly détourna les yeux :
– « Si nous n’avons pas le temps pour un barbecue, je prendrai volontiers des fruits. Voulez-vous m’accompagner là-bas ? »
– « Bien sûr », répondit Cendres en tendant la main.
Leur repas terminé, elles retournèrent dans leurs quartiers et Tilly fit part à Cendres de la stratégie élaborée par l’État-major.
Le visage de cette dernière s’assombrit lorsqu’elle apprit qu’elle interviendrait avec le Goéland, elle qui s’attendait à faire partie des tireurs d’élite.
– « Ne me dites pas que c’est vous qui allez diriger l’avion! »
Après un moment de silence, Tilly la regarda dans les yeux et répondit :
– « Je suis la mieux placée pour le faire. »
– « Le Roi m’avait promis qu’il prendrait soin de vous et ne vous laisserait pas prendre part à la guerre! » S’écria Cendres, furieuse. « Il faut que je lui parle! »
– « Il n’était pas d’accord avec cet arrangement. »
– « Comment ? »
– « Roland n’était pas d’accord sur ce point », répondit Tilly. « C’est moi qui me suis portée volontaire. Que comptez-vous faire pour m’en empêcher ? M’attacher ? M’enfermer au château ? »
– « Euh… »
Cendres se figea.
– « Si c’était une mission suicide, Roland aurait probablement insisté pour s’en occuper personnellement, mais je vous l’ai dit, le Goéland n’interviendra qu’en cas d’urgence, si Andrea ne réussit pas à éliminer le Tueur de Magie. De plus, tout ce que j’ai à faire, c’est déposer les Sorcières du Châtiment Divin avant l’arrivée du Diable. »
– « N’est-ce pas dangereux ? Il est tout de même question du Tueur de Magie… »
– « Je savais que vous diriez cela », coupa Tilly, démunie. « Croyez-vous que j’aie l’intention de dépasser l’ennemi et de lâcher les sorcières juste sous son nez ? »
– « Dans ce cas, comment comptez-vous vous y prendre ? » Demanda Cendres, les sourcils froncés. « Les sorcières ne savent pas voler et si jamais le Tueur de Magie ne tombe pas dans le piège, ce plan ne fonctionnera pas. »
Pour duper l’ennemi, l’essentiel était de le convaincre qu’il avait de bonnes chances de l’emporter, sans quoi le Tueur de Magie battrait en retraite et lors d’une opération comme celle-ci, généralement, c’était l’appât qui prenait la plupart des risques.
– « Je suis heureuse qu’Édith ne soit pas aussi naïve que vous », dit Tilly en levant les yeux au ciel. « Les Diables ayant besoin de la brume rouge, ils ne feront guère les malins et nous n’aurons pas besoin d’utiliser le Goéland pour l’attirer. Il nous suffira de couper le ravitaillement ennemi. L’adversaire devant absolument recharger, il ne pourra pas traverser la plaine avec son minuscule réservoir. Les Sorcières du Châtiment Divin n’auront donc qu’à attendre l’arrivée de ce visiteur épuisé et à le combattre. Wendy et moi aurons ainsi suffisamment de temps pour rentrer. »
Cendres resta un long moment silencieuse.
– « Et si jamais… »
– « Je n’irai pas jusqu’à dire que cette stratégie est absolument sans risque, ceci dit, c’est un risque calculé. Je vous répète que le Goéland n’en est qu’une partie. Je ne suis pas assez stupide pour mettre ma vie en danger! Et sachez que si j’ai pris cette décision, c’est parce que jamais je n’aurais pu rester sereine à vous regarder vous battre! »
– « Votre Altesse… »
Cendres ne savait que dire.
– « Appelez-moi par mon prénom. »
– « Ti… »
Avant même que Cendres n’ait eu le temps de prononcer son nom, Tilly l’attrapa par le col, se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa.
Une douce chaleur submergea l’Extraordinaire : c’était la première fois que la Princesse l’embrassait de sa propre initiative.
Tilly se dégagea, détourna le regard et Cendres la vie rougir à la lueur des bougies.
– « Que se soit à la Cité Sans Hiver ou sur l’Île Dormante, à chaque fois que vous vous absentiez, j’étais toujours celle qui devait attendre sans savoir si vous reviendriez dans quelques jours ou dans plusieurs mois. Mais il n’en était pas ainsi lorsque nous vivions dans l’ancienne capitale. Nous étions toujours ensemble. Pourquoi nous séparer maintenant ? N’avons-nous pas couru des risques lorsque nous étions pourchassées par l’Église ? »
Tilly se retourna et la regarda dans les yeux : « Je ne veux plus rester là à attendre. »
Cendres lut dans ses yeux gris acier que la jeune femme avait pris sa décision.
– « Je comprends, mais à une condition. »
Elle poussa un profond soupir, sachant à quel point les Wimbledon étaient réputés pour leur témérité.
– « Je sais : ne bravez pas, votre sécurité est primordiale… Roland me l’a déjà dit. Mais je sais parfaitement ce que je fais. C’est une question de bon sens… »
– « Ce n’est pas ce que j’allais dire. »
– « Pardon ?! » S’exclama Tilly, bouche bée.
– « Embrassez-moi encore. C’est là ma condition. »
Sur ce, elle la serra dans ses bras et inclina la tête.