– « Cela fait un moment que l’Île des Deux Dragons n’a pas été aussi animée », dit Tonnerre, debout sur le pont du “Vent des Neiges”, en regardant le quai en contrebas.
Des milliers d’hommes étaient occupés à charger les navires et vus d’en haut, on aurait dit des fourmis qui se déplaçaient en lignes. Outre le bruit des vagues qui venaient s’écraser sur la plage, on entendait partout les cris des marchands et ceux des marins, prélude à leur prochain voyage.
L’autre côté du quai était encombré de voiliers, mâts dressés vers le ciel et qui formaient une mer dont on ne voyait pas la fin.
Des milliers de banderoles et de drapeaux flottaient dans les airs, notamment ceux de la Baie du Croissant de Lune, ceux de l’Île du Soleil Couchant ou encore de la Cité des Eaux Peu Profondes. Les plus importantes Chambres de Commerce des Fjords étaient réunies là, attendant de lever l’encre.
La dernière fois que Tonnerre avait assisté à un événement de cette envergure, il avait 22 ans et toutes les Chambres de Commerce s’étaient réunies pour partir explorer la Mer des Ombres.
– « Il n’y a pas que l’Île des Deux Dragons pour s’enthousiasmer », dit Margaret avec un sourire. « Tous les Fjords sont ravis de constater qu’un itinéraire qui, jadis, n’était pas rentable soit devenu aussi populaire. La jeune génération a vraiment de la chance de ne pas avoir à risquer leur vie pour devenir de vrais explorateurs. »
Tonnerre esquissa un sourire, sachant que la route dont parlait Margaret était celle qui menait au Port des Festivités.
Depuis que la nouvelle selon laquelle si quelqu’un découvrait quelque chose d’intéressant au Cap sans Fin, il pourrait obtenir une récompense du Roi de Graycastle avait atteint les Fjords, la communauté des explorateurs était en émoi.
Les habitants de ces îles étaient obsédés par le titre d’”explorateur”, qui représentait pour eux la fortune et la gloire. Cependant, il fallait de l’argent pour découvrir une nouvelle route de navigation, une nouvelle île ou un grand secret c’est pourquoi la plupart des tentatives se soldaient par un échec et risquait même de leur coûter la vie.
Mais la campagne de recrutement menée par le Roi de Graycastle avait tout changé. Il avait ouvert une route très développée et relativement sûre entre les Fjords et le Cap infini. La Cité des Festivités, nouvelle ville portuaire, était très porteuse d’affaires et même si l’on n’y faisait pas de nouvelles découvertes, le voyage ne serait pas perdu.
Et si, par chance, on trouvait quelque chose d’inestimable, ce serait encore mieux.
De plus, le Roi avait été très clair sur le fait que ces ruines antiques pourraient être liées à un secret relatif aux Trois Dieux. Quiconque contribuerait à sa révélation aurait la chance de recevoir du Roi le titre d’”Explorateur Honoraire à vie” par le roi. Même si Graycastle, situé sur le continent, et les îles des Fjords ne fonctionnaient pas de la même façon, les conditions pour obtenir ce titre étaient relativement raisonnables et les îliens les prenaient plus au sérieux que les habitants du royaume.
En effet, l’exploration était liée à leur foi en les Trois Dieux.
La nouvelle route étant très lucrative, elle avait inévitablement suscité la méfiance de quelques explorateurs mais la voix de ces sceptiques avait très vite été noyée par celle des marchands enthousiastes. Depuis l’arrivée dans les îles des Boissons du Chaos et des parfums, le nom du Roi était désormais connu de tout le marché des Fjords. Avec la démocratisation des produits en provenance de Graycastle et la large utilisation des bateaux à aubes et à vapeur, le nom de Roland Wimbledon était de plus en plus présent dans les conversations quotidiennes et les îliens se faisaient des citoyens de la Cité Sans Hiver l’idée de gens extrêmement riches.
Par ailleurs, la création de la Chambre de Commerce Commune avait eu pour effet de renforcer la confiance des citoyens en Roland. Il était donc logique que le puissant Roi qui les employait ait fixé un seuil relativement élevé pour se voir décerner ce titre honorifique.
En apprenant la nouvelle, presque tous les habitants des Fjords avaient réagi, formant deux groupes de personnes : Les plus expérimentés et les plus aventureux avaient rejoint Tonnerre tandis que ceux qui préféraient un voyage sûr et espéraient en tirer le meilleur parti se dirigeaient vers le Cap Sans Fin dans l’espoir de se faire une bonne place au Port des Festivités.
Si Tonnerre n’en avait pas été personnellement témoin, jamais il n’aurait pu croire qu’un pays situé à l’autre bout de la mer puisse exercer une telle influence sur les Fjords et ce en à peine deux ans.
Les yeux rivés sur l’horizon lointain, semblable à un mince fil d’argent, le navigateur dit à Margaret :
– « Sans votre aide et si vous n’aviez pas pris en main la Chambre de Commerce pour moi, jamais je n’aurais pu me consacrer à l’exploration. En vérité, je ne suis doué que pour l’aventure. Je ne suis même pas un bon père. Vous m’avez tant aidé ces dernières années… »
– « Vous savez que c’est de bon cœur », répondit Margaret en posant sa main dans le dos de Tonnerre. « Est-ce vraiment si gênant d’apprécier une personne qui ne demande rien en retour ? Nous allons partir pour un long voyage aussi est-il préférable que nous n’abordions pas ce genre de sujet. »
– « Margaret… »
Tonnerre se retourna et leurs regards se rencontrèrent.
– « Cela dit, il n’est pas tout à fait exact de prétendre que je ne demande rien. J’ai des projets en tête et il y a quelque chose que je voudrais », répondit-elle avec un clin d’œil. « Aussi, je vous en prie, ne vous sentez pas redevable. »
L’explorateur savait très bien ce que voulait Margaret.
À la Cité Sans Hiver, il avait été heureux de voir que Foudre et elle s’entendaient bien et réalisait soudain qu’il s’était habitué à la compagnie de cette dame.
Étrange qu’un homme comme lui, capable de guider son navire contre les ouragans et les lames hésite tant à ouvrir son cœur.
Il se demandait s’il devait prendre la main de Margaret lorsque son second interrompit leur conversation.
– « Capitaine! » Cria celui-ci en passant la tête par-dessus la terrasse : « Toutes les caravanes attendent vos instructions! »
Tonnerre s’éclaircit la voix :
– « Entendu! J’arrive! »
– « Très bien! »
Il prit une profonde inspiration et se tourna vers Margaret :
– « Le moment est venu », dit-il.
– « Allez », répondit la femme d’affaire avec un sourire. « Faites ce en quoi vous êtes le meilleur et comme l’a dit Sa Majesté… »
– « Eh bien… En route pour le nouveau monde. »
Il descendit la tour, traversa le pont et, arrivé à la proue, fit face aux spectateurs rassemblés sur le quai.
Sitôt qu’elle l’aperçut, la foule se mit à l’acclamer.
Tonnerre agita la main :
– « Vous n’êtes pas sans savoir que nous ne sommes jamais allés plus loin que la Mer des Ombres. Ce n’était qu’un petit pas à l’époque. Mais une immense Mer Tourbillonnante n’attend qu’à être explorée. Cette fois, nous irons au-delà de la Mer des Ombres, traverserons l’incroyable Crête de Mer vers le lointain pays, à l’Est, où l’homme n’a encore jamais posé le pied!
« Dans les Ruines de l’Ombre, j’ai entrevu un vaste continent, un pays aussi magnifique que les Quatre Royaumes. Mais où est-il ? À l’Est de la Crête de Mer ? Nous allons enfin pouvoir répondre à ces questions passionnantes. Si vraiment il existe, les habitants des Fjords n’auront plus à lutter sur cette terre surpeuplée et à vivre dans la peur! Nous y trouverons certainement beaucoup plus de richesses que tout ce que nous avons construit ensemble ces dernières années. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’encourage tous les hommes compétents à nous rejoindre : cette entreprise est si lucrative que tout le monde en tirera profit! »
Une salve d’acclamations vint interrompre son discours. Tonnerre attendit que le calme revienne et poursuivit :
« Mais au-delà de l’argent et de la gloire, ce qui m’importe et que le peuple des Fjords fasse désormais partie de l’histoire des Quatre Royaumes. Nous ne sommes que rarement mentionnés dans les livres, nous n’avons pas de familles éminentes qui vivraient ici depuis des générations, pas de Roi pour nous gouverner, nous sommes loin du continent, nous vivons sur une île isolée sans aucune influence sur les gens qui vivent de l’autre côté de la mer, excepté quelques caravanes de passage.
« Mais bientôt, tout cela va changer. Lorsque nous aurons ouvert de nouveaux horizons à l’humanité, l’histoire se souviendra de nous comme des explorateurs les plus aventureux du monde! J’espère que vous comprenez que ce voyage ne va pas seulement changer le présent : il sera déterminant pour l’avenir!
« Hissez les voiles, les gars! » S’écria le capitaine en levant le bras. « En route pour le nouveau monde! »
Dans la foule en contrebas, les mains se levèrent également et des acclamations tumultueuses retentirent.
– « En avant toute! Pour le nouveau monde! »