Victor fit abstraction de ses doutes et s’installa à la place n°10 de la troisième rangée, comme indiqué sur son billet.
– « Vous êtes le fameux gars de la famille Lothar! » S’exclama soudain quelqu’un non loin de lui.
Quelque peu surpris, il tourna la tête et aperçut une femme élégamment vêtue qui, à la différence de Lila, était manifestement expérimentée dans les fréquentations et les relations amoureuses et savait, à tout moment, jouer de son charme. « Vous êtes bien Victor Lothar ?
Ça fait longtemps que je n’ai pas entendu ce nom », dit-elle avec un sourire en posant la main sur son cœur. « Je suis Denise Payton, de la Cité de Lumière. »
– « Une jeune dame de la famille Payton. Je vois », répondit Victor. « Je n’aurais jamais pensé rencontrer une commerçante de chez moi dans une ville étrangère. »
– « Je n’imaginais pas non plus rencontrer ici un homme d’affaires légendaire. » Puis, désignant le siège à côté d’elle, elle ajouta : « Permettez-moi de vous présenter à Son Excellence Joël, autrefois ambassadeur au Royaume de l’aube, qui a eu la bonté de m’inviter. »
– « Ravi de vous rencontrer. »
S’en suivirent maintes civilités.
Tout en discutant avec Joël, Victor fit également la connaissance de quelques élites de Graycastle.
Comme il s’y attendait, les personnes présentes à la première étaient des nobles extrêmement riches. Au premier rang, par exemple, étaient assis les représentants de l’Hôtel de Ville qui, d’après Joël, n’avaient pas déboursé un seul Royal, leurs billets leur ayant été offerts par le Roi. Au centre et à l’arrière se trouvaient les riches marchands et invités parmi lesquels des personnalités de la troupe de la Cité du Roi.
Ainsi, les quarante Royals d’or avaient ainsi servi à faire de ce théâtre une mini-réception de notable! S’il parvenait à établir des liens, cela en vaudrait la peine.
Lorsque tous les spectateurs furent arrivés, une douzaine de serviteurs poussant des chariots entrèrent par une autre porte et disposèrent d’étranges cornets de papier dans des supports disposés sur le côté de chaque siège.
– « C’est pour nous ? » Demanda Lila, curieuse, en prenant le paquet pour l’examiner. Est-ce que « Dessus, il est écrit po… pop-corn. »
– « Il y a aussi des frites et du lait! »
Victor remarqua que le paquet étiqueté “lait”, plutôt étrange, ressemblait à du parchemin mais incroyablement doux. Durant un moment, il ne sut pas comment il était supposé être ouvert. Heureusement, on avait tenu compte de l’aspect nouveauté et donné une explication illustrée sous l’étiquette.
Il inséra donc un petit tube transparent dans le cercle dessiné en haut du paquet et aspira le lait avec, au fond de lui, un indescriptible sentiment d’accomplissement.
C’est tout bonnement incroyable!
Même le lait, qu’il trouvait généralement trop fade à son goût, lui semblait avoir un goût sucré.
Tout ceci était dû en grande partie à l’illustration bien pensée du contenant et à son design encore jamais vu qui aurait permis de vendre à bon prix même de l’eau pure!
La personne qui l’avait conçu devait être un commerçant exceptionnel!
Victor s’aperçut également que cet emballage n’avait pas été conçu uniquement pour la nouveauté. Contrairement à la porcelaine et à la verrerie traditionnelles qui comportaient des bords et des angles, ces deux types de paquets n’étaient pas susceptibles de causer de blessure, avantage non négligeable lorsqu’on prenait en compte le statut des invités. De plus, ceux-ci s’inséraient parfaitement dans les supports, même s’ils n’étaient pas fermés, évitant ainsi tout risque de débordement.
Pour une innovation, tout avait vraiment été calculé!
Alors que Victor s’apprêtait à goûter le pop-corn, une voix éthérée se fit entendre dans la salle :
– « Bienvenue au théâtre magique de Graycastle. La Princesse Louve est sur le point de commencer. Que chacun regagne son siège et écoute attentivement les règles auxquelles vous devrez vous conformer si vous rencontrez le moindre problème lors de la projection, afin de prévenir tout éventuel accident. »
Il y eut un bref moment d’agitation dans la salle, personne ne sachant d’où venait la voix qu’ils entendaient.
« Tout d’abord, sachez que le film magique dure 2 heures et 15 minutes sans interruption. Vous n’êtes pas autorisé à quitter votre siège. Si vous avez besoin d’aide, tirez simplement sur la corde située sous votre siège et attendez.
« Ensuite, sachant que vous allez vivre une expérience de visionnage sans précédent, quoi qui puisse se passer, ne paniquez pas et gardez en mémoire qu’il ne s’agit que d’une pièce d’un type très spécial et non d’un événement réel. Si vous causez le moindre dommage à des tiers, vous aurez à en rendre compte devant le Service de Police de la Cité Sans Hiver. »
À ces mots, Victor ne put s’empêcher de rire sous cape.
« Qui, dans ce monde, aurait l’idée de confondre une pièce de théâtre avec la réalité ?! » N’exagéreraient-ils pas un peu en parlant de panique ? » Profitant de l’occasion, il se retourna pour jeter un œil derrière lui. Comme il s’y attendait, les invités impliqués dans le domaine du film affichaient un air particulièrement sarcastique.
De son côté, Lila, qui ne trouvait rien à redire à ce discours, s’agrippait nerveusement à l’accoudoir de son siège.
Comme pour donner au public le temps d’assimiler, il y eut un moment de silence avant que la voix ne reprenne :
– « Profitez bien de ce moment de rêve. Que le spectacle commence! »
Alors que le silence retombait, les quatre grappes de Pierres de Lumière s’élevèrent peu à peu et disparurent dans le dôme tandis que la salle s’assombrissait.
« Qu’est-ce que cela signifie ? » À en croire la popularité grandissante des théâtres en plein air, l’éclairage est crucial pour l’effet général de la pièce. Comment allons-nous pouvoir en apprécier des détails dans le noir ? » Se demandait Victor, surpris, la bouche entr’ouverte. Devant tant de mystère, il était de plus en plus intrigué par le devenir de la pièce.
Soudain, un faisceau de lumière blanche jaillit et tout devint si sombre qu’il eut l’impression de se trouver plongé dans un abîme. Il ne voyait plus ni la chaise sur laquelle il était assis, ni ce qui l’entourait. S’il n’avait pas senti qu’il était assis, il en aurait probablement bondi d’horreur.
Mais ce n’était pas tout. Son corps lui-même semblait avoir disparu dans l’obscurité et pour pouvoir voir ses mains, il devait les placer juste devant son visage. Il aurait été incapable de dire si cela était dû à l’obscurité extrême ou si on l’avait privé de la vue.
À en croire l’agitation qui régnait dans la salle, il n’était pas le seul surpris. En effet, les cris et les pleurs que l’on entendait par intermittence rendaient l’atmosphère plutôt tendue.
Finalement, ils n’avaient pas tort de parler de panique, car c’est exactement ce qui se serait passé sans cet avertissement.
C’est alors qu’un léger rayon de lumière au-dessus de leurs têtes dissipa les ténèbres. L’éclairage revenu, loin de se calmer, le public en eut le souffle court.
« Mon Dieu », pensa Victor. « Que se passe-t-il ? »
On aurait dit que la scène, au lieu d’être localisée dans le théâtre, s’était déplacée vers le plafond.
Il pouvait entendre souffler le vent froid tandis que des flocons de neige voletaient dans le ciel. Sous ses pieds, c’était le vide. Il se trouvait à quelques kilomètres de la terre, d’où les montagnes et la jungle ressemblaient à des taches grises et blanches, un peu comme des griffonnages d’enfants. Jamais encore il n’avait vécu pareille expérience. Tremblant, il s’agrippa aussi fort qu’il put et s’enfonça de tout son poids dans son siège “invisible” comme si, à la moindre erreur, il allait tomber du ciel et être réduit en poussière.
« Notre histoire commence dans la capitale d’une province montagneuse du Grand Nord, où résident deux adorables princesses pleines d’entrain… », dit une voix rassurante et posée.
Il réalisa alors qu’il assistait à une pièce de théâtre et n’avait pas, comme il le pensait, été projeté dans les cieux.
Ses pensées lui revinrent à l’esprit : « Qui, dans ce monde, aurait l’idée de confondre une pièce de théâtre avec la réalité ?! »
Le bijoutier en aurait pleuré.
« Qui aurait pu imaginer que ce film magique ressemblerait à ça ? »
Au cours des deux heures quinze qui suivirent, il vécut les moments les plus incroyables de sa vie.