Il y eut un long son de corne et aussitôt, le silence se fit dans le cratère. La Brume Rouge, qui, l’instant d’avant, ressemblait à un cristal, se mit à déferler dans le gouffre immense.

Deux Diables s’avancèrent sur le mince pont de pierre.

L’un d’entre eux était incontestablement un Diable Fou et l’autre ressemblait fort aux Seigneurs des Enfers auxquels Ayesha avait fait allusion.  

Bien que Roland n’ait jamais vu de Diable Fou aussi grand, celui-ci semblait insignifiant devant ce seigneur aux allures de reptile.

Ni l’un ni l’autre ne portait d’armure, cependant, à les voir se pousser mutuellement sur tout le trajet, il était visible qu’ils entretenaient des relations conflictuelles.

Loin d’être surpris, les Diables qui entouraient l’île semblaient plutôt excités.

« Que font-ils ? Serait-ce un duel ? », se demanda Roland pour qui l’évènement avait-tout l’air d’être une sorte de combat rituel, une démonstration de force propre à la plupart des races barbares et dont le vainqueur serait vénéré comme un héros.

Son mépris de ces duels n’avait rien à voir avec un quelconque préjugé racial. Il estimait simplement que cela n’avait aucun sens sinon celui d’offrir au public un spectacle palpitant. En outre, cela pouvait causer plus de préjudices qu’autre chose à la race concernée. Sur Terre, les gens avaient longtemps joui de ce genre de spectacle, à la différence près que le combat opposait généralement un esclave à un animal. Quel que fût le perdant, personne n’en était attristé.  

Étant le seul humain présent en ces lieux, Roland n’avait que faire de ce duel entre Diables, aussi décida-t-il de s’approcher pour voir de plus près cette bataille acharnée. Comme il était invisible aux yeux de ces créatures, il traversa la foule et les suivit sur le pont de pierre.

En arrivant sur l’île, qui était aussi grande que la place centrale de la Cité Sans Hiver, il constata que quelqu’un s’y trouvait déjà.

Il regarda de près et écarquilla les yeux.

La créature était visiblement un Diable féminin.

Il n’en était pas certain, mais en tous cas, elle en avait l’air à bien des égards et semblait de surcroît très séduisante.

« Hé! Mais ce n’est pas scientifique! » L’avertit une voix au fond de lui.

« Comment une espèce exotique totalement incompatible avec l’Homme peut-elle générer un individu à ce point semblable à une femme ?!  S’il est logique de penser que certains, ayant évolué, marchent désormais debout, dans la mesure où la hauteur permet aux prédateurs de mieux voir et leur confère un avantage pratique pour la chasse, j’ai peine à croire que cette similitude soit purement fortuite. »

À la réflexion, certains ne la trouveraient sans doute pas aussi séduisante qu’il l’avait cru tout d’abord. Elle avait le teint livide, des cornes saillantes, un troisième œil sur le front et des éperons osseux sur les épaules et les bras. Ceux-qui, à la différence de Roland, n’étaient pas des voyageurs temporels la trouveraient certainement effrayante.

Les deux concurrents s’inclinèrent devant la femelle en robe blanche avant de prendre position de chaque côté de l’île, solennellement tournés vers le Lac de Brume Rouge.

La Diablesse s’approcha lentement du bord de l’île et entonna un chant d’une voix de soprano.

Presqu’aussitôt, le lac s’agita comme si quelque chose allait en sortir.

« Il ne s’agit peut-être pas d’un duel », se dit Roland. « Ces deux Diables ne vont peut-être pas s’affronter… »  

Soudain, deux gros tentacules surgirent du lac et se dressèrent respectivement face au Diable Fou et au Seigneur des Enfers, comme s’ils s’apprêtaient à les écraser à tout moment. Contre toute attente, les deux créatures levèrent les bras. On aurait dit qu’ils n’avaient aucunement l’intention d’opposer une quelconque résistance.

Au cri que poussa la femelle, les tentacules s’arrêtèrent à contrecœur au-dessus de leur tête et, après s’être tortillé un moment, crachèrent chacun une pierre cristalline accompagnée de mucus.

Sans hésiter, les deux Diables se déchirèrent la poitrine à mains nues et y insérèrent les gemmes. Aussitôt, leurs corps se mirent à irradier une lumière si intense que Roland eut peine à garder les yeux ouverts.

Son cœur fit un bond.

« Serait-ce des pierres magiques ? Est-ce ainsi que leurs guerriers obtiennent leur pouvoir surnaturel ? »

« Non, c’est impossible. Sachant que leur armée compte des milliers de Diables Fous, qui ne sont que des soldats ordinaires, comment pourrait-elle se permettre d’organiser une telle cérémonie pour convertir chacun d’eux ? »  

Après quelques minutes, l’aveuglante lumière s’estompa et Roland demeura stupéfait à la vue du spectacle qui s’offrait à lui.

Le puissant Seigneur des Enfers était recroquevillé sur lui-même, en proie à une douleur intense. Un brouillard blanc s’échappait de tous les stomates grands ouverts de son dos, comme si son corps était en train de fondre.

Le Diable Fou, quant à lui, semblait en bien meilleure condition. Certes, son corps avait rétréci suite à l’absorption de la Pierre Magique, mais il s’agissait sans doute d’un effet secondaire. Ses bras et ses jambes n’étaient plus aussi robustes, des veines bleues étaient apparues sur sa plaie thoracique mais même s’il avait l’air misérable, au moins était-il encore debout.

« Dois-je comprendre que leurs guerriers, eux aussi, sont tenus de risquer leur vie pour obtenir un pouvoir magique ? » Se demanda Roland qui ne pouvait s’empêcher de penser à la cérémonie d’incarnation des Guerriers du Châtiment Divin.  

Soudain, le Seigneur des Enfers se redressa, poussa un cri perçant et se précipita vers la femelle. Il y eut une forte détonation et toute l’île se mit à trembler.

Roland, qui s’attendait à voir un corps écrasé sous le poids de la créature, ne vit, à sa grande surprise, que quelques morceaux de pierre brisées.  

Furieux d’avoir manqué sa cible, le Seigneur des Enfers tourna ses yeux rouges et meurtriers vers le Diable Fou.  

Ça y est, j’ai compris! » Pensa Roland. « La Pierre Magique ne tue pas le Diable, elle le transforme. Le Seigneur des Enfers, qui jusqu’ici paraissait doué d’intelligence, ressemble désormais à un monstre rampant, une bête privée de raison. »

Le Diable Fou ne recula pas mais le combattit avec acharnement.  

Apparemment, la Pierre Magique lui conférait de nouvelles capacités et son corps, en rétrécissant, était devenu plus agile!

Bien que puissant en apparence, le monstre à quatre pattes fut contraint de battre en retraite, la vapeur brûlante qu’il projetait n’ayant pas eu d’autre effet que d’endommager un coin du vêtement de son adversaire alors que ce dernier émettait des vagues de lumière noire capables de lui entailler sérieusement le corps.  Roland pouvait même apercevoir ses os à travers ses plaies ouvertes.

Le duel avait duré moins de cinq minutes.

En un éclair, le Diable Fou lui arracha la queue, la dépouilla de sa peau, de sa chair et jeta l’os ainsi obtenu en direction de son adversaire dans l’intention de lui porter l’estocade.

La tête transpercée, le Seigneur des Enfers mourut sur le coup.   

Roland, qui avait tout suivi, prit un air grave en constatant que le bras du Diable Fou ne se flétrissait pas après le lancer.   

Le Diable Fou s’approcha de l’énorme cadavre, attrapa sa Pierre Magique à laquelle adhéraient encore des lambeaux de chair et l’avala.   

Des acclamations s’élevèrent alors du public.

La Diablesse, qui avait réapparu sans même que Roland s’en aperçoive, eut l’air surprise.  

De la vapeur s’échappa des narines et des oreilles du Diable Fou et celui-ci parut souffrir. Mais de toute évidence, il appréciait beaucoup ce supplice car le jeune homme le vit sourire!

Le processus de conversion, cette fois, fut beaucoup plus long. Il sa passa plus d’une demi-heure avant que la créature ne commence à se rétablir. Elle déchira sa peau couverte de cloques et Roland eut le souffle coupé à la vue de sa nouvelle apparence.  

Le visage du Diable Fou ressemblait désormais à celui d’un être humain!

Devant ce spectacle, quelqu’un dans la foule se mit à crier :

– « Charita! »

Aussitôt, l’assistance entière scanda :

« Charita!  Charita! Charita! »

En entendant le rugissement retentissant des Diables, Roland, l’estomac noué, se remémora les paroles de Pasha.  

« Le bruit court que, bien avant que ne commence la première Bataille de la Divine Volonté, quelqu’un est entré en contact avec les Diables, qui n’étaient alors que des bêtes, et leur a apporté le savoir.  C’est peut-être ce qui explique que les Diables Supérieurs ressemblent de plus en plus aux êtres humains. »