Le canapé craqua et s’enfonça lorsqu’elle s’assit.
« Je vais devoir rappeler à la taverne de renforcer tout ça », pensa Victor. « Il y a bien un lit dans le coin de la pièce, mais parfois, il est intéressant de faire cela ailleurs. Cela procure des sensations inattendues. Comparée aux tavernes de l’ancienne Cité du Roi, celle-ci manquait de petits plus. »
Lila, de son côté, eut tôt fait de débarrasser la table et d’étaler le journal devant lui.
Victor haussa les sourcils : tout comme les livres que sa famille affectionnait, le papier était couvert d’une petite écriture dense et soignée.
Pour la première fois, lui qui pensait avoir vu et même touché tout ce qui existait de précieux au monde et qui était en mesure de déterminer immédiatement le prix d’un objet placé devant lui hésitait à porter un jugement.
Comme il était peu probable que ces mots si soignés aient été écrits à la main, ils ne pouvaient qu’avoir été imprimés. Or, en raison de son coût, l’impression n’était généralement utilisée que pour les documents d’archives et les classiques importants, rarement modifiés, comme le Code Royal.
Or c’était justement là le problème car pour obtenir une grande qualité d’impression, on utilisait les meilleurs matériaux possibles. La peau d’agneau non tondu servait généralement de base et souvent, les pages étaient décorées de lignes dorées et de bijoux afin d’en souligner le luxe extraordinaire et d’assurer une durabilité suffisante.
Totalement différent, ce journal semblait fait d’un grossier mélange de papyrus et d’eau. Il n’avait pas de couverture et ses coins n’étaient pas protégés. Quand bien même il se montrerait précautionneux, ce document ne résisterait pas à plusieurs lectures. À ses yeux, cela revenait à insérer une pierre précieuse dans un lingot de fer.
Victor se rappela alors de ce que la servante avait dit : Si le Roi avait l’intention de l’utiliser pour remplacer le panneau d’affichage public, cela signifiait-il qu’il y aurait d’autres éditions ?
– « Oui », répondit-elle alors qu’il lui posait la question. « L’avis disait que le journal serait publié toutes les deux semaines et qu’il y en aurait de plus en plus afin que la majorité des gens puissent le lire. »
Et cela pour seulement dix Royals de bronze l’exemplaire!
Le Roi avait dû piller bien des richesses à Hermès, sans quoi, pourquoi poursuivrait-il cette entreprise qui fonctionnait à perte ?
Le bijoutier qui, jusque-là, y voyait une éventuelle opportunité d’affaires, abandonna aussitôt cette idée.
« Qu’à cela ne tienne », se dit-il. « Ce n’est pas mon argent et je n’ai que faire de savoir si le Roi y gagne ou pas. Voyons un peu ce journal. »
Sur la première page réservée à l’intronisation du Roi et à l’annonce de la signature d’un pacte entre le Royaume de l’Aube et Graycastle pour lutter contre les Diables, était inscrit en gros caractères gras : “Hebdomadaire de Graycastle”.
S’il avait vaguement entendu parler de tout ceci, il n’en savait pas grand-chose.
Victor lut donc quelques lignes et finit par s’y absorber totalement.
Il retint son souffle.
Pour la première fois, il découvrait en détails ces deux événements du point de vue des hauts fonctionnaires. Cela n’avait plus rien à voir avec les rumeurs qui circulaient dans les rues. Les reportages donnaient des heures et des lieux précis, des réflexions, des procédés et des résultats. Ils expliquaient même le pourquoi des évènements, en particulier concernant le pacte conclu avec le Royaume de l’Aube. La trahison de la famille Misra, la rébellion des nobles et la lettre de demande d’aide venant de plus de 1000 kilomètres, tous ces facteurs avaient entraîné l’expédition de l’armée de Graycastle. Il était donc évident que le nouveau Roi de l’Aube soit disposé à rétablir l’ordre au sein du royaume avec l’aide de Roland Wimbledon.
Même s’il avait un doute sur la véracité de ces informations, elles étaient si détaillées et logiques qu’il avait envie d’y croire, le seul fait qu’ils osent dévoiler toutes ces choses étant déjà suffisamment convaincant.
Victor était si pressé de poursuivre sa lecture que, durant un temps, il en oublia la présence de Lila.
La deuxième page était consacrée aux Diables. L’auteur y relatait l’expédition de la Première Armée sur les terres de l’Ouest et donnait un compte rendu quotidien des combats menés contre ceux-ci.
Or, Victor n’en avait jamais entendu parler. La dernière fois qu’il était venu à la Cité Sans Hiver, il avait, en effet, appris que les Démons Volants venaient d’attaquer la frontière mais jamais il n’aurait pensé que le Roi prendrait sa revanche.
Non seulement la première armée avait envahi ces terres interdites et pleines de dangers, mais elle avait également porté un coup dur à ses adversaires qui n’osaient plus s’aventurer dans la Région de l’Ouest. Si ce qui était rapporté était vrai, on pourrait presque parler d’événement légendaire!
– « Comment ont-ils fait ? » Fut la première chose qui vint à l’esprit du bijoutier.
Qu’il s’agisse des raids de deux semaines à plus de mille kilomètres de là ou de la confrontation à mort qui avait eu lieu à seulement 10 kilomètres, c’était à couper le souffle.
En lisant comment l’armée en formation avait résisté aux vagues d’ennemis tombant du ciel, il en sentit un frisson lui parcourir la colonne vertébrale.
Exposé aux Marchands Noirs depuis sa plus tendre enfance, il savait mieux que quiconque que le monde n’était pas aussi simple que les gens l’imaginaient. Il existait, en effet, cachés dans l’ombre, de nombreux pouvoirs qui n’avaient jamais de répit. Victor ne fut donc pas surpris, alors qu’il se trouvait au Royaume de l’Aube, d’apprendre l’arrivée des Diables. Les chefs des Chambres de Commerce étaient sans doute du même avis.
Ceci dit, les nobles comme les hommes d’affaires du Royaume de l’Aube restaient concentrés sur leurs propres intérêts, sans se soucier de la Bataille de la Divine Volonté. À leurs yeux, ce n’étaient là que des mots.
Lorsque Victor apprit que Graycastle avait affronté les Diables et triomphé, il en éprouva un sentiment indescriptible, une impression de bonheur et de sécurité.
Cela n’avait certainement rien à voir avec lui mais après y avoir réfléchi, il s’aperçut qu’il avait probablement été touché par les nombreuses répétitions du mot “humain” dans le journal.
Durant un instant, Victor eut l’impression de faire partie de la Première Armée, comme si, face à ces terribles et puissants ennemis, le fossé séparant les familles et le sang s’était estompé.
Il prit une profonde inspiration, passa sa langue sur ses lèvres un peu sèches et entreprit de lire la troisième page.
Le contenu en était beaucoup moins sérieux. Il s’agissait de faits anodins survenus à la Cité Sans Hiver avec des titres assez novateurs tels que “Le Choc! Qu’est-ce qui a provoqué l’explosion qui a secoué la ville la nuit dernière ? Notre Équipe de Détectives vous en révèle le secret! », ou, “Une canalisation d’eau fissurée : les routes deviennent des pistes de patinage!”, ou encore : “La recette à base de Champignons Becs D’Oiseaux que tout habitant de la Cité Sans Hiver se doit de connaître!“
Victor parcourut la page, la tourna et demeura abasourdi : la suivante était à moitié couverte par une image en noir et blanc, si réaliste qu’il ne pouvait en détourner les yeux.
On y voyait deux jeunes filles qui se tenaient paisiblement par la main, debout dans un paysage enneigé. Les flocons qui tournoyaient dans les airs en faisaient un paysage magnifique. En-dessous de la photographie, on pouvait lire cette belle phrase :
« Un art hors du temps, cadeau du Roi en l’honneur de son intronisation. À la fin de ce mois, vous pourrez voir “La Princesse Louve”, écrite par Sa Majesté et interprétée conjointement par la troupe Star Flower et les Sorcières. Réservez dès à présent vos billets! »