Carmine parti, Barov se tourna vers Roland, inquiet : 

– « Votre Majesté, pourquoi avez-vous décliné sa demande ? Cet homme est une figure emblématique de l’industrie du théâtre à Graycastle, et chaque troupe rêve de l’avoir!  Je ne prétends pas que la Troupe Star Flower n’est pas bonne, mais Dame May n’a pas autant d’influence que Carmine Fels. Si ce dernier rejoignait notre troupe, elle deviendrait véritablement la troupe la plus éminente de tout le royaume et de nombreux acteurs et actrices demanderaient à en faire partie. Nous n’aurions alors plus à nous soucier d’une éventuelle pénurie de personnel. »

Roland lui jeta un coup d’œil en coin :

– « N’avez-vous jamais entendu dire que généralement, les gens n’accordent que peu d’importance à ce qu’ils ont acquis trop facilement ? »  

Le directeur demeura un instant pris de court avant de répondre : 

– « Veuillez pardonnez mon ignorance, mais qui a dit cela, ou plutôt, dans quel livre l’avez-vous lu ? »

– « Cela vient de moi », répondit Roland sans sourciller. « Cela tombe sous le sens. Il est intéressé par le Film Magique aussi va-t-il rester un moment à la Cité Sans Hiver. Une mission difficile le motivera davantage que si je lui avais dit immédiatement oui. Peut-être même me remerciera-t-il de lui avoir donné cette opportunité. Si j’avais accepté tout de suite, il le prendrait pour acquis. C’est là toute la différence. »

Roland s’interrompit un instant avant de poursuivre : 

« Et puis, May a été son élève. Si Carmine rejoignait la troupe, qu’adviendrait-il ? Cela ne m’ennuie pas qu’il participe au tournage, mais je ne veux pas qu’il joue dans une pièce. Ceci mis à part, sa présence peut aussi inciter les jeunes acteurs à s’améliorer. » “

– « Eh bien… vous avez raison », répondit Barov, hésitant. « Mais vous lui avez permis de se rendre au Royaume de Wolfheart… »

– « Qu’à cela ne tienne », coupa Roland. « C’est son choix et je suis également curieux de savoir quelle pièce en sortira. Pour autant que je sache, il a déjà atteint le sommet de sa carrière. À propos, où en est le rapport statistique que je vous ai demandé ? Visiblement, vous avez le temps d’intervenir dans les affaires des autres. » 

– « Pardonnez-moi, Majesté », s’empressa de répondre Barov qui s’inclina et quitta aussitôt le salon.  

– « Vous vous comportez de plus en plus en Roi, Votre Majesté », dit Rossignol en apparaissant derrière lui et en le regardant du coin de l’œil. 

– « Haha… je suis flatté! Mais vous n’avez pas besoin de faire tant de cérémonie! » Dit Roland, d’autant plus surpris que la sorcière ne s’était pas adressée à lui de cette façon depuis longtemps.  

– « À mon avis, ce n’est pas une bonne chose que d’être trop proches », répliqua aussitôt Rossignol en croisant les bras. « Selon vous, les gens ne se soucient guère de ce qu’ils ont acquis trop facilement ? J’ignorais que vous pensiez ainsi. Je devrais être plus prudente à l’avenir et établir une frontière entre nous. De plus, je ne manquerai pas de rappeler à Anna de ne pas laisser certaines personnes devenir trop imbues d’elles-mêmes. »  

Roland sentit une sueur froide couler sur son front. 

– « Et bien… euh… de toute façon, les gens et le Film Magique sont deux choses différentes! De plus, je ne suis pas le premier à le dire… »  

– « Mais vous le cautionnez », grommela Rossignol. « Mon pouvoir magique, là, dans ma poitrine, me dit que vous êtes d’accord à moins 55% avec cette théorie. » 

Roland s’épongea le front. Rossignol pouvait-elle désormais détecter le mensonge avec une telle précision ? C’est alors qu’il réalisa qu’elle venait de mentionner sa poitrine ? Or, d’après Ayesha, le pouvoir magique des sorcières avait la forme d’un cyclone mais que ce n’était pas une entité physique. En réalité, il était répandu dans tout le corps et non concentré dans une zone précise. 

– « Avez-vous vraiment eu recours à vos capacités ? » Demanda le Roi.

La jeune femme ne put s’empêcher de rire. 

– « Vous le savez et vous posez la question!  Si les autres sorcières connaissaient vos idées, que penseraient-elles ? Que vous les « tenez pour acquises » ?  

– « Cinq boissons du chaos », lâcha Roland qui tentait de la soudoyer. 

– « Dix, avec des saveurs différentes », négocia Rossignol en passant sa langue sur ses lèvres. 

– « Si je vous en donnais trop, cela éveillerait les soupçons… » 

– « Quels soupçons ? » 

– « D’autres pourraient penser que c’est injuste… » 

– « Ne vous inquiétez pas, je les cacherai soigneusement. » 

– « Que diriez-vous de huit ? Si vous les obtenez trop facilement, vous allez… »

– « Quoi donc ? » 

– « Non, rien. Je vais y réfléchir… »

En fin de compte, Roland a signé un “traité inégal” au prix de dix Boissons du Chaos.

En voyant la sorcière grignoter son poisson séché, l’air triomphant, Roland secoua la tête, amusé.  

À la nuit tombée, Barov avait terminé d’établir la liste des visiteurs.

– « Dame Sophia et moi avons examiné les dossiers familiaux et les copies des procurations. Nous avons sélectionné environ 1 600 personnes pour la première série de visites familiales dans les Plaines Fertiles, avec priorité aux proches. Nous sommes en train de rédiger une proposition détaillée. Si tout va bien, ils partiront dans deux jours. »

– « Très bien, faites comme convenu », approuva Roland, très satisfait de l’efficacité du Bureau Administratif et fier de la manière dont il avait formé son Premier Ministre.  

– « À vos ordres, Majesté. Ceci dit, je dois tout de même vous dire que l’un des ouvriers a pour proche une sorcière. » 

– « Une sorcière ? » Répéta Roland, les sourcils levés.

– « Oui. L’ouvrier en question, originaire du District de Longsong, a pour nom Dent-De-Serpent et la sorcière dont nous parlons est Mlle Page-Blanche. » 

Roland se rappela soudain que lorsque Petrov avait trouvé Page-Blanche, elle était impliquée dans un petit conflit. Ainsi, Dent-De-Serpent était son ami ?   

– « Voulez-vous que je le raye de la liste ? » Demanda Barov, voyant que le Roi demeurait silencieux. « Après tout, Mlle Page-Blanche a fait table rase sur son passé. » 

– « Bien sûr que non », répondit Roland en émergeant de sa rêverie. « Elle a peut-être rompu avec son ancien travail de Rat mais pas avec son ami. N’oubliez pas que le seul moyen d’éradiquer les Rats est de changer ces gens et de les instruire. Nous n’avons pas le droit de les traiter différemment à cause de leur passé. » 

« Un ancien Rat devenu ouvrier… » À cette pensée, le Roi esquissa un sourire.  Si sa mémoire était bonne, cela faisait deux ans que Page-Blanche et lui ne s’étaient pas revus. Chacun avait peut-être même oublié à quoi ressemblait l’autre et pourtant, Dent-De-Serpent avait inscrit le nom de la jeune fille sur sa procuration. Cette histoire était plutôt fascinante. 

– « J’en informerai Page-Blanche », dit-il enfin. « Occupez-vous du reste. » 

– « Comme il vous plaira, Majesté. » 

Dans une clairière au Sud-Ouest de la Station de la Tour N°1, la Première Armée avait organisé un service commémoratif.

Près de 300 pierres tombales blanches comme neige avaient été soigneusement alignées dans une prairie. Bien qu’il n’y eut personne dessous, tous se levèrent solennellement pour rendre hommage à leur compagnon, comme si ceux-ci se trouvaient devant eux, vivants et en bonne santé. 

– « Ici reposent les vaillants soldats qui se sont sacrifiés pour défendre la Station de la Tour N°1.

« Ils ont combattu leurs terribles ennemis avec acharnement et jusqu’au bout parce qu’ils se savaient soutenus par Graycastle. 

« Ils étaient les épées de Sa Majesté, le mur qui protégeait les civils.

« Leurs noms resteront gravés dans nos mémoires et nous réaliserons leurs rêves. 

« Pour le Roi et le royaume de Graycastle.”

« Saluez! »

Sur ce, Hache-De-Fer effectua un salut militaire et tout le monde fit de même.  

Foudre se posa tranquillement sur le toit d’un baraquement et aperçut au premier rang une silhouette familière.

C’était le chef de train.