Le lendemain de la manifestation sportive, Roland entra au salon où l’attendaient les fonctionnaires qui se levèrent à son arrivée.  

– « Asseyez-vous, je vous en prie », dit le Roi en prenant place dans le fauteuil de l’hôte. Il balaya la salle du regard et prit un ton solennel : « Vous connaissez sans doute déjà tous le motif de cette réunion. Je déclare officiellement la guerre commencée!   

« Et cela ne concerne pas uniquement les armées. À partir de cet instant, je demande à chaque organisme gouvernemental et à chaque directeur de département du Bureau Administratif d’avoir une compréhension de base de la guerre ainsi que des futures tendances politiques et militaires. J’attends de chacun de vous que vous fassiez tout votre possible pour que nous menions ensemble cette guerre qui va durer un moment. » Dit Roland d’un ton ferme. « Nous avons réalisé beaucoup de choses depuis la création de la Cité Sans Hiver, cependant, tout ceci serait en vain si nous venions à perdre la Bataille de la Divine Volonté. Si nous ne parvenons pas à prendre les ruines de Taquila, la Brume Rouge se répandra sur tout le continent en un rien de temps et rien ne pourra plus arrêter les Diables. Nous n’avons donc pas le choix : il faut gagner! » 

– « C’est vrai, Votre Majesté », s’écrièrent Barov et les autres à l’unisson. 

– « Très bien. » Roland se tourna ensuite vers Edith : « À présent, l’État-Major va nous exposer en détail ses tactique et stratégies. » 

– « Bien, Majesté », répondit la Perle de la Région du Nord en se levant. Dans un geste élégant, elle porta la main sur son cœur et poursuivit : « Je vais devoir utiliser la grande carte. »  

Elle s’approcha du Roi et tapota la carte de la Région de l’Ouest affichée sur le mur derrière elle. Suite à de nombreuses modifications et ajouts, cette carte décrivait plus de la moitié des Terres Barbares et la Cité Sans Hiver n’était plus qu’un point minuscule tout au bord et non plus au centre. Il suffisait de la regarder pour comprendre à quel point l’homme était petit et c’était là l’un des principaux objectifs de Roland en dessinant cette carte. 

Il voulait que ses ministres et ses responsables comprennent la petitesse de l’humain et se concentrent sur les objectifs à long terme plutôt que sur les gains immédiats.

Edith alla droit au but :

– « Tout d’abord, il faut que vous sachiez tous que cette guerre à venir, à la différence de celles que nous avons connues jusqu’ici, sera une guerre de longue haleine. »

La tactique de blocage du champ visuel utilisée lors de la bataille du Versant Nord ne fonctionnerait plus. Les ruines de Taquila étant beaucoup plus éloignées de la Forêt aux Secrets que l’avant-poste détruit, il faudrait des mois pour construire les chemins de fer et les Diables ne manqueraient pas de remarquer ce qu’ils faisaient.

Ces derniers ayant un avantage absolu sur le vaste continent, Roland avait décidé de tirer parti de sa force militaire pour les combattre de front au lieu de lancer une attaque surprise.

La bataille allait donc se dérouler entre attaque et défense.  

Tous connaissant ces projets, nul ne fut surpris de la proposition d’Edith. 

Seul Barov souleva une question. 

– « Combien de temps estimez-vous que cette guerre va durer ? » 

– « Tout dépendra de la virulence de la contre-attaque », répondit Edith avec nonchalance. « L’État-major a demandé aux sorcières de Taquila de mener plusieurs manœuvres. Supposons que les Diables se battent de la même manière que lors de la bataille du Versant Nord et lancent une attaque par semaine, nous pourrions leur mettre une raclée avec nos Canons de Forteresse dans un délai de trois mois. »  

– « Mais ils ne sont pas stupides. Ils ne vont pas répéter inlassablement la même erreur. »  

– « Exactement. Je pense que les Diables vont vite se rendre compte de l’usage que nous faisons des chemins de fer. Il se pourrait même qu’ils repèrent ceux qui sont à l’arrière de la Forêt aux Secrets. Mais nous prenons nous aussi nos précautions. Étant donné le nombre de variables au cours d’une guerre, je compte sur le Bureau Administratif pour gérer les ressources en tenant compte du pire scénario possible. »

– « Qui est ? » S’enquit Barov en fronçant les sourcils.

– « Que cette guerre dure jusqu’à l’hiver prochain, à l’arrivée des Mois des Démons », répondit Edith. 

– « Cela ne signifie-t-il pas que nous avons déjà échoué ? » Grimaça Barov. « Cela ne répond pas aux exigences de Sa Majesté. »

– « Tant que nous ne battons pas en retraite, la bataille n’est pas finie. Nous sommes dans une impasse », répondit la Perle de la Région du Nord avec un léger sourire. « La bataille reprendra après la fonte des neiges. »  Voyant tous les responsables du Bureau Administratif un peu inquiet, Edith les rassura : « Mais c’est très improbable, car nous produisons des balles bien plus vite que les Diables ne se reproduisent. Je vous fais simplement état du pire scénario possible. » 

– « Dans ce cas, je vais devoir collecter des vivres dans toutes les régions du pays pour constituer une réserve de guerre. Les Dorés II étant actuellement cultivés dans tout le royaume, je pense qu’il y aura beaucoup d’excédent cette année. La Première Armée pourra tenir un an. » 

– « Ce n’est pas un problème », intervint Sirius Daly, le Ministre de l’Agriculture. « Je le ferai savoir à tous les Hôtels de Ville locaux. »  

– « Il va également falloir revoir les tâches du Ministère de l’Industrie Chimique », poursuivit Barov. « Nous allons avoir besoin de plus de poudre à canon et d’explosifs. »

– « Nous n’avons qu’un personnel limité », dit Kyle Sichi. « La production de poudre à canon et d’explosifs ne pourra augmenter que si nous diminuons celle des parfums et du savon.  Nous pourrions peut-être emprunter au pays voisin quelques-uns de ses apprentis alchimistes… » Suggéra-t-il en regardant Roland. « J’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup d’ateliers au Royaume de l’Aube, même s’il n’y en aucun dans la Cité de Lumière.  Mais si Votre Majesté le demande, je suis sûr que le Roi de l’Aube vous soutiendra pleinement et vous permettra de leur emprunter ces gens aussi longtemps que vous en aurez besoin. De surcroît, vous avez plus d’une centaine de soldats de la Première Armée en faction dans les environs du Mont Cage. Vous pouvez également réclamer des alchimistes aux Royaumes de Wolfheart et de l’Éternel Hiver. »

– « Ce plan pourrait fonctionner », répondit le Roi, satisfait de la réaction de Kyle. « Faites m’en une proposition. » 

Lorsqu’il avait unifié le royaume, Roland pensait qu’il faudrait probablement deux à trois ans pour que sa réforme politique donne des résultats probants, d’autant qu’il était très difficile de changer la mentalité des gens. Durant des décennies, ces fonctionnaires avaient eu l’habitude de se soumettre au régime de leurs Seigneurs et de s’en tenir à la tradition voulant que ces derniers n’interviennent pas dans les affaires des autres domaines et voilà que, tout à coup, ils avaient la possibilité de gérer toutes les autres régions du pays. Ce changement radical était un véritable bouleversement. 

Mais il avait sous-estimé la magie du pouvoir.

Lorsque quelqu’un se voyait soudain accorder un pouvoir considérable, il tentait naturellement de l’exercer même s’il n’en comprenait peut-être pas les implications. Le meilleur exemple en était Barov qui non seulement avait pensé au Royaume de l’Aube, mais qui envisageait également de se procurer davantage de ressources avec l’aide de l’armée.

Lorsque tout le monde eut terminé de discuter, Edith poursuivit : 

– « Il ne suffit pas de détruire le camp des Diables. Pour diverses raisons, il va nous falloir les exterminer. Nous allons donc devoir couper tout moyen de retraite de l’ennemi avant l’offensive générale, y compris sa force aérienne et la force terrestre, et cela, seules les sorcières peuvent le faire ».

– « Diverses raison ? » Barov semblait confus. « Si les sorcières restent à l’arrière, elles seront en danger. » 

– « À cause de la malédiction », intervint Roland. « Sachez que parmi les ennemis se trouve un Diable Supérieur capable de nous lancer des sorts à distance. Je n’ai pas encore compris comment il s’y prenait, mais cela pourrait être très similaire à Voile Noir, la sorcière de l’Église.  Si jamais il s’échappait, la Première Armée serait condamnée et quand bien même nous gagnerions, ce ne serait que de justesse. »  

Tout le monde dans la salle retint son souffle.

Voile Noir était connue pour sa méthode de meurtre incroyablement puissante, qui lui donnait la capacité de tuer quelqu’un d’un simple contact visuel. Plus de sept cent soldats de la Première Armée avaient déjà péri sous son regard fatal, soit la plus grande perte subie par l’armée depuis sa création.

Si ce Diable était capable d’une pareille prouesse, autant dire qu’il était nécessaire de l’éliminer au plus vite.  

Roland jeta un coup d’œil à Foudre qui laissa échapper un soupir silencieux, elle était assise tout au bout de la longue table.

Il pouvait deviner ce qu’elle ressentait. 

Foudre était mortifiée à l’idée que les autres sorcières soient obligées de risquer leur vie. Cependant, il n’y avait pas de meilleure solution. 

Roland se leva :

– « Quoi qu’il en soit, le but de cette expédition est d’éliminer la menace que représente l’obélisque avant la Bataille de la Divine Volonté et d’affaiblir les Diables. Le nom de code de cette opération, qui ne représente pas seulement nos espoirs d’éradiquer l’ennemi mais également la lumière qui éclaire les Plaines Fertiles, sera “Flambeau”. Je compte sur vous pour étendre le territoire de Graycastle! » 

Tout le monde se leva, s’inclina respectueusement et s’écria d’une seule voix :

– « À vos ordres, Majesté! »