Pendant ce temps, à l’Est de la Mer Tourbillonnante…
Une immense flotte alignée sur cinq colonnes flottait autour des Îles des Ombres. Le “Vent des Neiges” se distinguait particulièrement avec son colossal corps de fer noir et la fumée qui s’échappait de sa cheminée.
Pour l’heure, les marins affairés grouillaient sur le pont afin de terminer les derniers préparatifs avant leur entrée dans l’archipel.
– « Vous êtes tous de grands explorateurs des Fjords. Beaucoup d’entre vous s’étant déjà rendu dans les Eaux des Ombres, je serai bref : Sachez seulement que ces îles ne sont pas immobiles et que lorsque les eaux montent, le brouillard est à couper au couteau. Soyez donc extrêmement prudents. Tout le monde a compris ? »
– « Soyez tranquille, Capitaine », répondit un second. « Depuis des années que je travaille avec vous, m’avez-vous déjà vu commettre une erreur ? Je m’inquiète davantage pour les quatre Chambres de Commerce. »
– « Tout à fait. Il n’est pas vraiment facile de manœuvrer des navires à trois mâts à travers des récifs. Ce serait beaucoup plus sûr s’ils avaient de plus petits bateaux. »
– « Ils pensent probablement que leurs navires géants sont aussi agiles que le Vent des Neiges. S’ils heurtent un rocher, nous ne les aiderons pas. »
Tous éclatèrent de rire.
– « S’ils craignent que nous gardions les trésors pour nous, il suffira de demander à leurs capitaines de monter à bord de notre bateau! »
– « Apparemment, ces Chambres de Commerce ont l’intention de se mêler de nos affaires. »
– « Je vous ai bien dit que ce n’étaient que de vieux croûtons rusés. »
– « Malheureusement, nous ne pouvons rien y faire car si nous voulons aller plus à l’Est, il nous faut une flotte imposante. »
Camilla, qui les observait, poussa un léger soupir. Après un mois de navigation, elle commençait à comprendre la Mer des Ombres. De toute évidence, c’était de cette région, située au centre de la Mer Tourbillonnante, que provenaient les marées car selon qu’elles étaient hautes ou basses, le niveau de l’eau changeait de façon drastique. Lorsque les eaux se retiraient, on pouvait apercevoir en surface de nombreux récifs qui formaient comme de petites îles. En comparaison, les marées qu’elle avait pu observer à l’Île Dormante n’étaient rien.
Chose incroyable, alors que ces îles avaient été découvertes plus de dix ans auparavant, il n’en existait pas une seule carte. En effet, les récifs bougeaient constamment, de même que les vestiges dissimulés sous l’eau. S’il était aussi périlleux de s’aventurer dans ces eaux, c’était parce qu’il fallait attendre que les récifs émergent pour pouvoir traverser.
Cependant, ces marins ressemblaient plus à un groupe de bandits qu’à des explorateurs professionnels. Si ces derniers étaient très respectés dans les Fjords, il n’en allait pas de même entre eux. La plupart, en effet, faisaient cavalier seul et ne se souciaient pas des ordres, à moins qu’ils n’aient affaire à quelqu’un d’influent comme Tonnerre.
D’origine noble, Camilla était un peu écœurée par ces railleries et ces huées. Jamais elle et Joanna ne se seraient jointes à ces gens si elles n’en avaient reçu l’ordre de la Princesse Tilly.
À sa grande surprise, elle réalisa que la Première Armée lui manquait. Ces soldats, au moins, restaient absolument silencieux lorsqu’ils effectuaient Une mission. Toujours bien droits, l’air énergique, ils offraient une vision plutôt plaisante.
Camilla quitta donc la salle de commande située sur la passerelle pour se rendre sur le pont et aperçut aussitôt Joanna qui, accompagnée de Dame Margaret, jouait à l’arrière du navire.
Sitôt qu’elle l’aperçut, Joanna se cacha derrière la femme d’affaires. Seule la moitié de sa tête était visible.
Camilla se sentit un peu découragée. À la Cité Sans Hiver, Joanna s’entendait plutôt bien avec les sorcières et s’était même liée d’amitié avec Maggie et Foudre. Pourquoi n’en était-il pas de même avec elle qui pourtant, la connaissait depuis plus longtemps que tout le monde, excepté Margaret.
– « Vous semblez de mauvaise humeur », dit cette dernière. « Quelque chose ne va pas ? Ça se lit sur votre visage. »
– « Non », répondit Camilla, distraite. « C’est juste que… »
– « Vous n’appréciez guère l’atmosphère qui règne dans la salle de commandement, n’est-ce pas ? » Intervint Margaret comme si elle avait lu dans ses pensées. « Comme je vous l’ai dit, ne vous inquiétez pas au sujet de cette exploration. Les hommes s’en occupent. Détendez-vous et profitez du voyage. »
– « Comment le pourrais-je ? » Répondit Camilla, les sourcils froncés. « Je ne peux pas admettre que ma vie soit entre leurs mains. »
– « N’avez-vous pas confiance en Tonnerre ? »
– « Je… »
Margaret lui prit la main et se mit à arpenter le bastingage.
– « J’admire votre sens des responsabilités sans lequel jamais Dame Tilly ne vous aurait confié l’Île Dormante. Mais parfois, il faut apprendre à faire confiance aux autres, pas seulement à Tonnerre mais aussi à Dame Tilly… »
« Comment pourrais-je douter de la Princesse ? » Pensa Camilla. Cependant, elle garda le silence car depuis le début, elle était opposée à leur installation à la Cité Sans Hiver.
– « Si vous êtes toujours aussi tendue en mer, vous finirez par devenir folle », reprit Margaret. « Ils sont peut-être turbulents, mais je puis vous assurer que ce sont tous d’excellents marins. »
– « Pardon, mais je n’ai jamais dit le contraire… », intervint Camilla.
– « Mais vous le pensez, n’est-ce pas ? » Coupa Margaret qui se mit à rire. « Si je comprends bien, les nobles des Quatre Royaumes nous considèrent comme des barbares, de la même manière que nous voyons les Mojin. Très honnêtement, à ma connaissance, il n’y a qu’un noble pour ne pas juger les gens en fonction de leurs origines. »
Roland Wimbledon… Même si Camilla répugnait à l’admettre, c’était le nom qui lui venait à l’esprit. Roland qui, quatre ans auparavant, avait ouvertement déclaré soutenir les sorcières.
L’intendante en chef de l’île Dormante n’avait aucune raison de croire à une manigance : n’avait-il pas fait de la première sorcière qu’il ait sauvée la Reine de Graycastle ?
Devait-elle lui faire davantage confiance ?
Camilla était perdue dans ses pensées lorsque soudain, elle entendit au loin dans la mer un immense rugissement. On aurait dit que les vagues bouillonnaient et que des milliers de poissons grouillaient dans leur direction. Mais la mer étant calme, la sorcière se demandait si ce n’était pas une hallucination.
– « L’eau baisse », murmura Margaret.
– « Ya… Ya… » couina Joanna, nerveuse, en tirant sur sa manche.
Environ un quart d’heure plus tard, Camilla aperçut une roche pointue qui perçait la surface, puis d’autres suivirent. Ce n’étaient pas à proprement parler des îles mais plutôt une mer de roches. Après que l’eau ait baissé de cinq mètres, elle vit des récifs apparaître sous ces piliers de pierre.
La sorcière retint son souffle.
C’était la première fois qu’elle assistait à un spectacle aussi incroyable. À mesure que le niveau de l’eau diminuait, l’horizon semblait flotter au-dessus des îles. Camilla savait que c’était ses yeux qui lui jouaient des tours. Puis toutes les eaux de la Mer des Ombres devinrent une pente dont l’horizon était la crête.
Malgré tous ces bouleversements, la mer, étonnamment, restait calme.
Au bout de deux heures environ, la brume se forma autour des îles. La Mer des Ombres levait enfin le masque, révélant sa véritable nature.