De retour dans le monde réel, Roland en avait encore froid dans le dos.

Voyant qu’il était réveillé, Rossignol qui, penchée sur le bureau, mastiquait un en-cas, se précipita vers le canapé :

– « Tout va bien ? Auriez-vous rencontré des soucis dans ce monde ? »

À la vue de ce visage inquiet et familier, il comprit qu’il n’était plus dans cet univers étranger terrifiant et poussa un soupir de soulagement.

Se forçant à sourire, il répondit :

– « Non. Je viens de faire de nouvelles découvertes. »

– « Vraiment ? Pourtant, vous êtes très pâle », dit la sorcière, dubitative.  Elle lui toucha le front et ajouta : « Regardez… vous êtes en nage! »

À ces mots, Roland comprit que cette sensation de froid était due à sa chemise trempée de sueur.  

– « Vous savez très bien que je dis la vérité. Après tout, ce n’était qu’un rêve. »

Ceci dit, il n’en était plus aussi certain, le Monde des Rêves, devenu de plus en plus complexe, commençant à ressembler à un monde réel.

– « Je n’en ai aucune idée », répondit Rossignol en esquissant un sourire.

– « Comment ça ? » Demanda Roland, surpris.

– « Pour pouvoir discerner la vérité du mensonge, il me faut faire appel à ma capacité », expliqua la sorcière en écartant les mains. « Or vous êtes non seulement le Roi de Graycastle, mais aussi le chef des sorcières de Taquila et des Sortilèges de l’Île Dormante. Vous contrôlez même le Royaume de l’Aube. Comme vous n’êtes plus un simple Seigneur, vous aurez de plus en plus de secrets. Si je savais tout de vous… vous finiriez par vous sentir mal à l’aise en ma présence. » Sur ce, elle marqua une pause avant d’ajouter : « Vous n’aimeriez tout de même pas que quelqu’un puisse lire en permanence dans vos pensées! »

Ceci étant dit, elle détourna le regard. Roland, ne put s’empêcher de rire. Tout son stress avait disparu.

Il avait parfaitement compris ce à quoi elle faisait allusion.

En effet, la plupart des Seigneurs, qui se plaisaient à adopter une attitude ambigüe et à laisser planer une part de mystère, n’appréciaient guère que leurs subordonnés ou leurs partisans en sachent trop sur eux. Si, pour l’avoir trop bien servi, une personne connaissait trop son maître, elle finissait souvent mal. Certes, Rossignol savait que Roland n’était pas de ces Seigneurs cruels, cependant, elle craignait que, son pouvoir allant grandissant, il ne vienne à se détacher d’elle.

– « Qu’y a-t-il de si drôle ? » Demanda la sorcière, un peu vexée. « Je me suis vraiment inquiétée pour vous, je craignais que vous n’ayez des ennuis dans le Monde des Rêves. »   

Roland, qui n’avait aucune envie de devenir un Roi selon la féodalité, reprit aussitôt son air sérieux :

– « Il est vrai que les gens, à plus forte raison les puissants dirigeants, n’apprécieraient pas que d’autres puissent lire dans leurs pensées. » Il marqua une pause délibérée avant d’ajouter : « Mais vous n’êtes pas “les autres”. »  

Pour avoir parcouru l’histoire relative aux grandes dynasties qui avaient connu des hauts et des bas, il savait pertinemment ce qu’il voulait défendre et pour accomplir cette entreprise d’envergure, il allait avoir besoin de gens dignes de confiance.

– « Pardon ?! » Sursauta Rossignol.

– « Si vous n’étiez pas arrivée à Border Town, je serais mort depuis longtemps, assassiné par la servante envoyée par Garcia », expliqua-t-il doucement. « Les choses seront pire encore lorsque commencera la Bataille de la Divine Volonté. Par ailleurs, certains habitants du royaume me considèrent toujours comme leur ennemi. Vous allez avoir du travail! Comment ne vous traiterais-je pas différemment alors que je compte autant sur vous ? »

De l’avis de Roland, la simplicité des gens de ce monde avait parfois du bon. En effet, s’il avait tenu ces propos à une jeune fille de son époque, elle aurait certainement levé les yeux au ciel, s’imaginant avoir affaire à un beau parleur qui cherchait à la manipuler.

« En outre », reprit-il, « le plus terrible n’est pas de faire une déclaration plausible susceptible d’abuser les autres mais bien de se mentir à soi-même. Tant que vous serez près de moi, je n’aurai pas à m’en inquiéter. »    

– « Je n’ai pas ce pouvoir », murmura Rossignol en inclinant la tête.

– « Bien sûr que si! Vous êtes bien en mesure de déterminer la crédibilité d’une déclaration, je me trompe ? Vous pouvez, par exemple, affirmer qu’elle est à 30% inexacte ou que c’est un mensonge pur et simple! »

– « En effet, je me fie au retour de mon pouvoir magique. »

– « Aussi, lorsque j’annonce une décision dont je ne suis pas sûr, vous pouvez savoir si elle est bonne, indépendamment de ma confiance en moi. Le fait de m’illusionner en prenant une mauvaise décision serait plus nuisible encore que mon manque d’assurance, aussi, si vous sentez que je me mens à moi-même, vous pouvez me donner des indices. Cela m’empêchera de commettre des erreurs irréversibles », expliqua Roland. « Comprenez-vous à présent à quel point votre rôle est important ? »  

– « Dans ce cas… je vais vous reposer la question, mais cette fois, en faisant appel à mon pouvoir », répondit Rossignol après un moment de silence.  

– « Faites, je vous en prie. »

– « Allez-vous vraiment bien ? » Demanda alors la sorcière.

« Elle pense toujours d’abord à ma sécurité… » se dit Roland.

– « Je vous assure que tout va bien », répondit-il avec un sourire.

Cette réponse eut le don de rassurer Rossignol.  

– « Quelles sont les nouvelles découvertes auxquelles vous faisiez allusion ? »

– « Je m’apprêtais justement à en parler aux commandants du front uni. » Il se leva, se dirigea vers son bureau et décrocha le téléphone relié à la Troisième Ville Frontalière :

« Je reviens du Monde des Rêves ou j’ai eu accès au fragment de souvenirs d’un Diable », annonça-t-il.

– « Voilà ce que j’ai vu », dit Roland qui fit ensuite le récit de toute son expérience dans le Monde des Rêves, à l’exclusion du livre de l’Association Martialiste et du message sur le papier rouge. « Qu’en pensez-vous ? »  

Pasha, qui était apparue sur le rideau de lumière, fut la première à répondre à sa question.

– « Même s’il s’agit d’une expérience onirique, votre découverte est de grande importance, Majesté, d’autant que personne n’est encore jamais revenu vivant de la Cité des Diables. »

– « Rien que pour cela, vous auriez sans doute été reçu par les Trois Chefs de l’Union en personne », renchérit Althéa, particulièrement enthousiaste alors que d’habitude, son attitude envers le Roi n’était guère positive. « Si les Diables développent leurs pouvoirs en absorbant des Pierres Magiques, cela explique beaucoup de choses qui jusque-là nous déroutaient. »

– « Oui, car si un Diable Fou est en mesure d’acquérir une nouvelle capacité et d’évoluer en prenant une Pierre Magique, nous pouvons supposer que les puissantes créatures que sont les Diables Supérieurs ne sont pas nées ainsi mais le sont devenues en absorbant une certaine quantité de pierres, ce qui explique qu’elles aient autant de capacités », expliqua Céline qui étudiait en profondeur le pouvoir magique.

– « J’ai une question », intervint Tilly. « Y a-t-il une limite à ce processus de renforcement du pouvoir ? »

À ces mots, le silence se fit dans l’assistance.

Au bout d’un long moment, Céline répondit :

– « J’ai bien peur que non. »

– « Cela signifie-t-il que les Diables peuvent devenir plus puissants encore que les Transcendantes ? » Demanda Wendy en fronçant les sourcils.

– « On ne peut comparer ainsi les sorcières et les Diables », répondit Céline en secouant son principal tentacule.  « Vous souvenez-vous des paroles laissées par la civilisation souterraine ? Si notre pouvoir magique continue de croître, il arrivera un jour où nous deviendrons infiniment proches des divinités. De ce fait, si nous continuons à étudier et développer notre pouvoir, nous le comprendrons de mieux en mieux et nos capacités s’amélioreront. Notre évolution n’aura plus de limites.  Cette règle s’applique aussi bien aux sorcières qu’aux Diables et à la civilisation souterraine. Heureusement, le chemin qui mène aux divinités est épineux, aussi ne vous inquiétez pas outre mesure. »

« À mon avis, c’est une excellente nouvelle pour nous », poursuivit-elle. « Si ces capacités étaient innées, en quatre cents ans de reproduction, les Diables Supérieurs seraient aujourd’hui en nombre infini. Fort heureusement, nous savons maintenant qu’eux aussi comptent sur leurs chances d’évoluer, une évolution qui, si l’on en croit le récit de Sa Majesté, n’est pas si évidente sans quoi jamais ils n’auraient réagi avec autant d’enthousiasme face au succès du Diable Fou. »

« La quantité d’information que Céline a pu déduire de mon récit est impressionnante », pensa Roland. « Il ne fait aucun doute qu’elle a consacré toute sa vie à la lutte contre les Diables. »

– « Après ce que vous venez de nous apprendre, je suis encore plus inquiète au sujet de la rumeur », dit Pasha à Roland par le biais de la communication mentale. « Votre découverte qui, dans une certaine mesure, la confirme me rend très mal à l’aise. Pourquoi quelqu’un aurait-il aidé les Diables ? Les Batailles de la Divine Volonté pourraient bien s’avérer plus complexes que nous le pensions. »

– « Je suis entièrement d’accord », répondit télépathiquement Roland. « Mais quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas changer le passé. Il ne nous reste plus désormais qu’à nous battre jusqu’à la mort. »

– « Votre volonté est exceptionnelle, Majesté. Nous vous avons sous-estimé en vous considérant comme un homme ordinaire. Je dois admettre que nous nous sommes trompées à votre sujet. »

Pour toute réponse, Roland lui adressa un sourire. En réalité, il n’était pas aussi déterminé au départ.

Six jours plus tard, les unités d’avant-garde de la Première Armée entraient dans la zone de surveillance des démons.

– « Sylvie vous fait savoir qu’elle a aperçu un groupe de Démons Volants qui se dirigeait vers les soldats », dit Rossignol, le Sceau d’Écoute à la main.

Roland, qui avait décidé de les éliminer en prélude à la Bataille de la Divine Volonté, hocha la tête et répondit :

– « Dites-leur d’agir conformément au plan. »