– « Et quelle est cette méthode ? »
Après une courte pause, Ayesha poursuivit :
– « Comme il est très dangereux de canaliser un Diable, nous envisageons de le transformer en être humain. »
– « Seriez-vous en train de suggérer… un transfert d’âme ? » Demanda Roland qui avait saisi l’allusion.
– « Un jour, vous avez dit qu’il y avait des Diables dans le Monde des Rêves, preuve que les successeurs de la Cité des Météores avaient déjà procédé à l’extraction de l’âme de l’une de ces créatures. Cela nous indique également que l’instrument des âmes a un effet sur eux » expliqua Zoé. « Il nous suffira donc de transférer l’âme de ce Diable Supérieur dans le corps d’un Guerrier du Châtiment Divin, ce qui lui permettra de supporter tous les risques afférents à ce transfert, comme la perte de conscience ou encore la désorientation. »
– « Je vois », acquiesça Roland. En d’autres termes, il s’agissait de profiter de la perplexité de ces Diables, contraint de s’adapter à un corps étranger et assailli de nouvelles sensations, pour pouvoir lire facilement dans ses pensées. De plus, la sorcière serait plus familière avec les sensations du corps humain qu’avec celles d’un Diable. Cependant, quelque chose le préoccupait : « Avez-vous pensé au fait que, si vous mettez ce plan à exécution, vous aller perdre un Guerrier du Châtiment Divin disponible ? »
Depuis la chute de l’Église, en effet, elles ne pouvaient plus s’en procurer de nouveaux.
– « Nous préférons rester dans votre rêve que de continuer à vivre dans cette enveloppe froide sans aucun ressenti. Ne vous inquiétez donc pas pour nous », répondit Zoé.
Roland faillit s’étrangler avec son thé. Même s’il savait que Zoé était une femme, entendre ces mots prononcés par un homme lui donnait la chair de poule.
– « Je plaisante », dit la sorcière en lui décrochant l’un de ses rares sourires. « En fait, nous avons, dans notre entrepôt, plusieurs corps défectueux que nous pourrions utiliser pour mener à bien ce projet. Par ailleurs, la perte d’un Guerrier du Châtiment Divin n’est rien en comparaison avec ce que nous pourrions y gagner. Nous sommes prêtes à faire ce petit sacrifice. »
Roland s’éclaircit la voix :
– « Des corps défectueux ? »
– « Ce n’est pas vraiment facile de se rendre d’Hermès à notre repaire secret, en particulier durant les Mois des Démons, dans la mesure où il faut traverser la Chaîne des Montagnes Infranchissables. Mais certains Guerriers du Châtiment Divin, dont les pieds ont été dévorés par des Bêtes Démoniaques, se sont traînés jusqu’ici. Ne pouvant pas les utiliser dans la mesure où ils ne nous permettraient pas de nous battre, nous avions prévu de les offrir aux nobles afin qu’ils puissent bénéficier de l’immortalité. »
Roland esquissa une moue. Une vie comme celle-ci était-elle vraiment enviable ?
– « Même défectueux, ils sont supposés renfermer un pouvoir similaire à celui de la Pierre du Châtiment Divin. Cela ne risque-t-il pas de poser problème si le corps vient à libérer ce pouvoir au cours de l’expérience ? »
– « Ne vous inquiétez pas pour ça. Il nous a fallu des décennies pour apprendre à contrôler totalement un nouveau corps », répondit Zoé, « et plus encore pour activer notre Royaume du Châtiment Divin. Bon nombre de gens en seraient incapables avant le second transfert. En admettant que ce Diable ait le don inimaginable de s’adapter à ce nouveau corps, je doute qu’il y parvienne pendant l’interrogatoire. »
– « Le pire qui puisse se produire serait que la mise en relation soit interrompue », intervint Ayesha, « mais Sylvie nous a confirmé que ce ne serait que temporaire. »
Une question cruciale traversa soudain l’esprit de Roland qui s’enquit :
– « En avez-vous déjà parlé à Dame Camilla ? »
– « Oui. Comme elle ne l’avait encore jamais fait, elle a d’abord refusé dans la mesure où quel que soit l’interrogateur, elle devra prendre des risques. Mais Zoé l’a convaincue. »
– « Vraiment… ? » Demanda Roland, sur ses gardes, sachant que Zoé était tout sauf une personne éloquente.
– « Pour tout vous dire, Majesté, ça n’a pas été difficile », expliqua Zoé. « Je n’ai eu qu’à lui dire que ce serait moi qui canaliserais le Diable. »
Roland était un peu surpris.
« Étant non seulement une Extraordinaire mais aussi la première Sorcière du Châtiment Divin à s’être éveillée, je suis la mieux placée pour le faire », dit-elle avec nonchalance. « Après tout, c’est moi qui ai proposé cette expérience, aussi c’est à moi d’en prendre tous les risques. »
Roland réalisa que s’il appréciait ces sorcières antiques en dépit de leur orgueil et de leur arrogance, c’était parce qu’elles étaient bien plus courageuses que la plupart des gens et toujours les premières à se dresser face à l’ennemi.
– « Très bien, faites selon votre plan », répondit-il après un moment de silence. « Mais surtout, gardez un œil sur ce Diable Supérieur durant le chemin du retour. »
– « Je prendrai “grand soin de lui”, Majesté », assura Zoé avec un sourire, le fait de l’escorter l’intéressant peut-être plus que l’interrogatoire en lui-même.
L’appel terminé, Roland se perdit dans ses pensées.
Les hommes et les Diables avaient-ils vraiment une âme ? Dans le cas contraire, comment expliquer que les sorcières de Taquila puissent changer de corps à volonté ? Comment pouvait bien fonctionner cet instrument de l’âme ?
Et si c’était le cas, pourquoi ces âmes pouvaient-elles être arbitrairement associées à un réceptacle sans toutefois être totalement indépendantes de leur corps ? Pourquoi les âmes n’étaient-elles pas immortelles ?
Et ce Monde des Rêves… Comment était-il possible que cet univers, essentiellement virtuel, ait l’air si réel ? Comment avait-il été créé ? Selon le livre ancien récupéré dans les ruines, ces fameux faisceaux de lumière étaient supposés conduire au Royaume Divin. De quoi pouvait-il bien s’agir ?
Mais il n’aurait certainement pas la réponse à ces questions avant d’avoir compris la nature du pouvoir magique et le sens de la Bataille de la Divine Volonté.
Quoi qu’il en soit, il allait avoir l’occasion d’assister à un transfert d’âme.
Le chemin du retour leur parut bien plus rapide que l’aller.
L’Hôtel de Ville étant en pleine expansion, avec un personnel de plus en plus mature et expérimenté, Roland avait beaucoup moins à intervenir. Il consacrait donc l’essentiel de son temps libre à divers projets industriels.
Le projet pilote relatif au planeur suivait son cours et le manuel d’utilisation rédigé par Tilly, qui ne contenait au départ que quelques pages, avait rapidement pris la consistance d’un ouvrage aussi épais que la Chimie Intermédiaire. En le recouvrant, Roland avait choisi, pour le titre, la couleur dorée.
De son côté Tonnerre apprenait progressivement à maîtriser le navire en acier qui, après avoir connu plusieurs soucis techniques et subi quelques améliorations, était fin prêt à prendre la mer.
En outre, la Tour des Sortilèges, spécialement construite à l’attention d’Ayesha, était achevée depuis la fin de l’automne. En raison de son style architectural et de sa hauteur incroyable, ce bâtiment en béton de cinq étages, bien plus grand encore que le château seigneurial, était immédiatement devenu le nouveau repère de la Cité Sans Hiver et le resterait sans doute jusqu’à l’achèvement du bâtiment Miracle.
Outre tout ceci, la construction de la tour de fractionnement du pétrole et de la nouvelle usine d’assemblage du nouveau moteur électrique était également sur le point d’être achevée. Autrefois, à l’approche de l’hiver, la Région de l’Ouest semblait entrer en hibernation mais ce n’était plus le cas depuis la création de la Cité Sans Hiver. Cette année-là, la ville était en pleine effervescence. De la Mine du Versant Nord au Port des Eaux Peu Profondes, on voyait partout des gens affairés et de nouvelles maisons. L’animation qui régnait dans la ville impressionnait tous les commerçants de passage.
Un mois et demi plus tard, la Première Armée, enfin de retour après une longue absence, fut accueillie à grands cris par les habitants dans la prairie suburbaine.
Ce même jour, les flocons de neige se mirent à tomber.
Un long hiver commençait.