– « Le bateau arrive, les gars! Dépêchez-vous! » Cria Simbady en levant le poing en l’air.
Les membres du clan Fishbone grouillèrent vers le quai et se mirent au travail. Certains réparaient des câbles tandis que d’autres construisaient des tremplins. Bien que cela ressemblât à un véritable chaos à première vue, chacun savait ce qu’il faisait, ces gens étant aussi compétents que des marins expérimentés. Difficile d’imaginer qu’un an auparavant, ils n’avaient jamais vu la mer et encore moins travaillé sur un bateau!
Le navire fut rapidement déchargé.
– « Simbady, ils disent que nous pouvons charger! »
– « La rouge ou la noire ? Et savez-vous combien il en faut pour chacun ? »
– « Rassurez-vous, tout est écrit sur le dos de ma main! »
– « Parfait! Allons-y! »
Le terme “noire” désignait spécifiquement les eaux noires du Styx, seul produit fabriqué au Cap Sans Fin. Néanmoins, à mesure que la mine s’agrandissait, le Peuple des Sables avait trouvé deux autres cours d’eau souterrains, l’un rouge sombre et l’autre vert sombre. Tous deux étaient des combustibles, seuls différaient leurs propriétés et leur odeur. Pour éviter toute confusion, ils leur avaient donné des surnoms, très vite adoptés par les habitants du Nord.
C’était la quatrième fois que Simbady venait travailler au Port des Festivités.
La première fois qu’il s’était aventuré sur ces terres désertiques, c’était simplement dans l’intention de survivre aux trois premiers mois et de rester le plus loin possible de cet endroit. Cependant, à sa grande surprise, une ville s’était progressivement développée à l’extrême Sud du désert. Si la renaissance des oasis tenait du miracle, le Port des Festivités était une bénédiction divine.
Si le Cap Sans Fin avait toujours été le lieu d’exil des prisonniers, c’était parce qu’il n’y avait là rien d’autre que des dangers. Même le chasseur le plus expérimenté n’aurait jamais pu y survivre et le Peuple des Sables était convaincu que seuls les Trois Dieux pouvaient construire une ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants dans ce désert.
Simbady, qui pensait que le chef finirait par abandonner son idée ridicule après plusieurs tentatives infructueuses, ne s’attendait pas à devoir constater que le Peuple des Sables, qui vivait dans le désert depuis des centaines d’années, était totalement ignorant.
Il y avait bien quelque chose au Cap Sans Fin, quelque chose qu’ils n’avaient jamais remarqué.
En premier lieu, ils avaient résolu le problème de l’eau.
Un fonctionnaire du royaume du Nord nommé Constant les avait d’abord conduits vers un grand étang entouré de nombreux hangars recouverts de films noirs. Si au départ ils n’avaient rien remarqué d’inhabituel, une fois les Mois des Démons passés, ils s’aperçurent rapidement que du sel blanc était sorti de l’eau de mer. La vapeur d’eau condensée dans les liquides sur les films s’infiltrait dans une rainure puis dans un réservoir d’eau. Plus il faisait chaud, plus le niveau montait. Certes, ils ne récoltaient pas beaucoup d’eau potable avec un seul étang, mais avec plusieurs centaines…
Les étangs augmentant, ils disposaient désormais de suffisamment d’eau pour leur usage quotidien mais aussi d’un excédent pour les navires de la Cité Sans Hiver. Cette technologie avait totalement remis en cause la conviction du Peuple des Sables selon laquelle il n’y avait pas d’eau dans le désert.
Vint ensuite le problème du logement, car il leur fallait bien se protéger du soleil, brûlant en été et les tentes n’étaient pas une solution à long terme.
Le bruit courait que tous les matériaux de construction expédiés à Ironsand City provenaient de l’extrême Sud du pays, qui n’était alors qu’un désert. C’est pourquoi, malgré le nombre d’oasis, on ne trouvait qu’une seule ville sur le Ruisseau d’Argent.
Les habitants du Nord leur apprirent donc à utiliser des matériaux locaux pour construire des maisons.
Ils construisirent d’innombrables fours alimentés par les Eaux Noires, les remplirent de boue récoltée au fond de la mer qu’ils mélangèrent à du sable fin tamisé pour fabriquer des briques. La réserve de boues et de sable étant inépuisable, on vit bientôt s’élever au Port des Festivités des maisons dont les murs extérieurs et les toits étaient à double couche de briques. Bien qu’elles ne fussent pas ombragées par les arbres comme pouvaient l’être celles des oasis, au moins constituaient-elles des logements convenables.
Ce fut ensuite au tour de la nourriture.
Thuram, l’ancien du clan Osha, leur ordonna d’étendre des dizaines de filets de pêche sur la plage. À la marée montante, ceux-ci étaient totalement submergés et lorsque l’eau se retirait, d’innombrables créatures étranges se retrouvaient prises dans les mailles, comme par exemple des crabes, des serpents de mer ou des oursins. Si, au départ, Simbady avait peur de goûter à ces horribles aliments, il fut bien forcé, sous la contrainte de le faire et à sa grande surprise, trouva cela délicieux.
Si le Peuple des Sables dépendait de la Cité Sans Hiver pour les aliments de base, ces gens mangeaient beaucoup mieux qu’un an et demi auparavant.
Une fois logé et nourri, Simbady changea peu à peu d’avis et à la fin des trois mois, prit une décision qui l’étonna lui-même : celle de rester au Port des Festivités.
D’abord parce que le salaire y était beaucoup plus élevé qu’au Port des Eaux Claires mais aussi…
Le dernier navire chargé, chacun remballa ses affaires, prêt à rentrer chez lui.
– « Bon travail, Simbady, mon ami! »
– « À demain, Big Sim! »
– « J’ai l’intention de me rendre au marché. Voulez-vous vous joindre à moi ? »
Comme il avait souvent travaillé là, Simbady était naturellement devenu le surintendant du clan Fishbone et la première personne que Thuram allait trouver lorsqu’il avait une nouvelle tâche à leur confier. Il se sentait flatté de la confiance que lui accordaient les gens car lorsqu’il vivait à l’Oasis du Ruisseau D’Argent, il était plutôt un laissé pour compte aux yeux du clan. Rares étaient ceux qui venaient lui parler, à plus forte raison ceux qui lui demandaient des instructions et voilà que non seulement les jeunes gens le traitaient comme un chef, mais les filles commençaient elles-aussi à solliciter sa compagnie. Le cœur gonflé de fierté, Simbady en était très reconnaissant au chef.
Cependant, il refusait systématiquement les invitations des filles car il y avait déjà quelqu’un dans son cœur.
Il était sur le point de quitter le quai pour aller chercher Mélia lorsqu’il entendit une voix familière :
– « Hé, Simbady, attends-moi! »
Le jeune homme esquissa un sourire mais celui-ci se figea lorsqu’il se retourna. Face à lui se trouvait précisément Mélia, une jeune fille à la queue de cheval noire qui s’était toujours montrée très gentille et généreuse envers lui.
Carlone ayant quitté l’équipe, Mélia était restée c’est pourquoi Simbady avait choisi de vivre sur ces terres, dans l’espoir qu’une fois Carlone parti, il aurait une chance de conquérir le cœur de la jeune fille. Mais il ne s’attendait pas à ce qu’elle fasse venir un autre homme, un homme qui n’était pas du clan Mojin.
– « Mélia… vous… et lui … » balbutia-t-il.
Réalisant qu’elle tenait la main de l’autre homme, Mélia la lâcha aussitôt :
– « Je l’ai amené pour vous le présenter », dit-elle avec un sourire embarrassé.
– « Oh… vraiment ? »
– « Cette Dame est vraiment forte », dit l’homme, haletant. « Elle m’a traîné jusqu’ici sans que je ne puisse rien y faire. Je me rends bien compte à présent de la puissance du clan Mojin! » Puis il dévisagea Simbady et ajouta : « Je m’appelle Rex et je viens des Fjords, de l’autre côté du canal. »
– « Je sais », répondit le jeune homme, le regard méfiant, en s’interposant entre eux. « Je n’ai aucune relique susceptible de vous intéresser, donc laissez-nous! »
Au cours des trois mois précédents, l’arrivée de navires en provenance des Fjords avait bouleversé la vie paisible du Port des Festivités en plein essor, apportant avec eux toute une série de problèmes.
Les insulaires, qui se présentaient comme des explorateurs, creusaient des trous partout et achetaient des produits étranges à la troupe d’avant-garde, provoquant une grande confusion au sein du port. Bien que leur arrivée soudaine ait poussé de nombreux Mojins à acheter des produits qui leur plaisaient sur leur marché plutôt qu’au Port des Eaux Claire, ces étrangers causaient plus de problèmes qu’autre chose.
Un explorateur désireux d’explorer la rivière souterraine était tombé dedans et les soldats d’avant-garde avaient dû aller le repêcher.
Un autre avait acheté au Peuple des Sables des tonnes de pierres étranges et d’objets en métal avec de la fausse monnaie, ce qui avait failli provoquer une altercation physique entre les deux parties.
Pire encore, certains avaient tenté de voler un élément indispensable au Port des Festivités : les films spéciaux recouvrant les hangars et qui servaient aux provisions d’eau. Il avait fallu faire appel à la Première Armée et escorter les malfaiteurs à la Cité Sans Hiver où ils seraient condamnés à vie aux travaux forcés à la mine.
Cette avalanche de problèmes avait eu pour effet d’attiser la méfiance de Simbady à l’égard de tout citoyen des Fjords.
– « Je n’ai pas l’intention d’acheter quoi que ce soit », répondit Rex, plein d’enthousiasme, en se frottant les mains. « Je préfère me débrouiller moi-même plutôt que de recourir à certains commerces douteux. C’est une occasion parfaite pour accroître la réputation de la Société des Métiers Extraordinaires. »