À la nuit tombée, Roland raconta à Anna ce qui s’était passé lors de la réunion.
– « … Il nous faut encore faire des ajustements sur la stabilité et la force de la balle de Pierre du Châtiment Divin de manière à pouvoir l’adapter à des applications pratiques. À mon avis, vous êtes la seule à pouvoir le faire. Pour le moment, ce doit être votre priorité. Je demanderai à Andrea et Ayesha de vous aider. »
– « J’ai l’impression de ne jamais cesser de travailler », répondit Anna en posant son beau visage sur l’épaule de Roland. « Je dois fabriquer la machine-outil destinée à traiter les pièces d’avion, améliorer le moteur à combustion interne et travailler sur le chemin de fer… Par ailleurs, il y a encore de nombreux projets consignés dans le livre… J’envie Pasha et Céline car même si le Feu Noir m’est très utile, il n’est pas aussi flexible que leurs tentacules et je ne peux pas, comme elles, faire plein de choses en même temps. »
– « Personnellement, je n’aimerais pas câliner un corps globuleux géant », répondit Roland en souriant. « Vous n’êtes pas seulement la Ministre de l’Ingénierie mais également la Reine de Graycastle. Vous êtes une personnalité publique. » Il savait pertinemment que, loin de se plaindre, Anna était ravie de travailler. Du reste, elle n’avait jamais été d’aussi bonne humeur que depuis qu’elle travaillait au Ministère de l’Ingénierie. « Mais sachez cependant que je cherche des gens pour vous aider. Si tout se passe bien, il y aura bientôt beaucoup de monde au ministère. »
Si ces calculs étaient exacts, Rex, de la Société des Métiers Extraordinaires, devait être arrivé dans les Fjords. S’était-il rendu compte de ce que signifiait l’Étude Approfondie des Lois de la Flottabilité qu’il lui avait remise à titre de récompense ? Pour dessiner le sous-marin figurant à la fin de l’ouvrage, il s’était inspiré de Vingt Mille Lieues Sous Les Mers, persuadé que Rex, que l’on pouvait quasiment considérer comme un inventeur et qui n’avait jamais lu de science-fiction, serait fasciné par une telle perspective.
– « Vraiment ? » Anna s’étira et enroula ses bras autour de la taille de Roland. « Je suis impatiente que ce jour arrive. Mais pour le moment, je voudrais une autre récompense. »
Roland sourit et instinctivement, tendit la main pour caresser le dos de son épouse. De toute évidence, c’était le jour des récompenses!
Anna endormie, Roland ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, c’était le matin. Il reconnut le plafond de son appartement du Monde des Rêves. Un rayon de soleil perçait à travers les rideaux et tombait sur le sol.
Il se brossa les dents, prit son petit déjeuner et, comme d’habitude, fit ses adieux à Cléo après quoi il alla se pencher par-dessus la balustrade et observa la foule de têtes qui grouillaient dans la rue. Il y avait là des élèves pressés avec leurs sacs à dos, de jeunes actifs qui se rendaient au travail et quelques hommes plus âgés qui travaillaient dans le petit matin frileux. Dans ce décor chaotique, tous semblaient plein d’énergie.
Quoique la ville fut toujours la même, Roland savait que ce monde était en train de se transformer de manière subtile et imperceptible, comme s’il avait une conscience propre.
La preuve en était les souvenirs qui n’avaient jamais existé auparavant, le vieux livre rouge effiloché et la note qu’il renfermait.
Depuis qu’il avait lu Raison d’Être, Roland avait tenté de trouver ce fameux Café de la Rose, mais il n’a rien trouvé sur internet et les recherches des sorcières s’étaient avérées infructueuses. Aucun parmi les 46 cafés que comptait cette ville ne portait ce nom.
C’était peut-être une mauvaise blague de la part de l’auteur mais plus Roland en apprenait sur ce monde, plus il était convaincu que ce petit mot était là pour lui indiquer quelque chose.
Cette race étrangère qui avait disparu sans laisser de traces… Ces guerres perpétuelles… ces inexorables éveils… l’Érosion… Tous ces signes semblaient être des reflets du monde réel, en particulier la découverte de ce peuple utilisant la radioactivité et de ces étranges dalles, qui rendaient ces écrits d’autant plus convaincants.
Restait à savoir pourquoi ce livre créé par le Monde des Rêves reflétait si bien la réalité et pourquoi il parlait également de Bataille de la Divine Volonté. L’auteur, d’après Garcia, n’ayant laissé aucune indication, il ne lui restait pour indice que cette petite note.
Mais tant qu’il n’aurait pas trouvé le Café de la Rose, Roland devait laisser tout cela en suspens.
Vers 8 heures, il entendit trois coups bien rythmés frappés à la porte du salon. Un coup, puis deux coups, signe que la voie était libre dans le couloir. Il alla donc ouvrir.
– « Bonjour, Votre Majesté », saluèrent trois jeunes sorcières, dont Donna, la première sorcière à avoir pénétré dans le “voile de l’invisibilité” du Monde des Rêves.
« On dirait des lycéennes… », pensa Roland en se frappant le front.
Donna avait pour capacité d’effacer toute trace de ses compagnes. Elle avait rejoint l’Armée Sacrée deux ans après son éveil et transféré son âme à l’âge de 28 ans. La jeune femme avait donc une longue expérience de la guerre. Ses armes préférées étaient sa courte épée et son poignard. Comme, en général, les sorcières vieillissaient beaucoup plus lentement que le commun des mortels, elle paraissait extrêmement jeune avec ses traits délicats, de même que ses deux compagnes.
Roland se remémora sa conversation avec Céline.
« Aller à l’école ? Je crois me souvenir que les Sorcières du Châtiment Divin ont environ vingt ans. Elles auraient dû être étudiantes mais n’ont qu’un niveau d’instruction moyen ou supérieur. Leur âge risque de susciter la méfiance. »
– « Ce ne sera pas un problème », avait dit Céline. « Beaucoup d’entre nous paraissent bien plus jeunes qu’elles ne le sont en réalité. »
Elle n’exagérait pas en effet, ses deux compagnes semblaient encore plus jeunes que Donna.
Roland devait admettre que depuis qu’il avait demandé à Phyllis et à Fanny de s’occuper des Sorcières du Châtiment Divin, il avait tout le loisir de collecter et mémoriser des informations. En effet, il aurait eu bien trop de mal d’étudier et de se renseigner tout en faisant visiter le Monde des Rêves à trois cents sorcières.
Il était donc très impressionné et satisfait de son auto discipline.
– « Je suis ravie de vous rencontrer », dit l’une d’elle, « Je m’appelle Samira et j’ai pour capacité d’imiter toute personne liée à moi. C’est la seconde fois que je visite le Monde des Rêves. »
– « Je m’appelle Dido et je possède un sac magique invisible dans lequel je peux mettre tous les objets que je veux. Ce n’est peut-être pas très utile, mais je ferai tout ce que je peux pour Dame Céline et pour l’honneur de la Société de Recherches. »
À en juger par leurs capacités, aucune n’était une sorcière de combat c’est pourquoi, ne pouvant rejoindre l’Armée Sacrée, elles s’étaient spécialisées dans d’autres domaines. Or le talent forme la personnalité, c’est ce que semblait confirmer le fameux trio de joueuses de poker.
Roland comprit que Donna était venue pour protéger Samira et Dido, le Monde des Rêves n’étant pas toujours sûr, en particulier en ces temps où il y avait de plus en plus de Déchus.
– « Céline a dû vous expliquer en quoi consistait la mission. Attendez mon signal avant de répondre aux questions et surtout, n’en dites pas trop. »
– « Entendu, Votre Majesté. »
Restait à savoir comment il allait pouvoir envoyer ces “immigrées en situation irrégulière” à l’école.
Afin d’éviter que les sorcières de Taquila ne se fasse repérer, Roland avait toujours préféré opérer la nuit lorsqu’il combattait les Déchus mais si celles-ci n’avaient pas utilisé leurs capacités pour effacer leurs traces, l’entrepôt où elles se rendaient fréquemment aurait depuis longtemps attiré l’attention.
Après un moment de réflexion, Roland dut se rendre à l’évidence : seule Garcia pourrait l’aider.
Il décrocha donc le téléphone et composa son numéro.