Roland reposa le rapport et se remémora les paroles de Kabradhabi.
Selon lui, les Diables avaient un autre ennemi : le Royaume Ciel-Mer.
Étaient-ils trop occupés avec eux pour trouver le temps de surveiller l’état des Plaines Fertiles ?
C’est ce que semblait penser l’État-major. Mais quel que soit leur jeu, ce serait le camp le plus puissant qui, finalement, dominerait la guerre.
Le Tueur de Magie s’était certes aventuré jusque dans la forêt et pris Chloris au dépourvu, mais il avait du même coup révélé ses compétences et sa capacité. Sans même utiliser son Oeil Magique, Sylvie pouvait apercevoir un “rayon de lumière rouge” planer autour des ruines et sentir immédiatement la moindre fluctuation du pouvoir magique.
En bref, tandis qu’à la Cité Sans Hiver soldats et sorcières continuaient à s’améliorer, les Diables de Taquila, eux, avaient déjà posé toutes leurs cartes sur la table.
La nourriture étant largement suffisante, le Bureau Administratif avait lancé une nouvelle campagne de conscription en vue de recruter des soldats de toutes les régions du pays. La consolidation des institutions administratives de Graycastle avait considérablement accru la productivité publique. Selon les premières estimations de Barov, le nombre de nouvelles recrues, cette fois, dépasserait certainement les 5 000, soit le nombre total de soldats qui constituaient la Première Armée deux ans auparavant.
Calvin Kant s’était montré le plus actif quant à cette campagne.
Une fois que les fonctionnaires de l’Hôtel de Ville annexe seraient pleinement formés et suffisamment à l’aise pour gouverner un territoire, ils pourraient recruter davantage de soldats.
Les ouvriers étant de plus en plus habiles, les fusils à verrou, très semblables à ceux des tireurs d’élite si ce n’était l’absence de lunette, remplaçaient progressivement les fusils à barillets. Bien que les premiers fussent rapides, leur portée de tir et leur précision était limitée par leur structure mécanique. C’était peut-être l’arme parfaite pour tuer un chevalier, mais ce fusil était loin d’être idéal face à un Diable Fou capable d’envoyer une lance à 200 mètres. Le fusil à verrou, en revanche, remédiait à ce problème dans la mesure où il permettait aux soldats de tirer à distance.
La recherche et le développement du lance-grenade anti-Diables était presque achevée et ils venaient tout juste de commencer la production en série. La fabrication de ces armes simples et peu coûteuses ne posait aucun problème technique. C’était même encore plus facile que de fabriquer des balles. À en croire leur taux de production, ils auraient le temps de fabriquer des tonnes de grenades avant l’offensive finale.
Roland ne s’inquiétait pas de savoir si l’arme fonctionnait car bien que les soldats n’aient pas été formés au tir à la grenade, cette arme était si facile d’utilisation qu’il arrivait fréquemment qu’elle ne soit testée que dans le cadre d’un combat réel.
Aucun changement notable n’avait été noté du côté des Diables. Ayesha et Phyllis, qui se basaient sur la quantité de Brume Rouge, avaient estimé que leur nombre se situait entre 3 000 et 5 000. Pour l’Union, ç’aurait été un chiffre conséquent mais la Première Armée les surpassait en nombre.
La Brume Rouge étant indispensable à la survie des Diables, Roland se fiait à cette estimation qui était également l’information sur laquelle s’appuyait l’État-major pour effectuer ses analyses.
Roland avait confiance en leur jugement. Les preuves parlant d’elles-mêmes, il ne voyait pas l’intérêt de surestimer ou de sous-estimer l’ennemi et préférait remettre cette affaire entre les mains de professionnels plutôt que de donner personnellement les ordres.
Il était parfaitement conscient de n’avoir rien d’un commandant, d’où son incertitude.
Il décida donc d’attendre de voir les choses venir, persuadé que toutes ses questions trouveraient une réponse lorsque la guerre éclaterait.
À cette pensée, il poussa un profond soupir et s’apprêtait à porter la main sur son front douloureux lorsque deux mains se posèrent doucement sur ses tempes. Rossignol se mit à lui masser la tête avec juste ce qu’il fallait de force.
Immédiatement, il se sentit beaucoup mieux.
Au cours des quatre dernières années, Roland avait développé avec la sorcière une entente mutuelle qui transcendait les mots et qui lui rappelait en permanence qu’il n’était pas seul à se battre.
Lui qui s’imaginait que la vie d’un Roi était une vie de débauche à laquelle il aurait pu prétendre, force lui fut de constater que le travail ne cessait de s’accumuler. Il travaillait plus de huit heures par jour et il arrivait même parfois que dormir fasse partie de sa routine. S’il se plaignait d’être surmené, il était rare qu’il prenne une véritable pause, sans doute parce qu’il y avait toujours quelqu’un pour veiller sur lui.
De toute évidence, il ne travaillait pas uniquement à ses objectifs personnels mais également à réaliser les rêves des autres.
Après un bref massage thérapeutique, Roland posa les yeux sur un autre rapport.
Celui-ci concernait la découverte de mystérieuses ruines et d’un Scorpion Géant en Armure. Certes l’information n’avait pas encore été vérifiée mais à en croire les étranges pierres jointes au document, Roland était porté à croire en sa véracité.
Ce rapport l’intriguait. Si, d’après ce qu’il avait pu voir des peintures murales trouvées dans le temple, il s’attendait à ce qu’il y ait quelque relique d’une ancienne civilisation dans les environs du Cap Sans Fin, il n’aurait jamais pensé que quelqu’un les découvre si vite.
Les dalles présentes dans la grotte lui rappelaient les piles de cadavres représentées sur les peintures murales. S’il s’agissait vraiment de vestiges de plusieurs milliers d’années, ces corps devaient depuis longtemps être réduits en cendres et il était peu probable que des gens aient eu l’idée d’ériger des monuments à la mémoire des vaincus. Alors, pourquoi toutes ces dalles ?
Tous les échantillons avaient été envoyés à Céline pour un test de sécurité. Sachant que l’ennemi de ces défunts avait pour arme des éléments radioactifs, Roland devait absolument s’assurer que ces pierres ne présentaient aucun danger.
Ceci étant, il était également très curieux de connaître celui qui avait découvert ces vestiges et qui, selon toute vraisemblance, était membre de la Société des Métiers Extraordinaires.
Le Roi n’avait jamais oublié l’homme dont Margaret lui avait parlé et qui était mort en tentant de voler.
Brûlant de curiosité, il avait donc instamment demandé à la garnison du Port des Festivités de faire venir ces deux personnes à la Cité Sans Hiver.
Quant au scorpion géant, Roland était d’avis qu’il s’agissait simplement d’un type d’hybride démoniaque, ce qui expliquait sa taille. Comme il se souciait peu des sacrifices consentis aux Trois Dieux depuis qu’il était devenu chef de tous les clans, il comptait laisser à la Première Armée le soin de s’en occuper.
Soudain, il entendit un bruit de pas et la porte du bureau s’ouvrit brusquement.
– « Est-ce le résultat des tests ? Donnez-le-moi… » dit-il, convaincu qu’il s’agissait du garde qui venait lui porter le rapport de Céline.
Mais lorsqu’il leva les yeux, quelle ne fut pas sa surprise de voir devant lui Tilly, visiblement furieuse, les sourcils menaçants. Elle semblait désappointée.
Roland comprit aussitôt le but de sa visite.
– « J’ai ici de nouvelles Boissons du Chaos. Voulez-vous y goûter ? »
– « Mais… Votre Majesté, vous avez déjà utilisé cette astuce », lui chuchota Rossignol à l’oreille.
– « Non! » S’écria Tilly en prenant appui sur le bureau d’un air menaçant. « Vous m’aviez promis de mettre à ma disposition un planeur dans les six mois! Ça fait combien de temps maintenant ? » Dit-elle en se hissant sur la pointe de ses pieds. « Où est mon avion, mon frère ? »