Deux jours plus tard, au château de la Cité Sans Hiver…

– « Voilà comment ça s’est passé… » Dit Cendres qui leur fit part de sa rencontre avec le Diable. « Une fois l’incendie éteint, Foudre a découvert les traces de l’ennemi à une centaine de kilomètres au Nord, certainement laissées par des Diables Araignées qui traversaient la forêt. À mon avis, ils n’étaient pas plus de trois ou quatre. »  

Les signaux ayant été interrompus, Roland ne savait pas que Chloris avait été attaquée jusqu’au soir aussi, dès le lendemain matin, recommanda-t-il à Tilly et Wendy de se rendre au terminus et de la ramener à la Cité Sans Hiver. 

Si Cendres n’avait subi que quelques blessures mineures, Chloris, en revanche, avait dû être sortie de l’avion.  

Heureusement, Crépuscule lui avait implanté une Graine de Symbiose. Elle était peut-être inconsciente mais visiblement, son symbiote se portait bien, ce qui signifiait que l’impact était davantage mental que physique.

Roland se tourna alors vers une grande carte déployée sur son bureau. Il s’était fait une image très réaliste de l’incident. 

Le commandant des Diables ayant remarqué quelque chose d’inhabituel dans la Forêt et s’étant aperçu que la voie ferrée prenait la direction de Taquila, il avait décidé d’attaquer la sorcière qui contrôlait la forêt plutôt que de tenter de passer à travers la tranchée et les fils barbelés du terminus.  

Entre-temps, un groupe de Diables avait parcouru près de 500 kilomètres entre les ruines de Taquila et le Nord de la forêt. Les Diables Araignées n’étaient pas seulement là pour mettre le feu à la forêt : ils fournissaient également leur armée en Brume Rouge. D’une certaine façon, c’était la première guérilla que menaient les Diables. 

Le feu n’étant qu’une diversion, l’ennemi ne se souciait guère de savoir si les soldats allaient l’éteindre ou non. Il pensait certainement que la sorcière qui contrôlait la forêt resterait sur place pour surveiller la manière dont les choses se déroulaient.    

Peut-être avaient-ils compris que Chloris était le centre d’approvisionnement de la Première Armée. Il s’imaginait sans doute qu’une fois le contrôleur forestier tué, les êtres humains se retireraient immédiatement du front.

Bien que leurs spéculations ne fussent pas complètement exactes, elles étaient la preuve que les Diables maîtrisaient parfaitement le pouvoir magique, sans quoi jamais ils n’auraient pu mener à bien cette opération. Non seulement ils avaient cerné la forme que prenait celui de Chloris mais ils avaient également élaboré un plan spécifique pour l’éliminer. Tout avait été minutieusement calculé, de la distance parcourue au temps requis pour battre en retraite. 

Roland en était même venu à se demander s’ils n’avaient pas déjà vu une capacité similaire à celle de la sorcière des bois. 

Comme il fallait au moins une semaine aux Diables pour retourner d’où ils venaient, il n’aurait pas été difficile de les retrouver mais ce n’était guère utile, le Tueur de Magie pouvant s’envoler à tout moment. Avec de la chance, ils pourraient peut-être, au cours de cette poursuite, tuer quelques Diables Araignées ou autres Diables Fous, mais dans le pire des cas, ils ne feraient qu’aggraver considérablement leurs pertes. 

Il n’y avait aucune mesure efficace pour contrer les Diables dans cette opération, nul ne connaissant leur manière de fonctionner. Bien que la plupart des sorcières soient sous la protection de leurs collègues du Châtiment Divin, ce n’était pas le cas de celles qui se déplaçaient, comme Chloris, Maggie ou Foudre.  Fort heureusement, il existait peu de Diables aussi puissants que le Tueur de Magie et ces dernières remarqueraient immédiatement tout signe indiquant qu’un Diable Supérieur s’apprêtait à attaquer. Le cas échéant, elles se retireraient afin d’éviter une confrontation. 

Roland était également préoccupé par la conversation qui avait eu lieu entre Cendres et le Tueur de Magie. Jamais, en effet, il n’aurait pensé que les Diables puissent parler le langage humain.

En tant que Diable Supérieur, Kabradhabi n’avait pas cette capacité, c’est pourquoi Camilla avait dû le canaliser pour établir une communication efficace.

« L’apprentissage est le premier pas vers l’évolution. »

« Des milliers de choses ont changé au fil des siècles, mais vous, vous vivez toujours à l’ancienne. »

« Le bruit court que bien avant la première Bataille de la Divine Volonté, un homme aurait enseigné son savoir aux Diables. » 

Les paroles de Cendres et de Pacha résonnaient dans l’esprit du Roi auquel le Tueur de Magie donnait l’impression d’être aussi fier de ces cent dernières années que s’il avait vécu personnellement tous ces changements. 

« Ce Diable pourrait-il être né avant l’époque de l’Union, ce qui expliquerait qu’il ait appris le langage humain ? Ce serait tout simplement incroyable! » 

Roland était absorbé dans ses pensées lorsque soudain, la voix de Wendy se fit entendre de l’extérieur du bureau.

– « Votre Majesté », dit-elle en poussant la porte, « Chloris vient de se réveiller. » 

– « J’arrive », répondit le Roi. Puis, se tournant vers Cendres, il demanda : « Voulez-vous m’accompagner ? » 

L’Extraordinaire acquiesça. 

– « Au fait », dit-il brusquement en s’arrêtant à la porte, « j’ai totalement oublié de vous remercier. »

Si Cendres ne semblait pas blessée, cela ne voulait pas dire qu’elle était au mieux de sa forme. En effet, Roland avait remarqué plusieurs coupures superficielles sur son visage et ses articulations. 

Le vent qui avait emporté Chloris n’était vraiment pas une brise légère. En principe, les Extraordinaires guérissaient d’elles-mêmes en vingt-quatre heures mais de toute évidence, ces coupures n’étaient pas si faciles à soigner. 

En d’autres termes, si elle avait commis la moindre erreur lors du combat, elle aurait pu recevoir une blessure fatale. De toute évidence, cet affrontement n’avait pas été aussi simple que Cendres avait voulu le laisser entendre. 

La sorcière accepta sans rien dire. Elle posa sur Roland ses yeux d’or abattus et dit :

– « Prenez soin de Tilly. »

– « Naturellement… », répondit le Roi en plissant les lèvres, conscient que Cendres avait l’attitude qu’aurait eue n’importe quelle personne sensée en pareille situation. Mais il n’aurait jamais cru que quelqu’un d’aussi brusque qu’elle devienne un jour si sensible. « Allons-y », dit-il en lui rendant son sourire. 

La chambre de Chloris était pleine à craquer lorsqu’ils arrivèrent. 

Anna, Rossignol, Tilly, Sophia, Lune Mystérieuse et presque toutes les sorcières qui avaient rejoint l’Association en même temps qu’elles étaient présentes. Elles s’écartèrent pour laisser passer le Roi qui put enfin apercevoir Chloris, assises dans son lit.  

Si ses cheveux verts étaient un peu ébouriffés et son teint plutôt pâle, elle ne semblait pas particulièrement bouleversée. 

Ses yeux étaient toujours brillants.

– « Votre Majesté », murmura-t-elle. « Pardon de vous avoir fait déranger. »  

– « Je suis heureux de voir que vous allez mieux », répondit Roland, soulagé de savoir que son coma n’avait été causé que par l’épuisement. Néanmoins, au fond de lui, il savait que les blessures de la jeune femme étaient plus grave qu’il n’y paraissait. Elle était victime du même sort que Foudre et avait été arrachée de force au Cœur de la Forêt. Elle n’avait survécu que de justesse à l’attaque. « Cendres m’a tout raconté. Reposez-vous, nous nous chargerons de la forêt. Quant à vos blessures, nous trouverons… »

– « Non, Votre Majesté, laissez-moi retourner sur le front », répondit la sorcière en secouant la tête. 

– « Chloris! » S’écria Rossignol.  

– « Je sais que tout le monde s’inquiète pour moi, mais ce n’est pas en restant au lit que je vous serai d’une grande utilité », dit la jeune femme en appuyant chaque mot. « Que je sois ici ou dans la forêt, la malédiction ne disparaîtra pas pour autant, aussi n’ai-je donc aucune raison de rester là. »  

– « Mais… » protesta Wendy à voix basse.

– « Si je retourne dans les bois, je pourrai maintenir la communication entre le front et la Cité Sans Hiver et le terrain expérimental pourra continuer à ses opérations. Je pourrai également aider à acheminer le matériel nécessaire jusqu’au front. À défaut de mieux, je peux au moins me rendre utile dans ce combat contre les Diables. Vous savez-tous quelle est la meilleure décision à prendre, n’est-ce pas ? » Un peu essoufflée, Chloris marqua une pause et esquissa un sourire : « Ne vous inquiétez pas. La prochaine fois que je verrai quelque chose d’inhabituel, je prendrai la fuite aussi vite que possible. » 

Durant un court instant, seul le silence lui répondit. 

Roland prit une profonde inspiration. Il aurait dû s’en douter. Si Chloris n’avait pas été aussi déterminée, jamais elle n’aurait pu, pieds nus, traverser les montagnes et ramener ses sœurs jusqu’à la Cité Sans Hiver.  En fait, elle était comme la forêt : douce à l’extérieur mais dure à l’intérieur. 

– « Je vois », dit-il enfin. « Mais promettez-moi de ne pas agir seules, quelles que soient les circonstances, et ce jusqu’à ce que ce Tueur de Magie au pouvoir diabolique ait été éradiqué. » 

Puis, se tournant vers Cendres, il demanda : « Pourriez-vous veiller sur elle pendant ce temps ? »  

La sorcière regarda Tilly et répondit sèchement : 

– « Bien sûr. Comptez sur moi. »