– « Plus que trois jours », dit soudain Rossignol.
– « En effet », acquiesça Roland. « À la vitesse où l’armée se déplace, elle devrait atteindre le point de rassemblement prévu dans trois jours et passer à l’attaque. »
Tel un fort de la Ligne Maginot française, la base devait être installée sur le flanc d’une colline face au camp des Diables, offrant ainsi aux soldats un large champ de vision. D’une manière générale, c’était l’endroit parfait pour édifier des fortifications.
Lorsque l’armée se serait retranchée sur la colline, il serait presque impossible aux Diables de perturber cette ligne de défense constituée d’armes à feu et de canons.
Mais dans les jours à venir, les tireurs d’élite allaient avoir une lourde pression sur les épaules.
Les Diables pouvant facilement intercepter les soldats lorsqu’ils traverseraient la vaste plaine dégagée, les sorcières allaient avoir deux fois plus de travail pour empêcher les éclaireurs d’en informer leurs troupes.
Plus les Diables enverraient de patrouilles, plus il y aurait d’ennemis pour envahir le réseau de surveillance des sorcières. L’ennemi finirait sans aucun doute par réduire ses secteurs de patrouille à l’endroit où leurs éclaireurs avaient été portés disparus et pour finir, certaines informations crédibles concernant les mouvements de la Première Armée seraient transmises. Il était donc trop risqué pour les sorcières de prendre des mesures.
Le mieux serait que les Diables, s’étant aperçus de la présence de sorcières dans la région, envoient leurs unités volantes. Les sorcières s’empresseraient alors de rejoindre l’armée, ce qui éloignerait les unités stratégiques ennemies et laisserait aux soldats suffisamment de temps pour établir leur campement avant que les Diables n’aient eu le temps de lancer une frappe chirurgicale.
Mais cela impliquait que les deux camps se comportent comme prévu, la moindre petite erreur de jugement pouvant avoir des conséquences imprévues.
– « Vous devriez leur faire confiance », suggéra Rossignol comme si elle avait décrypté l’expression de Roland. « Les sorcières de Taquila sont certainement à même d’évaluer les risques et elles peuvent s’enfuir à bord de l’Arche Magique. En admettant qu’elles se retrouvent face à un important groupe d’éclaireurs ennemis, ce ne sera pas une mince affaire pour les Diables que de s’en débarrasser. »
– « Vous avez raison », répondit Roland, la joue appuyée sur sa main.
En toute honnêteté, la cause de tous ces problèmes pouvait être attribuée à la faiblesse de la Cité Sans Hiver, la lenteur de la marche constituant un inconvénient majeur pour les soldats, obligeant du même coup les sorcières à courir le risque d’avoir à se battre. Si l’armée avait été en possession de véhicules, elles n’auraient été contrainte de détourner l’attention des Diables que durant une journée et quand bien même l’ennemi repérerait l’armée, il n’aurait jamais le temps de la repousser.
Après avoir réfléchi à la manière dont les problèmes, finalement, étaient tous liés au développement de la Cité Sans Hiver, il allait pouvoir se recentrer.
– « Au fait, Wendy a-t-elle compris les principes du vol ? »
« Presque », répondit Rossignol en riant avant de jeter dans sa bouche un morceau de poisson séché. « La nuit dernière, je l’ai même entendue en rêve dire quelque chose du genre : « la piste est dégagée, tous les feux sont verts. » »
– « Très bien. » Roland jeta un coup d’œil par la fenêtre. « Le temps semble plutôt clément aujourd’hui. Nous pourrons peut-être avancer nos essais de vol. »
Le regard de Rossignol s’illumina :
– « Vraiment ? Vous envisagez de tester cette chose ? »
– « Pourquoi ? Cela vous intéresse ? »
– « Comment pourrait-il en être autrement ? » Répondit-elle avec enthousiasme. « Une chose qui vous permet de voler sans avoir besoin d’ailes, plus librement que dans un ballon à air chaud et qui peut être manipulée par n’importe qui tient du miracle. Si vous réussissez, savez-vous comment les sujets vous verront ? Ils vous respecteront plus encore que les divinités », répondit joyeusement la sorcière dont les yeux brillaient. On aurait dit qu’elle revivait l’extase que provoquaient en elle les Boissons du Chaos et l’admiration de ses partisans.
Roland ne put s’empêcher de rire.
– « Nous y travaillons. Il reste encore un long chemin à parcourir avant que nous ayons atteint l’objectif auquel vous faites allusion. »
La machine à vapeur n’étant pas assez puissante pour faire décoller un avion, Roland allait bientôt devoir réinventer le moteur à combustion.
– « Mais cela se réalisera, n’est-ce pas ? » Demanda la sorcière en souriant avant de se diriger vers la porte, les mains derrière le dos.
– « Bien sûr », répondit le Roi, catégorique.
Contrairement à son nom, la Plage des Eaux Peu Profondes était totalement submergée, ne laissant apparaître qu’une longue ligne de falaises qui s’étendait vers le Sud-Est et venait former la frontière Sud du royaume de Graycastle.
Pour les habitants vivant sur les terres de la Région de l’Ouest, cette ligne de démarcation n’était qu’une partie du relief accidenté des collines d’où, lorsqu’ils gravissaient ses pentes douces, ils pouvaient contempler l’immense Mer Tourbillonnante. Mais pour les marchands à bord des voiliers, ces falaises élevées d’au moins quinze mètres au-dessus de la surface de l’eau formaient une barrière infranchissable. Il leur était impossible d’accoster et à plus forte raison de décharger leurs marchandises. C’est pourquoi, avant d’ouvrir ce passage donnant sur la Plage des Eaux Peu Profondes, la Région de l’Ouest n’avait pas de port maritime, et ce même si le tiers de ses frontières donnait sur la mer.
Mis à part les dommages causés par les Mois des Démons, c’était la principale raison pour laquelle cette région était moins développée que celles du Sud ou encore de l’Est.
Cependant, ce terrain particulier allait s’avérer idéel pour ce qui était des vols d’essais.
Lorsque Roland et son entourage arrivèrent, la garnison avait bouclé la zone sur un kilomètre environ.
Sur une plateforme à l’extrémité de la piste cimentée, des soldats poussaient trois prototypes identiques du planeur.
– « Voilà donc votre nouvelle machine ? » Demanda Tonnerre en se caressant le menton. « On dirait, en effet, un oiseau marin. Ceci dit, elle semble bien plus fragile que vos puissantes machines à vapeur… »
Roland ne fut pas surpris de cette remarque. Il eut un sourire et se tourna vers Margaret qui était elle aussi invitée, la femme d’affaires et Tonnerre étant ses meilleurs alliés outre-mer.
– « Qu’en pensez-vous ? »
– « En toute honnêteté, Majesté, cet objet est si différent de vos précédentes inventions que si vous n’aviez pas été là, j’aurais pu penser que la Société des Artefacts Extraordinaires essayait de nous duper. »
– « La Société des Artefacts Extraordinaires ? De quelle organisation s’agit-il ? » Demanda Roland, intrigué.
– « C’est une société qui a été fondée par un groupe de fous mi-artisans, mi-explorateurs », expliqua Margaret. « Comme, d’un côté, ils refusaient de mener la vie simple des artisans et que de l’autre, ils craignaient de s’embarquer sur la mer imprévisible, ces gens ont décidé de se centrer sur toute une gamme d’inventions inédites. Il y a deux ans, l’un d’entre eux a fabriqué un objet similaire, une paire d’ailes en bois dont il disait qu’elles pourraient permettre aux gens de voler. »
– « Des ailes… en bois ? »
– « Un peu comme les vôtres, mais en beaucoup plus petit. Elles avaient environ la taille d’un homme. »
– « Et cela a marché ? » S’enquit Wendy.
– « Non », répondit Margaret. « Il a bien essayé de sauter du haut d’une tour avec ces ailes, mais celles-ci se sont retournées et il est tombé comme une pierre. Il est mort sur le coup. »
Wendy ravala avec peine sa salive. Elle regrettait presque d’avoir posé cette question.
« Avant cette tentative, l’homme affirmait avoir plusieurs fois réussi à voler, ce qui avait attiré l’attention de nos Chambres de Commerce. Finalement, non seulement il est passé pour un fou, mais il a aggravé la réputation, qui n’était déjà pas très bonne, de cette société. »
À ce récit, Roland ne put s’empêcher de soupirer. L’homme qui avait fabriqué les ailes en bois pensait sans doute que, puisque l’élévation était essentielle pour qu’un objet puisse voler, il ne lui manquait plus qu’un cadre fait d’un matériau rigide pour lui permettre de supporter la force de portance requise. C’était naïf, certes, mais cela constituait l’un des premiers prototypes de l’aile fixe qui allait bien au-delà d’une simple imitation des oiseaux.
Cet homme, certainement plus sage que ceux qui avaient inventé des ailes de plumes faites de main d’homme, des parapluies ou des capes volantes, entre autres, aurait pu être considéré comme un pionnier dans l’exploration du ciel.
Roland était d’avis que ses précédents succès pouvaient s’expliquer par le fait qu’il avait probablement expérimenté son invention en plongeant d’une faible hauteur où les variables à prendre en compte étaient moindres. Pour mener ce genre d’expérience, la force opposée au vent doit être proportionnelle au taux de descente. Un schéma permettrait de prévoir le moment où cette force ne suffirait plus pour éviter le déséquilibre et le crash.
Il trouvait regrettable que les insulaires des Fjords n’aient d’admiration que pour les explorateurs capables de leur trouver de nouveaux lieux de vie et autant de préjugés contre ceux qui craignaient de prendre la mer.
– « Nous ne saurions le qualifier de menteur », dit lentement Roland. « Si nous voulons nous détacher de la terre et parvenir un jour à voler, c’est le prix à payer. Sans l’aide des sorcières, j’aurais également dû en passer par ces expériences. Si vous connaissez le nom de cet homme, je vous conseille de consigner son histoire. »
D’abord un peu surprise, Margaret fit une révérence :
– « Comme vous voudrez, Majesté. »
Roland reporta son regard sur le planeur qui se préparait pour son premier vol. Il paraissait, en effet, bien plus fragile que le train ou encore le navire d’acier.
À l’exception des grandes ailes, ce n’était qu’un cadre non couvert, sans cabine. Les sièges avaient été placés entre les ailes pour permettre au pilote de s’échapper en cas de besoin. Au premier regard, sa structure toute entière semblait plus simple encore que celle d’un modèle.
Contrairement aux machines que Roland avait fabriquées jusque-là, cet avion n’était qu’un assemblage de choses dont il avait entendu parler par des connaissances. Pour sa part, il ne connaissait que les principes du vol, ce qui était loin d’être suffisant pour construire un véritable avion.
La première chose à faire était donc de rédiger un Manuel de Vol.
Si ces prototypes semblaient simples, ils contenaient déjà tous les éléments essentiels dont les pilotes auraient besoin pour pouvoir contrôler la machine.
On aurait dit un poussin qui vient de naître, privé de plumes.
Pourtant, c’était le début d’une nouvelle façon de voyager pour tous les humains.