Durant un instant, May, qui ne s’attendait pas à entendre cela de la bouche de Carmine, fut complètement perdue.
« Arrêter le spectacle ? Mais le film magique est terminé! Par ailleurs, personne ne se produira sur scène… La question est de savoir pourquoi il me fait pareille demande », se dit-elle.
Conscient que ses paroles étaient peut-être un peu dures, Carmine s’empressa d’ajouter :
– « Je ne veux pas que vous l’annuliez, simplement que vous le reportiez quelques temps. Vous pouvez invoquer une maladie ou le besoin de prendre un peu de repos. Si vous parvenez à l’ajourner d’une semaine, je pense que les fonctionnaires m’autoriseront à rencontrer le Roi. »
– « Mais… »
May aurait voulu lui expliquer que ce film magique n’ayant rien à voir avec les pièces de théâtre traditionnelles, la Troupe Star Flower ne s’occupait absolument pas de la projection. Mais à peine avait-elle ouvert la bouche que Réjane, qui, visiblement, se retenait depuis un bon moment d’intervenir, se mit à ricaner.
– « Je vous avais dit que ce serait peine perdue, Maître. Comment pourrait-elle interrompre un spectacle sur lequel elle travaille ? Vous ne vous êtes pas adressé à la bonne personne. »
– « Moi qui vous ai défendue ce jour-là, pensant que vous étiez simplement perdue et que vous aviez renoncé à votre quête du théâtre, jamais je n’aurais cru que vous puissiez vous montrer aussi vile », dit à regret Bernis. « Pour quoi prenez-vous le théâtre, Mme Lannis ? Pour un moyen de devenir célèbre ? »
– « Elle ne nous l’a jamais dit, mais nous aurions dû nous douter qu’elle était, en réalité, l’épouse de Carter Lannis, le Chevalier en Chef. Il est donc tout à fait logique que les fonctionnaires s’efforcent de lui plaire. À mon avis, jamais le Roi n’aurait refusé à Maître Carmine, un dramaturge aussi célèbre, une chance de se jouer pour lui. »
– « Assez! » Ordonna Carmine d’un ton cinglant. « Je ne l’ai pas faite venir pour que vous vous disputiez! Je suis sûr que May n’aurait jamais agi ainsi. Ceux qui n’ont pas foi en mon jugement, veuillez vous retirer. Je veux seulement connaître sa réponse. »
« Ah mon Dieu! » Pensa May qui venait de comprendre. « La Troupe Carmine, conformément au règlement, à soumis à l’Hôtel de Ville sa demande de jouer devant Sa Majesté pour son intronisation et ne s’attendait pas à la voir rejetée! Sans doute s’imaginent-ils que parce que je suis mariée au Chevalier en Chef, c’est moi qui ai poussé les fonctionnaires à mettre leur demande de côté et qui les regarde de haut! Quel malentendu! »
Si elle avait raison, May comprenait pourquoi ils lui montraient une telle animosité.
Le rejet, la critique ou la compétition pour un nouveau rôle étaient choses courantes dans le milieu du théâtre mais comme cela se passait entre acteurs, personne ne souhaitait se disputer ni se faire des ennemis pour ça. Cependant, si l’un d’entre eux utilisait ses contacts pour entraver la performance d’autrui, cela constituerait une offense pour les acteurs qui aimaient leur métier et dans ce cas, elle aurait ressenti davantage de ressentiment et de mépris.
– « Je puis vous assurer que je n’ai parlé à personne de l’incident, à l’exception des personnes qui m’accompagnaient. »
« Je vous fais confiance », répondit Carmine en se frottant le front, « c’est d’ailleurs pourquoi j’ai souhaité vous parler. Comme nous ne connaissons rien à cette nouvelle ville et n’avons pas compris pourquoi notre demande avait été rejetée, je n’ai pas d’autre choix que de vous demander d’interrompre ce spectacle même si ce n’est pas de gaieté de cœur. Il va de soi que je compenserai vos pertes. »
En entendant parler indemnisation, les acteurs froncèrent les sourcils et détournèrent le regard.
May, de son côté, ne s’en souciait pas car elle connaissait suffisamment Carmine Fels pour savoir que s’il agissait ainsi, il devait avoir ses raisons.
– « Avant de vous donner ma réponse, j’aimerais, à mon tour, vous poser une question. » Elle réfléchit quelques secondes : « Votre directeur m’a dit que je vous avais déçu. Puis-je savoir en quoi ? »
Le vieil homme demeura un long moment silencieux avant de faire signe aux acteurs de sortir.
– « Maître… » Commença Réjane, mais finalement, elle se ravisa et quitta la pièce, suivie de ses compagnons.
Resté seul avec May, Carmine Fels lui lança un regard si réprobateur qu’elle faillit sortir à son tour.
– « Dans combien de pièces avez-vous joué au cours des deux dernières années ? »
– « Euh… sept ou huit ? » Répondit la comédienne qui ne s’attendait pas à cette question.
– « Douze au total », dit Carmine. « Cendrillon, Journal d’une Sorcière, l’Aube, Une Nouvelle Cité… La qualité des scénarii mise à part, pensez-vous vraiment avoir bien joué ? »
– « Vous…vous les avez toutes vues ? » Laissa échapper May, stupéfaite avant de réaliser : « Quelle question stupide! La plupart de ces pièces ayant été jouées dans la Région de l’Ouest, il en a certainement entendu parler. »
Comme elle s’y attendait, Carmine secoua la tête.
– « J’ai des élèves aux quatre coins de Graycastle », soupira-t-il. « Mais dites-moi : n’avez-vous pas mis huit mois à vous préparer pour “Souvenirs d’un Prince à la Recherche de l’Amour ?” »
May, qui voyait très bien à quoi il faisait allusion, en resta sans voix.
Il existait, en effet, dans le monde du théâtre, une règle incontournable voulant qu’une performance réussie nécessite beaucoup de travail en amont. Quel que soit le talent des acteurs, ils ne pouvaient pas être certains d’avoir mémorisé jeu et répliques dans un court laps de temps.
En vérité, il y avait tant de pièces à répéter qu’elle avait commis beaucoup d’erreurs basiques qu’elle n’avait jamais faites auparavant, par exemple se tromper dans les répliques, dans les expressions… Le commun des gens ne les avait sans doute pas remarquées, mais elles n’avaient pas échappé à la perspicacité d’un public averti.
– « Je ne sais pas pourquoi vous avez quitté le Théâtre de Longsong pour Border Town où vous avez commencé à jouer les pièces de ce niveau », dit Carmine d’un ton sérieux. « Vous avez sans doute agi sur ordre de votre Seigneur, mais il ne peut vous y contraindre si tel n’est pas votre désir. » Puis, prenant le ton d’un professeur qui conseillerait une élève appréciée, il ajouta : « May… vous devriez savoir que le public aussi contribue à l’amélioration de vos performances d’acteur car comment pourriez-vous évoluer si leurs exigences et leurs normes ne vous stimulaient ? Certes, vous plaisez à beaucoup mais là où vous me décevez, c’est pour avoir renoncé à votre ambition de devenir une superbe actrice. »
Consciente qu’il disait vrai, May ne trouva rien à répondre. Son jeu avait beaucoup décliné depuis quelques temps. Elle ne s’entraînait plus autant qu’avant et avait même refusé un rôle dans “La Princesse Louve”. Le calendrier des pièces était si serré qu’il était peu probable qu’elle ait assez de temps pour étudier chaque rôle. En outre, elle dépensait beaucoup d’énergie à soutenir la troupe Star Flower.
– « La préparation de la pièce que vous vous apprêtez à jouer vous-a-t-elle pris beaucoup de temps ? » Demanda-t-elle enfin après un long silence.
– « Deux ans », répondit fièrement Carmine. « Mis à part le temps que nous avons passé à jouer les anciennes pièces, nous n’avons cessé de répéter, y compris sur le bateau et dans cet hôtel. Maintenant que nous en avons peaufiné chaque détail, il ne nous manque plus qu’une scène où mes élèves pourraient présenter le merveilleux fruit de leur travail, qui, je dois le reconnaître, est meilleur encore que ma performance dans “Mémoire d’un Prince à la Recherche de l’Amour” alors que je me trouvais au sommet de la gloire. »
Il la regarda dans les yeux et poursuivit : « Certes, vous utilisez mal le don que Dieu vous a fait, cependant, je suis persuadé que votre amour du théâtre est bien réel. Vous êtes sans doute très heureuse lorsque vous assistez à une véritable pièce, n’ai-je pas raison ? »