Deux semaines après l’arrivée du rapport urgent de Sean, le soleil refit son apparition dans la Région de l’Ouest de Graycastle.
Les Mois des Démons s’achevèrent sans incident.
On en avait sans doute jamais vécu d’aussi paisibles depuis des centaines d’années. Aucune bête démoniaque pour venir rugir ou assaillir la ville. De l’autre côté des remparts, les plaines étaient désertes et l’épaisse couche de neige, telle un parfait miroir, reflétait l’éblouissante lumière dorée du soleil.
Le Jour de la Victoire, cette année-là, fut donc particulièrement animé.
Bon nombre d’habitants sortirent dans la nature malgré la neige qui leur arrivait jusqu’aux genoux, en ramassèrent et la ramenèrent chez eux pour la faire bouillir, pour ensuite boire l’eau obtenue. C’était à la fois une célébration et un mémorial.
Très peu savaient ce que cachait ce calme apparent.
Dans la bibliothèque souterraine de la Troisième Ville Frontalière, Roland reçut enfin la réponse attendue.
– « Aucun des documents n’en parle, pas même ceux laissés par la civilisation souterraine » ; dit Céline, épuisée en s’appuyant contre la paroi, les livres anciens qu’elle avait ouverts entassés autour d’elle. « Quant à la première mention de la Région de l’Extrême Sud, elle remonte à environ 860 ans. Ce sont des notes de voyage, probablement écrites par une sorcière. La description se résume à quelques mots mais confirme que le Cap Sans Fin était bien un désert. »
C’était la première fois qu’il voyait cette “créature globuleuse” si fatiguée. Il était rare, en effet, que les trois Sorcières Senior s’assoient. En général, elles se servaient de leurs principaux tentacules pour s’accrocher au dôme et les poils fins qui recouvraient leurs corps dansaient en permanence. Mais pour l’heure, tous ces tentacules tombants la recouvraient comme une fourrure. Au premier abord, elle ressemblait un peu à un radis juste sorti de terre.
– « Vous devriez faire une pause. »
– « J’aimerais bien, mais mon corps ne veut pas s’arrêter », répondit Céline avec un petit rire amer. « Votre découverte est trop étonnante. On pourrait même dire qu’elle bouleverse totalement l’Union… ou plutôt non : tout ce que l’on sait de l’histoire de l’humanité. »
C’est aussi la raison pour laquelle depuis longtemps Roland s’attendait à la réponse : s’il y avait eu des découvertes à l’époque de l’Union, elles auraient certainement été consignées, d’autant qu’il s’agissait de la Bataille de la Divine Volonté. Même s’ils étaient tenus de garder le secret, en haut lieux du moins, cela se serait su.
Les groupes ethniques représentés sur les peintures murales étaient peut-être encore plus anciens qu’il ne l’aurait pensé. Même si, au cours des 860 dernières années, ils n’avaient eu qu’un seul témoignage bien documenté, cela ne signifiait pas pour autant que la Région de l’Extrême Sud regorgeait de vitalité. Vus sous cet angle, les mythes de “l’Émissaire des Trois Dieux” et de la “Guerre du Millénaire” diffusés par les Mojins étaient un peu plus crédibles.
À cette époque, la première Bataille de la Divine Volonté n’avait pas encore commencé.
– « Je dois reconnaître, Majesté, que nous avons fait un grand pas en avant dans nos recherches », dit-elle avec un long soupir. « Mais pourquoi suis-je aussi confuse ? C’est comme si j’avais perdu quelque chose. »
– « Tout cela est normal », la réconforta Roland : « Plus vous en saurez et plus vous aurez l’impression de ne rien savoir. Au final, tous ces doutes peuvent être attribués à trois problèmes. »
– « Vraiment ? Et lesquels ? » Demanda Pasha, intriguée.
– « Où suis-je, qui suis-je en train de frapper, qui me frappe ? »
L’antique sorcière demeura silencieuse, plongée dans ses pensées.
Roland s’éclaircit la voix :
– « Je voulais seulement vous détendre un peu. Les véritables questions sont : « qui suis-je, d’où viens-je et où vais-je. »
– « D’où viens-je… où vais-je ? » Murmura Pasha. « À priori, ce sont de simples questions mais en y réfléchissant, la réponse n’est pas si évidente. Si l’on change un tant soit peu de perspective, on se retrouve face à des résultats différents. »
– « Auriez-vous lu trop de livres pour être à ce point confuse ? » Intervint El. « Où donc est le problème ? Je viens de Taquila et je retourne à Taquila. Ç’est bon comme ça ? À mon avis, il vous trompe. »
– « C’est bien pourquoi il m’arrive de vous envier », dit Céline qui n’avait même plus la force de poser son principal tentacule sur sa tête. « Parfois, la simplicité d’esprit est une forme de bonheur. »
Pasha secoua la tête en riant.
– « Merci beaucoup. Cela nous a un peu détendues. Ceci dit, votre réaction m’a vraiment surprise. Non seulement vous êtes resté calme, mais vous avez également pris en compte nos pensées. On aurait dit que vous n’étiez pas le moins du monde surpris à ce sujet. »
– « À mes yeux, le monde lui-même est plein d’incertitudes… » Répondit Roland avant de changer de sujet : « Maintenant que nous avons confirmation de l’existence d’une Bataille de la Divine Volonté inconnue et de celle de nouveaux groupes ethniques, nous allons devoir organiser une réunion. Ces informations sont suffisamment importantes pour qu’elles soient communiquées à tous et le plus tôt sera le mieux. »
– « Comme vous voudrez, Majesté », répondit Pasha en ployant ses principaux tentacules.
La réunion interne eut bientôt lieu dans la salle principale du château. L’affaire étant classée comme relevant du plus haut secret, n’y assistaient que les représentants des forces du front uni et les ministres du département administratif.
Lorsque Roland leur fit part de sa découverte fortuite, tous demeurèrent incrédules. Compte tenu des circonstances, le Roi leur accorda dix minutes pour qu’ils puissent en parler entre eux.
Si ce n’était pas lui qui venait de leur apprendre que la Bataille de la Divine Volonté n’était pas liée au destin de l’humanité mais qu’il s’agissait certainement d’une norme “spéciale” qui dépassait l’entendement, presque personne ne l’aurait cru.
Lorsqu’enfin la salle se calma, Tilly se leva et demanda :
– « Si vraiment il s’agissait d’une Bataille de la Divine Volonté ? Dites-moi où sont les vainqueurs, puisque ce ne sont ni les Diables, ni les monstres marins, ni la civilisation souterraine, ni l’humanité ? »
C’était la question que la plupart des gens se posaient.
Roland regarda Pasha derrière le rideau de lumière et celle-ci acquiesça :
– « Vous souvenez-vous des deux phrases que nous avons lues dans les archives de la civilisation souterraine ? « La magie nous a rendus extraordinaires » et « Maîtriser la magie est un pas en avant pour nous rapprocher du sens divin. » En supposant que les peuples impliqués dans la Bataille de la Divine Volonté soient en mesure de faire appel à la magie, le vainqueur pourrait très bien avoir élevé celle-ci à un niveau encore jamais vu et partir pour un endroit que nous ne connaissons pas, comme par exemple… le monde céleste. »
Ce n’était là que pure conjecture de la part des trois Sorcières Seniors qui avaient beaucoup réfléchi. Certes, Roland était d’avis qu’il pouvait y avoir bien d’autres possibilités, cependant, c’était toujours mieux qu’un simple “je ne sais pas”.
Ne pas savoir, en effet, était synonyme de néant. Le bon sens veut que plus une civilisation est forte, plus son empreinte perdure. Un millénaire avait suffi pour réduire en poussière les maisons de paille et de terre construites par les anciens. En revanche, mille ans plus tard, on pourrait encore distinguer les contours des maisons de béton de la Cité Sans Hiver. Une civilisation capable de remporter la Bataille de la Divine Volonté mais qui aurait disparu juste après la guerre et qui ne pouvait être identifiée qu’à partir de reliques éparses… les gens pouvaient sans peine imaginer le pire.
Si le fait de gagner cette guerre n’était pas en mesure de changer quoi que ce soit à la menace d’extinction, cela compromettrait grandement la détermination de chacun à s’y investir.
L’hypothèse des sorcières de Taquila leur permettrait au moins de se fixer un objectif.
– « Alors, que disent les peintures murales datant d’au moins mille quatre cent ans ? » Demanda Edith. « Si je comprends bien, ce qu’ont vécu les humains ne saurait être appelé Bataille de la Divine Volonté. »
– « C’est vrai », répondit Roland. « Mais si nous l’appelions autrement, cela pourrait être déroutant. Je lui ai donc donné le nom provisoire de “bataille perdue”. Quant à savoir si c’était la première, ce n’était pas important. »
– « Votre Majesté », commença Barov, hésitant, « Et l’expédition que nous avons prévue de mener au printemps… »
– « Nous suivrons le plan prévu », répondit sans hésiter le Roi. « Même s’il y a encore beaucoup de mystères non résolus autour de la Bataille de la Divine Volonté, il nous faut aller de l’avant! La guerre elle-même est peut-être un moyen de nous rapprocher des réponses. Par contre, si nous perdons face aux Diables, tout espoir sera vain. »
Roland s’interrompit, balaya la salle du regard et annonça clairement :
« Cette fois, nous allons devoir éradiquer les Diables des Plaines Fertiles. Il ne s’agit plus seulement de sécuriser l’espace nécessaire au développement de la Cité Sans Hiver mais également de poser les jalons de la victoire finale! »